Dès la mort d’Émilie le téléphone, que j’avais de tous temps tenu en horreur, devint une drogue dure. Il me faisait pour commencer me sentir important. Il me permettait aussi de m’épancher sans limitation de durée. Très vite c’est avec lui que je plongeai le plus dans le délire maniaque. Une de mes premières démarches à la clinique consista à réclamer une facturation détaillée de mes appels et surtout un téléphone à touches, car celui de ma chambre était désespérément incommode. Pour en obtenir un de madame Cunning je dus même mettre ma démission dans la balance. La vision cauchemardesque de mille cinq cents francs quotidiens envolés aussi stupidement dut lui rappeler opportunément qu’elle en possédait un, enfoui au fond d’un placard.
Avant cela j’avais déjà sévi à la maison. De plus en plus matinal j’avais, quelques jours seulement après l’enterrement, appelé Annie, la voisine d’Isabelle qui habitait au cinquième, aux alentours de quatre heures du matin. C’était le résultat de mon impossibilité à admettre qu’une chute du septième étage puisse produire aussi peu de dégâts apparents. De là à conclure que le suicide s’était déroulé autrement il n’y avait qu’un pas que je franchissais aisément. Rien ne prouvait en effet qu’Émilie avait sauté du septième. La porte était fermée à clé et la clé dans sa poche. Je croyais qu’Annie avait vu Émilie tomber alors qu’en réalité elle n’avait fait qu’entendre le choc. C’est un bruit qu’on ne doit pas oublier facilement. Un mauvais moment à passer, me dit-elle plus tard avec un triste sourire.
Pour moi Émilie avait dû sauter d’un étage très inférieur. Annie, elle, tombait des nues. Elle m’expliqua, connaissant tous les locataires de l’immeuble, qu’il était absolument impossible qu’Émilie ait pu aller chez l’un quelconque d’entre eux. Moi je ne me posais même pas la question qui m’aurait permis peut-être de comprendre à quel point cette idée était absurde : pourquoi aurait-elle fait ça ? Non, au lieu de cela je faisais appel à mes souvenirs de physique. Sa jambe en touchant le sol lui serait selon moi ressortie par le crâne. Puisque ce n’était pas le cas, c’est que ça s’était passé autrement.
Je crois que cette obsession de ne pas accepter une vérité toute simple découlait de ma rage à trouver quelque chose, peu importait quoi, en l’absence inacceptable de tout message écrit par Émilie. Dans les réunions de parents de suicidés où je vais j’ai vu une fois un homme qui réagissait de manière identique. Son fils en apparence s’était tiré une balle de revolver au milieu d’un champ, mais toutes sortes d’indices minuscules lui démontraient qu’il n’en était rien. Il mettait carrément le suicide même en doute.
Et naturellement, comme presque tous les parents le pensent dans un premier temps, la police avait bâclé le travail. Moi, je pensais surtout que l’inspecteur Leforestier avait gardé des choses pour lui. C’est pourquoi, à la clinique, je ne tardai pas à le harceler de coups de fil. Ma théorie était que la chute avait été amortie. Et qu’elle ne pouvait avoir été amortie que par une personne humaine. J’avais déjà trouvé le candidat idéal en la personne de Ramon, l’ex-mari d’Annie, qui, je ne le savais pas, vivait à l’époque paisiblement à Barcelone. Il ne s’était montré à aucun moment, et pour cause puisqu’il était mort en recevant Émilie dans ses bras. La police avait trouvé qu’il serait plus simple, administrativement, de faire disparaître le corps avant l’arrivée d’Isabelle. Et ça expliquait l’air triste d’Annie.
C’est ce que j’exposai à Leforestier après l’avoir gratifié de mes réflexions habituelles sur le hard rock et sur les carences éducatives des parents. Pourquoi donc les enfants ne partageaient-ils plus nos valeurs culturelles ? Il était bien de mon avis, lui qui possédait, me dit-il, les œuvres complètes de Marcel Pagnol. Il comprit sûrement mon état, puisqu’il se sentit obligé de me jurer sur la tête de ses enfants qu’il n’y avait eu ce soir-là qu’un mort dans la rue du Repos, et qu’il me fit systématiquement savoir par la suite qu’il était absent.
Je trouvai une autre théorie, tellement tirée par les cheveux que je n’osai même pas la dévoiler à la policière qui essayait de m’expliquer que le choc d’une chute et celui d’un accident de voiture ont des conséquences radicalement différentes. Mais ça tenait pourtant la route, d’autant que mon tournevis cruciforme avait disparu. Et disparu parce que Émilie s’en était emparé, l’avait soigneusement aiguisé, puis était allée s’étendre sur le ciment et, le tenant bien droit dans une main, s’était laissée tomber aussi violemment que possible, le front sur le tournevis. Cela expliquait le bandage et les hématomes. J’oubliais totalement qu’Isabelle, à la morgue, avait légèrement touché son côté caché par le drap et murmuré que tout était cassé.
Finalement je dus me contenter pour un temps de l’idée que deux anges avaient, en la prenant chacun par un bras, amorti la chute d’Émilie ou peut-être même l’avaient emmenée avec eux dans les cieux. Il n’était resté sur le ciment qu’une dépouille à l’âme envolée. Quentin a fait le même cheminement que moi, mais moins vite et en sens inverse. D’abord Émilie est partie dans le ciel et c’est pour ça qu’on ne la voit plus, puis elle a cru qu’elle pouvait voler, puis elle est tombée de la fenêtre, et enfin elle a sauté par la fenêtre. Tout simplement. Sans faire d’histoires.
Je ne me cantonnais pas constamment dans des préoccupations toutes aussi morbides. Ce fut par exemple un plaisir de me plonger dans la complexité des formules de remboursement de mes mutuelles relativement à mon séjour en clinique, en m’offrant même le luxe de comparer ce que me coûterait une chambre avec douche avec ce que me coûtait ma chambre sans douche. Je mis en parallèle, avec l’aide de Jean-Claude Dray, la Pâque chrétienne et la Pâque juive, d’où je conclus, tableau à l’appui, que les Juifs ne font décidément jamais rien comme tout le monde. Je fis des analogies audacieuses entre les jours de la semaine, les étages d’un immeuble, cave et sous-sols compris, et les niveaux de maintenance des équipements dans les Forces aéronautiques.
A partir des prénoms de mes proches, en faisant de subtiles additions et suppressions de lettres, je parvins au Mont Sainte Odile, comme Odile, et comme l’endroit où un Airbus s’était écrasé naguère. Je redécouvris la théorie des ensembles en l’illustrant avec des patates qui représentaient les psy, les médecins, les patients, les spécialistes et j’en passe. J’écrivis sur le sujet des madrigaux délicieux. Je créai des tests compliqués de logique.
Une nuit je compris enfin le secret de la feuille 21 par 29,7 centimètres : c’est que la diagonale d’un carré de 21 fait précisément 29,7. Je m’en vantai auprès de José Arcé San Martin, que j’avais appelé un matin à huit heures moins le quart pour lui demander de me calculer un cosinus. Il sortit sa calculette de Monoprix et s’exécuta sans paraître trouver cela le moins du monde inquiétant, et n’oublia pas de me demander aimablement si ce n’était pas trop dur d’attendre le café à cette heure matinale. Lui-même, hospitalisé quatorze fois pour blessures diverses et généralement éveillé de bonne heure, en avait énormément souffert.
Le travail dont je fus le plus fier, que je trouvai pour ainsi dire génial, fut un carré de mots bâti avec les prénoms de la famille et mon nom. Ça faisait énormément de Plaud, mais l’intéressant surtout était la symétrie parfaite, avec seulement cinq carrés noirs de part et d’autre, et la diagonale qui résumait parfaitement le tout en disant : MOSAIQUE PLAUD. J’étais ravi au point de la colorier. J’avais fait entrer ma vie dans un carré de quatorze lettres sur quatorze. M pour Michel, O pour Odette, ma mère, S pour Sabine, A pour Antoine, I pour Isabelle, Q pour Quentin, U pour Marcel, mon père, et E pour Émilie. Émilie et moi qui entourions tous les autres. L’évidence même.
Mes jeux intellectuels ne me faisaient pas perdre le contact avec les réalités terrestres. Tous les matins à neuf heures précises j’appelais Jean-Claude Dray pour savoir qui avait appelé la veille, je notais le nom et le sujet et je rappelais ensuite. Jean-Claude avait pour consigne de ne pas donner mon numéro de téléphone à la clinique. Il était parfaitement naturel pour nous deux que j’utilise comme répondeur le plus mauvais ingénieur de l’histoire de la Société, moi excepté.
Je passais finalement peu de temps dans ma chambre pendant la journée. Je pris très vite des habitudes. Après le coup de fil au bureau j’allais à Garches acheter le journal et le lisais au bar. Je rentrais à la clinique pour me promener dans le parc ou dans le château et éventuellement rencontrer madame Baudoin ou Brézault.
Retour ensuite au bar devant deux ou trois demis jusqu’à l’heure du déjeuner. Discussions informelles avec les malades ou les infirmiers, le plus souvent à propos de foot ou de l’élection présidentielle qui approchait ; un peu de lecture ou de travail en attendant l’ouverture de l’atelier d’ergothérapie, après quoi direction Garches à nouveau pour les apéritifs et dernier retour pour dîner. Je connaissais le chemin et la topographie par cœur. Je m’arrangeais aussi pour caser un petit quart d’heure roboratif de distribution de croûtes de pain aux canards. Une vie en somme parfaitement équilibrée et riche en émotions et en enseignements. Le canard m’a beaucoup appris sur l’humanité, gratuitement qui plus est. Je n’en dirais pas autant de tous les psy.
C’est une vie cependant dont je me serais vite lassé si mon séjour avait dû se prolonger. Ce ne fut pas le cas et je ne fis rien pour. Je compris assez vite que la vie était ailleurs. Je bénéficiai d’abord, c’est le mot, du week-end de Pâques, pendant lequel je trouvai le moyen d’aller passer l’après-midi du lundi à l’hôtel, comme il se devait en face de Saint-Eustache, avec une ancienne amie qui venait justement de perdre son frère.
Ni l’un ni l’autre ne fûmes choqués de nous donner un peu de bonheur dans ces circonstances. C’est ça qu’il nous fallait, a sagement résumé Géraldine. Le sexe n’était pas l’idée première. D’ailleurs je m’endormis très vite du sommeil du juste. Cela me fit oublier complètement les émois mystiques que j’avais éprouvés durant la procession du vendredi saint. La guérison était en vue.
Tel un marin en retour de bordée je dormis à la clinique le lundi soir ; partis à Dissay le mercredi, rentrai le lundi suivant en fin de matinée et claquai la porte le soir même, sous le prétexte qu’aucun psy ne s’était occupé de moi de toute la journée. Madame Baudoin était partie en vacances et sa relève avait été assurée comme savait si bien le faire la clinique. C’était plutôt un bienfait mais il me mit de très mauvaise humeur. J’avais prévu de rester encore toute la semaine, mais à huit heures, je réalisai que j’étais un homme libre. Je m’en vais, dis-je à l’infirmier qui s’étonnait de me voir dans le couloir avec mon sac de voyage. Non, fit-il. Si, répondis-je, et j’allai chercher ma voiture. Le lendemain matin, Pierre Richard m’appela tout penaud chez moi. Les excuses étaient de circonstance, le problème était que je n’avais pas passé la visite de sortie. Comme un âne je me déplaçai une dernière fois. Je fis montre d’un ennui et d’un agacement considérables et partis définitivement, en oubliant seulement mon Calvados derrière moi.
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