dimanche 3 juillet 2011

La petite fille, le malade et la mort

Pour titre j’aurais préféré La Reine Morte, mais c’est déjà pris. Alors j’ai emprunté à Schubert.

Elle n’aurait dû exister, cette malédiction, que dans des livres, ou dans des journaux. Comment imaginer qu’on puisse un jour en avoir soi-même été frappé, comment imaginer qu’on puisse quand même avoir envie, des années après, par je ne sais quel acharnement, d’essayer de raconter l’horrible et pourtant si belle histoire, après que l’intolérable souffrance s’en soit lentement allée ? La nostalgie de cette douleur qui peu à peu, et presque contre mon gré, s’est estompée, ou la volonté de laisser une trace contre l’oubli, ou même l’envie perverse de continuer à côtoyer la mort ? Et comment croire enfin que l’on va raconter la vérité de faits dont on a dû admettre qu’on en ignorerait à jamais les causes ?

Quels que soient mes efforts de mémoire, quel que soit le choix de mes pauvres mots, ce ne sera qu’une pauvre et triste petite fiction inspirée d’une histoire terriblement vraie. Je n’ai résolu aucun mystère, ni déchiffré aucune énigme. Et puis la folie et l’alcool sont passés par là. Forcément il y aura des oublis, des déformations, des inventions peut-être. Seuls les noms propres sont exacts, même le mien, celui d’un témoin incertain et d’un acteur douteux, bien qu’il n’ait pas vraiment besoin d’être cité.

Pendant bien longtemps je me suis plu à penser que je n’étais plus rien. C’était bien commode pour échapper à toute notion de responsabilité. Pendant tout ce temps j’ai seulement continué à respirer et à regarder le monde autour de moi, avec un grand détachement, en faisant semblant d’attendre la mort, en essayant de me convaincre qu’il n’y avait plus rien dont je puisse avoir peur. J'ai ainsi observé, pour passer le temps, bien des gens de toutes sortes. En plus de les observer, je les ai regardés et écoutés. Cancéreux, sans domicile fixe, inscrits au revenu minimal d'insertion, psys, médecins, prêtres, ouvriers ou cadres supérieurs, et aussi et surtout piliers de bars, d’un côté ou de l’autre du comptoir, tous m'ont appris des choses, même à mon corps défendant. C'est peut-être pour cela que j'ai survécu, sans vraiment le désirer.

Tout ce que je vais essayer de raconter à présent, ce ne sont, pour l’essentiel, que pures interprétations ou spéculations. Des tentatives d’humour inconvenant. Et aussi des visions morbides germées dans un cerveau malade. Rien de plus. Quant aux faits, j’essaie de les rapporter fidèlement. Ils n’auraient jamais dû se produire, mais ils se produisirent. Tout ce que je pourrai écrire ne saura pas les modifier.

C’est ainsi qu’il se peut qu'ait vécu pendant quinze ans, à Paris, une petite fille intelligente, belle, drôle, dont le prénom, Emilie, aurait été un hommage à l’une des plus belles régions d'Italie, et qui, un triste soir de mars 1995, se serait suicidée sous notre nez et sans fournir la moindre explication. Une petite fille, ma fille, qui décida de cesser de grandir.

Il se peut que l'on puisse voir aujourd’hui, et que l’on verra encore bien après ma mort, son visage souriant plaqué sur la stèle d'une tombe toute simple, vers le milieu du cimetière du Père-Lachaise, vers la limite du cimetière ancien, là où tout devient ombragé et vallonné, là où tout cesse d’être rectiligne. Cette tombe est comme bornée par trois immenses acacias, dont les sommets se rejoignent, très haut dans le ciel, donnant l’impression de former au-dessus d’Emilie quelque chose comme le chœur d’une cathédrale.

On dirait que c’est le tombeau d’une princesse. En été les feuillages la protègent du soleil aux heures les plus chaudes. En hiver, la finesse des extrémités des branches fait que l’on croit voir, juste au-dessous du ciel, une immense pièce de dentelle qu’un dieu aurait tissée, rien que pour elle, avec une infinie patience.

Sous le visage de l’enfant sont gravés deux vers de Victor Hugo, extraits des Contemplations. C’est moi qui les ai choisis. Léopoldine, on le sait, se noya peu après son mariage. Et son père partait, lui aussi, à l’heure où blanchit la campagne.

O Souvenirs, Printemps, Aurore

Doux rayon triste et réchauffant

Nous avons acheté ce petit lopin de terre où l’on a enfoui le cercueil. Il a été aménagé en un jardin, qui se modifie au gré des saisons, et des visites parfois, qui deviennent rares.

Enfin, pour faire plaisir aux amis d’Emilie, nous avons fait graver, au pied de la tombe, une phrase en anglais qui commence par une citation d'un chanteur culte, lui aussi suicidé, un peu plus d’un an avant elle.

About a girl who plays with angels.

Sa mère a ajouté les anges, moi j’ai remplacé sleeps, son idée première, par plays. Car pourquoi les anges devraient-ils dormir ?

Ma conviction, hélas, c’est qu’Emilie ne jouera plus jamais avec rien ni avec personne. Et que c’est nous, sa mère, sa sœur , et moi son père, qui essayons de nous amuser à sa place en faisant semblant d’oublier la mort. La sienne, la nôtre.

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