Cette nouvelle, écrite par Emilie, à laquelle j’avais peu porté attention trois ans plus tôt, je la trouvais soudain extrêmement intrigante. Je me suis entêté à démontrer que tout y était déjà inscrit. Que c’était beaucoup plus qu’une petite histoire d’horreur inspirée par Alien. J’ai donc entrepris d’en faire l’exégèse, et voici le résultat. Il date du début de 1996.
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Emilie a écrit cette nouvelle en 1992, à l'âge de douze ans. Il s'agissait d'un concours organisé par la Ville de Paris, pour lequel elle a obtenu le deuxième prix des classes de cinquième. L'épreuve durait, je crois, trois heures, et les élèves, sans aucun doute, ont dû être prévenus au tout dernier moment pour éviter toute préparation préalable. La copie d'Emilie doit représenter trois à quatre pages manuscrites au format A4. Il est évident qu'Emilie s'est investie totalement dans ce travail et a voulu donner le meilleur d'elle-même, tant sur la forme que sur le fond. Compte tenu du temps nécessaire à la rédaction proprement dite (orthographe, syntaxe, choix des termes et des dialogues, etc.), il reste un temps très limité pour la conception. De plus, il me semble qu'il y a, par le contraste entre le premier paragraphe (imposé), très banal, très ancré dans la vie quotidienne, et le dernier paragraphe (également imposé), beaucoup plus ouvert à toutes sortes d'interprétations, et quelque peu inquiétant, une volonté de déconcerter, de déstabiliser les élèves, de manière à faire travailler leur imagination au maximum, à les empêcher de se cantonner dans des banalités issues de leur vie quotidienne, et donc de privilégier des récits à caractère fantastique ou fantasmatique. Emilie s'est déterminée, sans doute très rapidement, pour un récit de gestations parallèles, de toute évidence en rapport étroit avec sa gémellité.
Pour tenter d'analyser cette nouvelle le plus finement possible, en essayant d'éviter autant que faire se peut tout a priori et toute spéculation, et en gardant à l'esprit le fait qu'aucune interprétation ne pourra jamais être affirmée avec certitude, mais seulement avec des présomptions plus ou moins fortes, je l'ai décomposée en séquences, que je commente ci-après. Certains de ces commentaires peuvent être pertinents, d'autres moins ou pas du tout, parce que, inspirés par des choix ou des maladresses du texte purement fortuits, ou tout simplement par mes propres fantasmes. J'ai essayé en tout cas, par souci d'exhaustivité, de ne rien négliger, de tout passer au crible.
Vous savez ce qu'il fait ?...
Le dialogue est extrêmement banal et ouvert. Pour commencer l'histoire, il suffit de déterminer qui parle et à qui. Il faut aussi trouver une raison à ces appels répétés. Il faut aussi déjà penser à faire le lien avec le dernier paragraphe. Emilie choisit pour le début le récit d'une grossesse, ce qui est tout à fait cohérent avec la situation.
Pour la fin, il s'agira d'une créature mystérieuse. Avec le verbe "détaler", qui s'applique généralement à des animaux plutôt qu'à des humains, et l'influence possible de films d'horreur ou de science fiction, ce choix est également très naturel. L'originalité essentielle du texte d'Emilie réside dans la mise en parallèle de l'enfant et de la créature. Elle va raconter sa gémellité.
Madame François ...
Il s'agit d'une dame, ce qui est parfaitement logique, les hommes se téléphonant rarement entre eux avec une telle assiduité. Elle parle au voisin, mais ce pourrait être n'importe qui d'autre, la preuve en est qu'il va très vite sortir de l'histoire.
Le terme "mauvaise conduite" est un peu inapproprié. La mauvaise conduite, dans un couple, fait plutôt penser à l'adultère. Mais il est plus probable, et la suite le montre, qu'il s'agisse des reproches qu'une mère fait à un enfant. Visiblement, Monsieur F est passablement immature.
Mais ! C'est normal ...
Emilie poursuit le dialogue, mais le plus brièvement possible, et uniquement pour indiquer que Madame F est enceinte. A ce stade, elle ne précise pas de combien de mois.
Le voisin haussa les épaules ...
Le paragraphe est minimal. Emilie a hâte d'en arriver à l'essentiel: le huis clos entre les parents et les enfants à naître.
Quand il revint chez lui ...
Enfin seuls, se dit Emilie. On assiste d'abord au retour typique du cadre fatigué à la maison. Emilie emploie ensuite le mot réprimande, qui s'applique normalement à un enfant, puis réapparaît la notion de mauvaise conduite. Confirmation du caractère immature et soumis de Monsieur F. Quand Monsieur F prend la parole, c'est tout d'abord pour indiquer l'état d'avancement de la grossesse, quatre mois. Emilie éprouve déjà le besoin de jalonner son récit avec la chronologie de la grossesse. La suite du dialogue donne une légère impression de remplissage. C'est peut-être volontaire dans la mesure où seulement maintenant va apparaître le personnage principal.
Emilie, très probablement, visualise sa nouvelle comme si elle était au cinéma. Elle sait qu'il faut faire attendre le spectateur, voire lui imposer des diversions. Il y a peut-être aussi chez Emilie une certaine hésitation, peut-être même un peu de peur, à débuter la partie principale de la nouvelle, beaucoup plus angoissante, beaucoup plus personnelle, que ce qui précède.
Bon ! Je te le promets ...
Monsieur F a trouvé un œuf. Cet œuf est noir, il est anormalement gros, et il arrive de nulle part. Madame F est attentive à ce que lui raconte son mari.
A partir d'ici, on ne peut plus que supposer qu'Emilie se représente elle-même sous la forme de l'œuf. En ce qui concerne l'enfant de Madame F, l'hypothèse la plus naturelle me paraît être qu'il s'agisse de Sabine. Pour justifier ces deux hypothèses, Il y a d'abord l'idée simple que tout romancier en herbe a envie d'être le personnage principal de son histoire. Si, d'autre part, on envisage les autres possibilités, on s'aperçoit de suite qu'elles ne sont guère vraisemblables :
- Sabine serait l'œuf et Emilie l'enfant : cela impliquerait de la part d'Emilie une haine de sa sœur tout à fait improbable, et de plus Emilie ne serait même plus un personnage de la nouvelle, puisqu'il n'est dans la suite jamais question de l'enfant de Madame F.
- Une combinaison à trois : de toute évidence trop compliqué et dépourvu de signification.
- Emilie serait à la fois l'œuf et l'enfant. Cette hypothèse obligerait alors Emilie à faire une description symétrique des deux gestations, ce qu'elle ne fait pas.
Il ne reste donc que la première configuration. Les déductions immédiates que l'on peut en tirer, dont certaines sont peut-être abusives ou fausses, mais certainement pas toutes, sont les suivantes :
- Emilie ne sort pas du ventre de Madame F.
- Emilie est l'enfant de Monsieur F exclusivement, sa conception restant un mystère.
- Emilie est dans une coquille noire, inquiétante et mystérieuse.
- Emilie n'a rien à voir avec l'enfant porté par Madame F, en d'autres termes elle n'a pas de sœur jumelle au sens génétique.
Mais ! Où est-il ? ...
Monsieur et Madame F découvrent ensemble l'œuf. Il est enveloppé dans du coton provenant de l'infirmerie. On peut voir là un signe de fragilité, de maladie. Des serviettes en papier auraient fait l'affaire. C'est donc qu'il faut protéger l'œuf au maximum. C'est parce que c'est un enfant.
La grosseur de l'œuf est précisée. Emilie insiste sur sa noirceur, en employant une expression un peu poétique (nuit sans lune). Enfin, le dialogue répète les origines inconnues et mystérieuses de l'œuf.
Qu'allons-nous en faire ? ...
Une courte négociation s'engage entre Monsieur et Madame F. Monsieur F est enthousiaste, Madame F est légèrement réticente, mais également curieuse. On gardera donc l'œuf. A noter qu'encore une fois Madame F s'adresse à son mari comme à un enfant.
L'emploi de l'expression "réaliser ce projet" est ici assez inapproprié. Il laisse à prévoir quelque chose de beaucoup plus important que l'éclosion d'un œuf.
Ils décidèrent de le laisser sur une chaise ...
La chaise est, très logiquement, citée pour raccorder avec le dernier paragraphe.
Ce paragraphe, nettement plus long que les précédents, décrit l'obsession progressive du couple attendant l'éclosion de l'œuf, obsession telle qu'on en oublie complètement la grossesse de Madame F. Emilie introduit, de plus, un élément fantastique supplémentaire avec le feu brûlant jour et nuit dans la cheminée. Enfin, l'œuf est devenu un œuf de malheur.
Il y a dans cette séquence une contradiction temporelle. En indiquant que la cheminée était allumée "même l'été", Emilie sous-entend qu'au moins deux saisons se seraient écoulées. Or elle indique à la fin du paragraphe que Madame F est enceinte de six mois. Dans ces conditions, deux mois seulement se seraient écoulés.
Je crois qu'ici Emilie est prise entre, et assume, deux exigences contradictoires : d'une part, faire que l'attente de l'éclosion de l'œuf soit la plus longue possible, de manière à pousser Monsieur et Madame F le plus possible vers la folie (Monsieur F, quant à lui, régressant encore plus vers l'enfance), et accentuer le caractère mystérieux de l'œuf ; d'autre part, faire que l'éclosion coïncide avec l'accouchement de Madame F, dont Emilie ne parle pas, mais qu'elle garde certainement en mémoire. Il n'est pas impossible qu'il ne s'agisse que d'une faute d'inattention, mais personnellement je ne le crois pas, et on peut aussi remarquer que cela ajoute encore un élément fantastique à la nouvelle, et même un basculement dans le domaine du rêve, dans la mesure où rien n'est expliqué.
Les mois passèrent …
Mathématiquement il n'en reste que trois avant l'accouchement de Madame F. Cette séquence, la dernière écrite par Emilie, raconte exclusivement l'éclosion de l'œuf. C'est, bien entendu, Monsieur F qui est là le premier pour y assister. Est-ce avant ou après l'accouchement de Madame F ? L'histoire ne le dit pas. Ou bien Emilie a été prise par le temps, ce que je ne crois pas, car une ou deux phrases auraient suffi pour le mentionner, ou bien encore peut-on penser qu'elle est tellement absorbée par le récit fantasmatique de sa naissance qu'elle en oublie tout le reste. Mais le soin apporté à dater la grossesse de Madame F me fait plutôt croire qu'elle occulte volontairement la naissance, simultanée à son éclosion, de sa sœur.
J'imagine aussi chez Emilie une certaine jubilation à se demander si le lecteur va s'apercevoir ou non de la non-naissance de sa sœur. Emile avait cette sorte d'humour.
La description de ce qui sort de l'œuf est minimale: une petite créature. Il est clair qu'Emilie ne veut pas en dire davantage.
La phrase "Il n'eut pas le temps de l'identifier car déjà il courait pour la prendre" est un peu étrange. Il n'y a normalement pas incompatibilité entre les deux actions. S'agissant de la toute dernière phrase de la nouvelle, on peut peut-être raisonnablement conclure à une rédaction hâtive.
Mais si tel n'est pas le cas, cette phrase résiste à l'analyse, tout au moins à la mienne. Là encore, Emilie l'a peut-être fait exprès. La dernière phrase avait besoin d'être marquante. Elle l'est par sa bizarrerie.
Il fit un geste brusque ...
J'imagine qu'à ce stade Emilie est heureuse, fière du travail accompli. Elle a assouvi tous ses fantasmes. De plus, le "Elle avait détalé", qui n'est pas d'elle, démontre qu'elle est et restera insaisissable.
Je pense aussi, avec conviction mais sans certitude, que ce dernier paragraphe est resté gravé dans sa mémoire jusqu'au jour où effectivement elle a choisi de détaler.
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