vendredi 1 juillet 2011

Quand donc finira la semaine

Oui, quand donc finirait la semaine ? C'est le dernier vers d'un poème d'Apollinaire, Marie, c’est le titre, qui rime un peu avec Émilie. L'histoire triste, comme la tienne, d'une petite fille qui ne vieillira peut-être pas. Avant de demander quand donc finira la semaine, Apollinaire écrit que le fleuve est pareil à sa peine, qu'il s'écoule et ne tarit pas. Comme dans mon histoire à moi.

Tant que tu serais entre terre et ciel, ou entre terre et terre, aucun véritable repos ne serait possible. Nous te savions enfermée, dans le froid, affreusement seule auprès d’autres morts et de quelques vivants. Il fallait, pour que nous puissions être délivrés, qu'au plus vite tu passes clairement la porte, que tu quittes ces lieux d’incertitude. Mais il fallait que passe encore un peu de temps.

Tout ce qui suit est bien confus, je le crains, dans l'espace et dans le temps. Je me vois contraint de livrer mes souvenirs en vrac, sans chronologie certaine. Ce n'est que la semaine suivante, quand tout a été fini, que j'ai commencé à prendre des notes sur mon emploi du temps.

Dès le lendemain de ta mort, Émilie, je suis allé dormir dans ton lit, et ce sans discontinuer jusqu'à tes obsèques. J'y ai toujours très bien dormi. C'est tout ce que j'avais trouvé pour rester proche de toi, pour refuser ta mort. Un soir j'ai lu et relu cette scène fameuse de Fanny, de Marcel Pagnol, où Monsieur Brun s'apprête à acheter le Pitalugue, ce bateau légendaire qui tourne autour de son hélice. Le lendemain je me suis passé et repassé la scène d’anthologie des Portes de la nuit, de Carné et Prévert, où Monsieur Quinquina, interprété par Julien Carette, père de famille nombreuse, plusieurs fois diplômé du concours Lépine, se frictionne avec son propriétaire, Monsieur Sénéchal, joué par Saturnin Fabre, surnommé l’Ami Fritz. Tout ça, je n'ai pas eu l’occasion, ou pas pris le temps, de te le faire connaître. A défaut de pleurer tout court, ce dont j'étais incapable, je pleurais de rire. Je te sentais très proche de moi, illusion qui ne ferait que croître. Je crois que si j'avais pu, à l'Amphithéâtre des Morts, dormir à tes côtés, je l'aurais fait sans hésiter.

J'eus aussi l'occasion de faire un cours magistral, au téléphone, à ton conseiller d'éducation, sur les ravages de l'esthétique hard rock. C'était un jeune homme charmant, antillais. Il est venu à tes obsèques, ce qui m’a permis de l’honorer de ma carte de visite professionnelle, en lui disant de ne pas hésiter à m'appeler en cas de besoin, ce qu’il ne fit heureusement jamais. J'étais devenu en quelques jours, grâce à toi, un spécialiste des adolescents en perdition.

Ils avaient fait les choses en grand, et de manière impeccable, au lycée Balzac. Tu étais très populaire, Émilie, et tes camarades étaient tous terriblement traumatisés. Les cours ont été interrompus, les professeurs remplacés momentanément par des médecins et des psychologues. Tu étais la preuve morte de toute l’injustice et de toute la cruauté du monde. Il fallait que l’on essaie de faire admettre l’inadmissible, il fallait laisser couler les larmes, permettre aux mots de sortir, permettre à la douleur de s’exprimer.

Naturellement à la maison nous passions des heures au téléphone. Il arrivait en quantités des lettres, des télégrammes, des fleurs. On stockait le tout, pour répondre plus tard. C'était en général Monsieur Pierre qui livrait les fleurs. Visiblement ça ne lui faisait pas tellement plaisir de gagner de l'argent avec ça. Il était homosexuel, comme c’est courant dans la profession, mais il devait sûrement préférer les baptêmes et les mariages. Toutes ces fleurs t'ont accompagnée et se sont fanées bien vite au Père-Lachaise, sauf une plante verte, qui venait des Etats-Unis, et qui a longtemps séjourné près du lit de Sabine.

On est revenus assez vite, Isabelle et moi, sur les dispositions concernant tes obsèques. L'incinération, il y avait bien du monde à qui ça ne plaisait pas, la famille de ta mère en particulier. Je ne voulais évidemment rien imposer à personne, je n'ai donc opposé aucune résistance. Sabine était plus réticente. Tout comme moi, la perspective de la putréfaction l’horrifiait. Mais elle a cédé rapidement, sans trop de difficulté.

C’est alors Isabelle qui s'est occupée de tout. Elle a acheté une concession au Père-Lachaise, évidemment c'était ce cimetière-là ou rien. Nous ne voulions à aucun prix te voir à Pantin ou à Thiais. D'un commun accord, nous avions seulement souhaité que tu résides le plus loin possible de Jim Morrison, pour que ta tombe, entre autres raisons, n’encoure pas le risque de devenir un lieu de culte annexe pour tous les clochards internationaux qui hantaient l'endroit, et surtout pour qu'elle ne soit pas visible de la rue du Repos. Nos vœux furent exaucés au-delà de toutes nos espérances.

Isabelle a réussi à trouver, non sans mal, un prêtre et une église pour nous accueillir. Ce serait l'église Notre Dame du Perpétuel Secours, située presque en face de l'entrée principale du Père-Lachaise, Boulevard de Ménilmontant. Enfin, ta mère a préparé, avec le prêtre et avec tes amis, le déroulement de la cérémonie. Le prêtre, me disait-elle, ne pouvait pas être complètement mauvais, puisqu'il ressemblait à Jean Renoir.

Quant à mes parents, qui s'étaient jusqu'alors abstenus de tout commentaire, ils m’ont fait clairement savoir leur soulagement. A la campagne, on a encore du mal à concevoir pour dernière demeure autre chose que la terre.

Dans le courant de la semaine, je suis allé voir, c'était indispensable évidemment, le Docteur S., mon éminent psychiatre, en son cabinet de Saint-Cloud. Il s'occupait de moi depuis début 1993, lorsque survint ma deuxième et désastreuse crise maniaque. A l'époque de ta mort, Émilie, j'étais semble-t-il à peu près sorti d'affaire. Je ne suivais plus qu'un traitement de routine, lithium pour la maniaco-dépressivité, un Prozac tous les deux jours pour ne pas perdre la main, et environ une consultation par mois, rarement plus.

Mais il allait falloir changer d'urgence de traitement. Dans un premier temps, je crois, il m'a fallu quadrupler la dose de Prozac, pour que je puisse tenir debout sans me mettre définitivement la tête sous l'oreiller en refusant de bouger. Je me conservai ainsi jusqu'à ce que tes obsèques soient achevées. Puis, pour atténuer l'excitation qui montait et culmina dans les semaines qui suivirent, il fallut provisoirement que je remplace le Prozac par des neuroleptiques à effet exactement inverse. En tout cas Brézault a paru, en apprenant la nouvelle, très sincèrement peiné et catastrophé.

C'était un homme plutôt jeune, probablement un peu trop sensible pour sa profession. Il s’efforçait, assez difficilement, de n’en rien laisser paraître, par exemple en ne quittant jamais, été comme hiver, sa veste ni sa cravate. Il se présentait donc à ses patients boutonné et agrafé, invulnérable en somme. Mais il n’avait pu s’empêcher de placer auprès de son bureau une très belle photo en noir et blanc de sa fille. Elle s’appelait Vanessa, et sa vue lui permettait peut-être de respirer de temps à autre un peu d’air pur après avoir endossé les sommes de détresses et de turpitudes que ses clients lui confessaient à longueur de séances.

Brézault a été attristé au point de ne pas me faire ce jour-là payer la consultation. Ta mort évidemment a par la suite un peu regonflé son chiffre d'affaires, parce qu'il a fallu assez longtemps que j'aille le voir beaucoup plus fréquemment. Mais malgré ses tarifs il n’était pas homme à s’en réjouir, d'autant que la clientèle des psychiatres n’est pas près de se raréfier. En ces temps d'angoisse, de chômage, de violence, la psychiatrie est une affaire en pleine expansion.

Pour en terminer avec les événements marquants de cette longue semaine, il y eut la recherche et l’examen des photographies. C’est un passage obligé, où l’on croit aller trouver un peu d’apaisement et d’où l’on sort encore plus révolté, accablé et incrédule. J'ai donc commencé à passer en revue, presque aussitôt après ta mort, les plus récentes photos en ma possession. Elles tenaient en une série que j’avais réalisée, un soir de l’été précédent, dans le Marais Poitevin. J'étais alors venu passer quelques jours avec toi, ta sœur et tes frères, chez tes grands-parents, dans la Vienne.

Cette journée avait été un bonheur de tous les instants. Le matin nous étions partis tous les cinq en direction de La Rochelle, espérant nous promener en mer, mais, tout stationnement y étant impossible, nous nous étions repliés sur la petite plage voisine de Châtélaillon. Je me souviens que nous fûmes tous pris de fous rires incontrôlables, en déjeunant, lorsqu'un chanteur ambulant incroyablement inconscient de sa nullité massacra sans désemparer une quantité interminable de succès des années soixante, de Hughes Aufray à Joë Dassin en passant par Claude François et Michel Sardou. Exactement ce que tu adorais, Émilie. Je proposais de lui donner autant d'argent qu'il voudrait pourvu qu'il s'arrête de chanter.

L'après-midi nous nous sommes baignés, à l'exception de Sabine, qui pour des raisons aussi récentes qu’inconnues avait décidé qu’elle ne se mettrait pas en maillot de bain. Toi ça ne paraissait plus du tout te gêner, contrairement aux années précédentes, et j'en étais ravi. Et évidemment, la fête n’aurait pas été complète si nous n’avions pas perdu Quentin, si je ne m’étais pas inquiété, et si Sabine ne l’avait pas retrouvé.

Nous étions donc au complet, frais et reposés, quand en fin d'après-midi, sur la route du retour, nous nous sommes arrêtés à Coulon, dans le Marais Poitevin, pour y faire une promenade en barque avant de dîner en plein air. N'étant pas le genre d'hommes à ramer personnellement, même sur des eaux calmes, j'avais choisi la formule accompagnée, et j'ai pu ainsi me concentrer entièrement sur la photographie. A cela comme à bien d'autres disciplines, je n'entends pas grand-chose. Je fais ça à l’intuition, sans me soucier de la technique. Mais j’avais la chance de bénéficier d’une lumière idéale. Comme pour une autre série, plus ancienne, prise un soir sur une plage des Landes. Vous aviez six ou sept ans. On vous voit courir sur le sable, toutes les deux, hilares, pieds nus et pantalons retroussés, Sabine au premier plan, et toi juste derrière, légèrement courbée. J’aime aussi infiniment celle où tu es de face, bras croisés, jambes un peu écartées, semblant déjà regarder ailleurs, au loin, si loin déjà.

J'ai pris quatre photos sur la barque, plus deux portraits de toi et deux de Sabine, et plus un portrait d'Antoine et un de Quentin. L'une des quatre photos de la barque est prise à contre-jour, mais les trois autres n’ont plus jamais cessé de me fasciner, comme si j’avais sans le savoir photographié un état de grâce, un miracle, comme si j’avais pour toujours fixé toute notre histoire. Vous êtes tous les quatre de face, avec Sabine en premier plan, toute vêtue de noir, et Antoine et Quentin de part et d'autre de Sabine. Tu es, Émilie, assise derrière, avec un tee-shirt rouge, et enfin tout à l'arrière apparaît le rameur, debout, dont on ne voit pas le visage, mais seulement le bras, la montre et la rame. C'était un jeune garçon qui se faisait un peu d'argent de poche pendant les vacances scolaires.

Toi seule, Émilie, as une expression identique sur les trois photographies. Tu sembles littéralement ruisseler d'hilarité et de bonheur. Antoine aussi rit beaucoup, mais juste un peu moins sur celle des photos où Sabine, l'air grave, l'entoure de ses bras. Il venait de perdre une dent de devant, mais ça ne l'empêchait pas de rire.

Quentin quant à lui ne rit pas. Il me regarde, ou il regarde un peu sur le côté, l'air vaguement inquiet, l’air de ne pas comprendre où il est. La barque et l'eau, sans doute, le troublent. Mais c'est surtout Sabine qui est très différente d'une photo à l'autre. Sur une elle regarde très légèrement vers le bas, avec comme toi une immense expression de bonheur et un visage magnifiquement éclairé ; sur une autre elle est un tout petit peu de côté, très droite, et sourit légèrement, les yeux presque fermés ; sur la troisième enfin, celle où elle entoure de son bras Antoine qui ne sourit plus qu'à peine, elle a, dirigé vers je ne sais où, un regard lointain et grave.

Ces photos ont fait perdre ma clientèle au Docteur S. Le jour où je les lui ai montrées, il a immédiatement déclaré, désignant du doigt Sabine, "Je suppose que c'est Émilie." J'ai été frappé d'horreur. Il n'avait pas, je persiste à le penser, à supposer. Il n'avait qu'à me demander qui était qui. Ça lui aurait évité de confondre le rouge et le noir. Les psys se sentent parfois trop supérieurs à leurs patients. Alors je suis retourné le voir dès le lendemain, et pour en rajouter dans la confusion, cette fois c'est moi qui ai fait le psy. Dix ans de plus, ça vaut bien autant qu'un diplôme. Il ne m’a pas fait de chèque, mais d’une certaine manière il a payé pour l’offense faite à ta mémoire. Puis rapidement j'ai compris que ça ne pouvait plus continuer comme avant. On s’est quittés en bons termes et je m’en suis offert un neuf, voilà tout.

Sur le Marais Poitevin c'était déjà le soir, et le soleil était bas, perçant ainsi plus aisément les feuillages. Sur les photos, Sabine est toujours parfaitement au centre, tout en noir, et domine très nettement ses frères et toi. La position du soleil, sans que j'y sois pour rien, vous fait à tous les quatre les cheveux comme des auréoles de lumière.

Après ta mort, j'ai passé des heures à examiner, à la loupe, ces trois photographies et même la quatrième. C'était devenu, à la Clinique, une de mes principales distractions. Ma conclusion, même aujourd'hui où je ne suis nullement maniaque et à peine dépressif, est irrévocable : ce jour-là sur la barque, avec la présence indésirée de la montre, j'ai photographié notre mort à tous, y compris la mienne et celle du jeune rameur.

Les portraits aussi sont plutôt réussis. Quentin a encore l'air pensif ; Antoine laisse éclater sa joie et montre sa dent manquante. Sabine sur l'un est de face et a le visage entièrement éclairé ; sur l'autre elle est de trois-quarts et sourit rêveusement, la bouche fermée et le regard légèrement baissé. Elle ressemble à une madone. L'arrière-plan est vert sur toutes les photos.

Toi, Émilie, tu es aussi de face ; tu ris comme sur les photos de la barque, mais on ne voit que la moitié droite de ton visage et de tes longs cheveux. L'arrière-plan, hormis une minuscule échappée de ciel bleu, est presque noir. Les photos ne mentent pas. Je ne sais pas si elles prédisent.

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