La messe était un petit peu plus qu’un prétexte pour aller me réfugier dans mes racines. C’était un défoulement. Jacques Brel l’a fort bien dit : C’est trop facile d’entrer aux églises, de déverser toute sa saleté. Face au curé dans la lumière grise, qui ferme les yeux pour mieux nous pardonner.
Jusqu’à la mort d’Émilie je n’y entrais guère que pour le tourisme. Je me contentais de cultiver un anticléricalisme léger et innocent à base de variations rigolardes sur les envies de pisser du Christ en croix, destinées surtout à nous amuser, moi et les enfants.
Mais tout changea avec l’émotion que j’éprouvai dans cette église où l’on avait pour un court moment d’éternité déposé Émilie. C’est sans doute pour en retrouver tout ou partie que je me mis à fréquenter assidûment la messe du dimanche matin. Je découvris avec ravissement que là enfin, en entendant les chants, j’étais capable de pleurer. Et pas des larmes silencieuses et simplement tristes, mais des spasmes violents, bruyants et incontrôlables. Je n’avais d’ailleurs aucune envie de me contrôler. J’étais encore au stade où l’on a trop envie de crier sa détresse et sa rage, où l’on est révolté par la vue des passants insouciants, où l’on n’admet pas que la terre ait continué de tourner, les gens à vivre, à rire et à s’aimer.
A la fin de ma première messe je déballai tout à ma voisine, une vieille dame au regard très doux, qui marchait avec difficulté, et que je revis souvent par la suite. Autour de nous on me fit remarquer que je parlais trop fort. C’est je crois la seule fois où je me fis remarquer. J’avais des excuses.
Je passai également beaucoup de temps à l’église de Garches, presque autant qu’au bistrot. Je suivis la procession surréaliste du vendredi saint, au milieu du béton et sous les arcades des galeries commerçantes. J’eus même un entretien avec le curé de la paroisse, un homme qui ressemblait à Jean-Pierre Melville, et à qui j’expliquai que j’avais l’impression qu’Émilie lâchait ma main lorsque j’entrais à l’église, peut-être parce qu’elle n’était pas baptisée. Il me conseilla de ne pas me soucier des limbes, Dieu s’en accommoderait. Faites attention à vous, me dit-il pour conclure.
J’ai continué à aller à la messe pendant quelques mois, au cours desquels j’ai régulièrement pleuré. J’avais un vrai besoin de cette échappée hors de la vie matérielle, de ce sentiment de communauté spirituelle, qui n’existaient pas ailleurs. Mais ce qui ne marchait pas, c’était ma totale absence de croyance, mon impossibilité à considérer tout ce que j’entendais autrement que comme des balivernes. Et ce qui ne marchait pas non plus, c’est que ça n’empêchait pas Émilie de s’éloigner.
Je me suis interrompu pendant plus d’un an. Je n’arrive pas bien à comprendre pourquoi je me suis mis ensuite à y retourner, alors que j’étais assez nettement sorti de l’enfer. Je ne vois guère d’autre explication que la culpabilité. Ma culpabilité c’était de m’être remis à vivre, presque normalement qui plus est, et sans aucune spiritualité. Je donnais donc à la communion une dimension d’humilité et de repentir. J’avais l’impression de demander pardon pour mon orgueil.
Ça n’a pas duré bien longtemps. Les homélies m’ennuyaient tellement que j’ai pris l’habitude d’aller fumer dans les toilettes du jardin du presbytère. Comme c’était encore trop court j’ai rapidement remplacé le presbytère par le bistrot, et j’ai fini par passer la totalité de la messe au bistrot. Je ne m’en suis trouvé ni mieux ni plus mal.
Aujourd’hui je suis seulement un peu plus anticlérical qu’autrefois parce que j’ai l’impression que l’Eglise a profité de ma faiblesse. Fondamentalement je déteste les curés et les catholiques en général. Je trouve les rituels ridicules, et par dessus tout ce Jésus qui revient à chaque instant. Comment peut-on croire à de pareilles inepties ? Toutes les religions du monde se valent, zéro ou presque.
Le Château de mon père
C’est une rue étroite, qu’on appelle le bourg, délimitée par le château et par l’église, tous deux construits primitivement vers la Renaissance. Lorsque j’étais enfant, je la longeais matin et soir pour aller à l’école. Je m’arrêtais souvent pour regarder travailler le maréchal-ferrand. Il n’y avait que des charrettes. Tout ça est fini, disparu, bien mort. Je n’y retourne que rarement, et je ne connais plus personne ou presque.
Mon père y est né. Il y a bien vécu, malgré la pauvreté d’alors. Il s’est bien amusé, dans les années qui précédèrent la guerre. Mais la guerre lui a volé cinq ans de sa jeunesse. A table, le dimanche, malgré ma curiosité, il n’aimait pas en parler, sinon juste pour évoquer quelques souvenirs pas trop pénibles. Le reste, il le gardait pour lui.
Il a travaillé dur toute sa vie, en se soutenant souvent au vin rouge. J’ai eu honte de lui, parfois. Il était habillé en ouvrier alors que je côtoyais des fils de médecins et d’avocats. Le souvenir de ma jeunesse a de la nostalgie, mais pas de bonheur. Mais c’est grâce à ça que je suis devenu ingénieur sans le vouloir. Je ne sais pas s’il serait très fier de moi s’il avait connu toute la vérité. Pour toute ressemblance j’ai remplacé l’ordinaire par le Bordeaux et la Heineken.
Une année, j’avais douze ou treize ans, il a eu une pleurésie qui l’a empêché de travailler pendant un an. Cet été-là a été le plus heureux de ma vie. Pendant trois mois, matin et soir, on est allés, lui et moi, à la pêche. A un endroit qu’on appelait les Cataractes. Il fallait traverser la rivière, attacher la barque, poser les lignes et attendre. Je prenais des vairons, mon père des gardons et des tanches. Parfois il me laissait prendre la ligne, ou il me confiait l’épuisette. On ne savait pas quoi faire de tout ce poisson qu’on prenait. Cet endroit, maintenant, il ne ressemble plus à rien. Je ne reconnais que l’arbre où mon père attachait sa barque. C’est mieux que rien. J’ai dit un jour à Dominique que je voulais que mes cendres soient dispersées là-bas, dans la rivière de mon enfance, mais je n’en ai même plus envie. La pelouse du Père-Lachaise fera l’affaire. Ce sera plus simple pour tout le monde.
La dernière fois que j’ai vu mon père vivant, ça faisait bien trois semaines qu’il avait renoncé à vivre. Il avait résisté plusieurs années à son cancer de la prostate, mais maintenant c’était fini et il le savait. Il ne voulait plus manger, plus se lever, rien. Il attendait. Ce samedi après-midi, je lui ai parlé du temps où je me précipitais sur ses genoux quand il revenait du travail, et aussi de nos parties de pêches. Ah oui, les tanches, il a murmuré. Je suis parti en lui disant que je l’aimais infiniment.
Dix jours plus tard, l’hôpital a téléphoné à une heure du matin. Ben, Monsieur Plaud, c’est fini. J’ai remercié, j’ai fumé, et je me suis recouché en attendant de prendre la route. C’était à peine deux ans après Émilie.
Et pour la deuxième fois en deux ans j’ai vu une église archi-pleine. Mon père était très connu, très aimé. Je me serais bien fendu d’une petite homélie, mais je ne l’ai pas fait, de peur de faire honte à Sabine. Je lui ai seulement donné une photo ancienne que j’avais faite agrandir exprès pour elle, où on la voit, âgée de quelques semaines, dans les bras et les mains noueux de son grand-père. J’ai des photos d’Émilie, aussi, tout aussi minuscule, tout aussi inconsciente de son destin.
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