Cela fera deux ans lundi, Émilie, que tu es partie. L'an dernier c'était un dimanche, et cette année n'est pas bissextile. La deuxième année est différente. Je la raconterai peut-être, si je finis de raconter la première.
La souffrance, la tristesse et la révolte sont toujours là, mais deviennent différentes, imperceptiblement. Et puis il s'y ajoute la peur de l'oubli. Au début en regardant Sabine je croyais te voir, mais cela devient de moins en moins vrai. Ta sœur jumelle et toi avez à présent deux ans d'écart. Tu l'as laissée continuer seule, il a bien fallu qu'elle se débrouille, et qu'elle accepte de cesser de te ressembler.
Ta sœur et tes frères ont grandi, et moi j'ai vieilli. Et toi, Émilie, où es-tu? M'entends-tu? Me vois-tu? Je sais bien que je pourrais poser ces questions jusqu'à la fin de mes jours, jamais je ne t'entendrai répondre que tu chausses tes bottes. Peut-être que tu n'es réellement plus rien d'autre qu'un petit tas d'ossements enveloppés dans les lambeaux d'une chemise noire et rouge à carreaux et d’un jean, au-dessous d'un petit jardin dédié à ta mémoire. Peut-être aussi es-tu dans la flamme de la bougie que j'allume chaque fois que je passe à proximité d'une église. Ou encore es-tu près de moi, de ta mère, de tes amis, omniprésente, omnisciente, sous une forme que nul vivant au monde ne peut comprendre.
Ou enfin, comme je voudrais pouvoir le croire chaque dimanche matin entre le premier demi et le premier pastis, peut-être es-tu à la gauche ou à la droite, du Christ, ça dépend de quel côté on le regarde.
Un de ces jours je franchirai le pont, et j'espère que c'est ton fantôme qui viendra à ma rencontre, comme dans Vampyr, le film de Carl Dreyer, que tu n'as bien sûr pas vu. Mais tu ne seras pas un fantôme angoissant, comme ceux de tes tee-shirts, plutôt, j'aimerais bien, un esprit un peu farceur, accro au fluide glacial et au poil à gratter.
Mais il n'y a peut-être pas de pont. Nous serons peut-être ensemble dans un univers que je ne comprends pas, nous serons peut-être accrochés parfois ensemble par la flamme silencieuse d'une bougie dans l'obscurité d'une église. Ou alors je deviendrai simplement rien de plus que ce que tu n'es déjà, au-dessous de ton petit jardin du Père-Lachaise. Avec une chemise blanche en lambeaux et une cravate grise, marquée par une brûlure de cigarette. Il n'y a pas de honte à ça. Il n'y a vraiment pas de quoi avoir peur.
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