vendredi 1 juillet 2011

Vendredi vingt-quatre mars 1995

C'était l'achèvement d'une semaine de désespoir, de folie et d'errance. Seulement après nous pourrions peut-être envisager de nous reposer. Mais ce jour-là nous devrions te voir disparaître sous la terre. Nous savions heureusement que beaucoup de gens seraient avec nous, que la cérémonie serait digne de toi. J’étais presque impatient.

Une cérémonie, quel qu’en soit le motif, c’est un moment privilégié de la vie. Un moment d’émotion, de retrouvailles. Toute la semaine nous avions couru, les uns et les autres, dans tous les sens, presque toujours seuls, pendant que tu gisais immobile sous ton drap. Le temps de la consécration, de la célébration, enfin, était en vue.

Je ne me souviens que très confusément du matin. Les deux frères de Dominique, Jean-Baptiste et Pierre, étaient chez nous, à Asnières. Pendant les divers préparatifs, pour lesquels il n’y avait nul besoin de se hâter, j'ai entre autres errements expliqué à Antoine, avec un enthousiasme non simulé, comment fonctionnait un jeu d'échecs électronique. Sous chaque pièce adverse il y avait un petit lutin invisible. Lorsque c’était leur tour de jouer ils se réunissaient pour analyser les positions, désigner en conséquence qui allait se déplacer, et vers où. Antoine me regardait, un peu émerveillé, peut-être aussi un peu inquiet.

J’ai bien fait passer vingt minutes, avec mon cours d’informatique. J'étais très en verve. J’ai aussi raconté à mon fils le fonctionnement étonnant de la voiture de son grand-père, contrôlée elle aussi par des petits lutins, mais ceux-là alors complètement malfaisants, rendus affreusement méchants par deux années passées immobiles dans un garage, et qui ne faisaient plus que s’évertuer à mettre le véhicule hors d’usage dès que je mettais le contact. Ta mort, Émilie, ne les avait pas du reste rendus plus cléments, puisqu'ils avaient réussi, pendant la semaine, à percer le radiateur de chauffage, objet dont j’ignorais jusqu’alors l’utilité et même l’existence, mais néanmoins réputé constituer un authentique cauchemar de garagiste. J’avais donc été contraint d’abandonner l’héritage, qui menaçait de se transformer en piscine, sur une place à deux cent soixante francs, en attendant qu'un de mes ex beaux-frères, miséricordieux, le conduise chez un réparateur agréé et patient.

Vers midi, je me suis habillé. J'avais acheté, pour la circonstance, un pantalon noir, une chemise blanche et une cravate grise. Je n'avais pas porté de chemise blanche depuis plus de vingt ans.

Je ne l’ai remise qu’une fois, à l’enterrement de mon père, et pareil pour la cravate grise, que j’ai en l’étrennant marquée pour toujours d'une brûlure de cigarette, pendant que je montais derrière toi les allées du Père-Lachaise.

Je portais aussi une très belle écharpe, cadeau d’anniversaire de Dominique, que j'ai perdue quelques mois plus tard, dans un train. Enfin, bien que je n'en aie nul besoin, j'avais mis mes lunettes, que je ne portais jusque-là qu’à mon bureau.

Quentin était allé à l'école comme d’habitude. On l’a vu rentrer rayonnant, brandissant dans son petit poing serré une minuscule pâquerette. C'était la parfaite représentation du printemps. En le voyant, éperdu de joie de vivre et d'amour, je me suis souvenu de Benjy, l’idiot, et de la fleur brisée, dans Le Bruit et la Fureur. The broken flower drooped over Ben's fist and his eyes were empty and blue and serene again as cornice and façade flowed smoothly once more from left to right ; post and tree, window and doorway, and signboard, each in its ordered place.

J’ai pensé à un pilulier que j'avais acheté la veille, trop cher sans doute, à une jeune fille très jolie, qui le vendait, entre autres babioles taïwanaises, aux terrasses des cafés des Halles. J'ai donc mis la pâquerette dans le pilulier au couvercle composé de petits carreaux noirs et blancs. Je ne savais pas encore dans quelle intention. Plus tard j'ai été grâce à cela une fois de plus conforté dans cette conviction que génèrent toujours les accès maniaques, cette illusion que l’on éprouve d’agir en ne faisant que se conformer sans le savoir à un enchaînement fixé de toute éternité par on ne sait quelle puissance.

On est retournés pour la dernière fois à l'Amphithéâtre des Morts, où tu nous attendais. Il y avait des quantités de fleurs, qui allaient bientôt t'accompagner au Père-Lachaise et qui se flétriraient ensuite, déposées en vrac sur un petit morceau de terre outragée.

J'ai retrouvé Isabelle, tous ses frères et sœurs, et Palma, sa mère, qui n'en pouvait plus de pleurer son désespoir. Je ne les avais pas revus, tous, depuis plus de dix ans. On s'est serrés très fort.

Pour Sabine, encore plus peut-être que pour nous, c'était un jour important, le plus important pour elle depuis sa naissance, qui avait précédé la tienne d'une dizaine de minutes, un samedi soir de janvier, peu avant minuit.

Isabelle et moi sans nous concerter avions décidé de ne pas te revoir. J’avais peur, de toi et de la suite. Le calme du matin avait disparu. L'après-midi serait longue, il fallait nous économiser, être sûrs de ne pas faillir. Ce refus, c’est maintenant un lourd regret, c’est le sentiment d'avoir été lâche, de ne pas t'avoir accompagnée jusqu'au bout.

Sabine, elle, se rappelait très bien, une semaine auparavant, avoir fui ton sourire. Elle avait apparemment décidé, on ne saurait pas quand, de ne pas avoir à porter pour toujours un souvenir de terreur. C'est pourquoi, une première fois, alors que nous patientions dans la salle des pas tout à fait encore perdus, elle nous a demandé la permission d’aller te voir. Lorsqu'elle est revenue, quelques minutes plus tard, ni plus ni moins bouleversée qu'avant, elle nous a demandé d'y retourner. Parce que, a-t-elle dit, elle n’avait pas eu le temps de te dire au revoir. J’ai un peu ergoté, je lui ai demandé de réfléchir au moins une minute, et de ne le faire que si elle se sentait absolument sûre d’en être capable. Elle a eu l’indulgence de faire semblant de se soumettre à mes imbéciles volontés. Je n’étais pour elle, à ce moment-là, qu’un petit obstacle, irritant mais sans importance. De toute la semaine, elle n'avait pratiquement pas manqué le lycée. Elle s’était fait mettre à la porte d’un cours parce qu’elle pleurait, sans qu’elle ni quiconque ne dise au professeur pourquoi elle pleurait. Et elle ne s’est même pas dispensée des cours du samedi matin, moins de vingt-quatre heures après que l’on t’ait mise en terre.

Je n'ai donc pas assisté à la mise en bière. Il paraît, et c’est tant mieux, qu’on ne laisse plus les familles assister à cette scène atroce où deux hommes impassibles empoignent un corps sans vie, l’un par les jambes, l’autre par les épaules, pour le placer le plus vite possible dans son cercueil. C’est le moment épouvantable à partir duquel il n’y a plus rien à quoi se raccrocher, où l’on comprend que ce n’est plus l’être aimé que l’on a sous les yeux, où l’on comprend enfin ce que signifient ces mots répugnants, putréfaction, décomposition.

J’ai subi ça une fois, une seule, il y a longtemps, quand ma grand-mère est morte. Il avait fallu que je sorte immédiatement, tant j’étais envahi de nausées qui n’en finissaient plus. Je me souviens de cette puanteur qui avait tout submergé en une fraction de seconde, dès qu’on l’avait soulevée. Alors aujourd’hui je ne voulais rien avoir à sentir, pas plus que je ne voulais voir ton corps, entouré de cette étoffe plissée, de cet oreiller inutile, ni toutes ces couleurs hideuses de la mort.

J'avais confié à Jean-Baptiste un petit paquet, à déposer dans ton cercueil. Il contenait une cassette vidéo, The Party, de Blake Edwards, que j'avais placée dans l'emballage de Fantasia, de Walt Disney, et un de ces petits chocolats que l'on met dans les soucoupes à café, à côté du sucre.

Les chocolats, je m'en étais fait offrir quatre, la veille, en déjeunant aux Halles. Mon idée était de distribuer les trois autres à ta sœur et à tes frères. Heureusement, dans un instant de lucidité, j'ai compris qu’il ne valait mieux pas et je les ai jetés dès le lendemain.

L'emballage de Fantasia, c'était parce que la vraie cassette refusait obstinément de fonctionner, et qu’on ne savait pas pourquoi. Te faire cadeau de l'étui, contenant sans aucune raison logique quelque chose qui n’avait rien à y faire, me paraissait une petite plaisanterie bien innocente et affectueuse, un peu absurde, mais assez conforme à ton style. C’était notre dernière complicité. Une manière pour nous deux de rester en contact, par delà le cercueil et la terre, puisque moi je conservais la cassette, toi l’étui, tous deux aussi désespérément inutilisables l’un que l’autre. Un jour, enfin réunis, nous rassemblerions les moitiés séparées.

C’est un film qui gagne à être connu, Fantasia. Il y a là-dedans une invention poétique très étonnante. Je l'ai regardé chez des amis de Dominique, Eva et Jacques, le dimanche après-midi qui a suivi ton enterrement. Chez eux, la cassette marchait. Chez nous, malgré les efforts de Jacques, pourtant expert en matériel audiovisuel, elle ne marche toujours pas. Et ce n’est pas demain qu’elle marchera.

The Party, c'est tout autre chose. C'est un film plus que comique, jubilatoire, destructeur, avec Peter Sellers en acteur indien calamiteux invité par erreur à une réception où il sème le plus complet désastre. Le summum est atteint lorsque, contemplant des serins dans une cage et la boîte de nourriture posée à côté, il en répète avec une délectation incompréhensible la marque : Birdie Nom Nom. Les derniers temps, Birdie Nom Nom était devenu chez toi une sorte de cri de guerre. C’était peut-être ta dernière protection ou révolte contre le désir de mort qui t'envahissait. Tu regardais The Party toutes les deux semaines, mais tu faisais de même avec Le Silence des Agneaux, qui peut être considéré aussi comme un film jubilatoire, mais seulement à condition de posséder un solide et très spécial sens de l’humour, ce qui était ton cas. Cette alternance étrange en tout cas ne m'inquiétait pas plus que le reste.

On est passés derrière la tenture, Isabelle et moi, au moment précis où les Pompes Funèbres posaient le couvercle. Nous avons assisté sans mot dire à la fermeture, et seulement posé un instant nos mains sur la plaque. Émilie Plaud, 1980-1995. Ta vie n’était plus que cette plaque. Nos doigts ont laissé un peu de buée, qui a disparu doucement, en quelques secondes de magie. Quelqu’un m'a montré des sceaux, qui garantissaient je ne sais quoi, mais je ne regardais que la buée. Nous étions au-delà de tout.

C'est assez loin, entre le Kremlin-Bicêtre et le Père-Lachaise, mais je n'éprouvais aucune impatience. On ne pouvait pas commencer sans toi. Avec moi dans le fourgon il y avait Isabelle et Palma, peut-être aussi Sabine, je ne suis pas certain. Le chauffeur roulait doucement, de peur de perdre les voitures de provinciaux qui nous suivaient. Il faisait très beau, mais j’aurais préféré qu’on soit dans la campagne, sans circulation alentour, plutôt que sur les Boulevards des Maréchaux, avec tous ces gens heureux qui devaient en voyant passer le fourgon égrener les plaisanteries d'usage. A leur place j’aurais fait pareil, sauf que je n’étais pas à leur place.

L'église Notre Dame du Perpétuel Secours est située sur le Boulevard de Ménilmontant. Elle est plutôt vaste, mais curieusement, elle n'a pas de façade visible. On y entre par un porche identique aux entrées des immeubles avoisinants, après quoi on se trouve dans une petite cour intérieure, et enfin on pénètre dans l'église par le côté gauche.

Il y avait énormément de gens, massés sur le boulevard. J'ai commencé par oublier mon écharpe dans le fourgon. C’est devenu pour moi tout de suite l’urgence première. J'ai cherché le chauffeur et lui ai demandé de m'ouvrir, persuadé que c’était fermé à clé, sans doute pour ne pas qu'on te vole.

Je ne me souviens pas d’avoir vu ton cercueil descendre et être transporté dans l'église, tellement j'étais occupé et hébété. La première personne à qui j'ai serré la main, c'est Monsieur P., un de tes anciens voisins, alcoolique et chômeur, éternel perdant aux courses et en tout. Il était collé contre le porche, l'air encore plus affligé que d'habitude. Ensuite j'ai vu des collègues à moi, de chez Marcel Dassault, qui s’étaient par je ne sais quel réflexe déjà mis en rang, et se sont présentés un par un à Dominique sans s’attarder. Trois d’entre eux étaient venus spécialement le matin, en voiture, depuis la Haute-Savoie, dont Christian, un de mes rares amis. Mes cousins Jacky et Jacqueline étaient les seuls représentants de ma famille. J’ai salué d'autres gens encore, je ne sais déjà plus qui, ni combien.

Je n'étais pas du tout pressé d'entrer, au point que les Pompes Funèbres ont dû venir me chercher. J’étais donc un homme important, pour que l’on ait à ce point besoin de moi.

L’église était déjà pleine. On s'est placés comme c’était prévu, Sabine, Isabelle et moi au premier rang bien sûr, et la famille d'Isabelle, Dominique et les enfants, juste derrière. A droite, dans une grande chapelle sur le bas-côté, se tenaient tes amis. Ils devaient bien être une quarantaine, tous sagement assis sur leur chaise. Clara se trouvait parfaitement au centre, assise en tailleur à même le sol. C’est très précisément à cet endroit que le soleil pénétrait, à travers un grand vitrail, et éclairait ses cheveux blonds et son visage d’ange tourmenté. Comme Sabine sur la photo, elle ressemblait à une madone. C’était magique, miraculeux.

En ce qui te concerne, on est en droit de penser que si tu avais pu, tu aurais claqué la porte. Sabine a d'ailleurs déclaré plus tard catégoriquement que toute cette mise en scène avait été ridicule et que tu ne l’aurais certainement pas supportée. Ce en quoi je pense qu’elle exagérait un peu. Si ça avait été Clara dans le cercueil, tu te serais probablement comportée comme Clara. Comme d’autres de tes amis, tu aurais peut-être écrit et lu un poème.

Mais évidemment, ni Kurt Tobain ni les Guns'n'Roses n'étaient là. La tristesse et le recueillement, il faut bien dire que ça n’était pas ton genre. Il n'y a eu ni gags, ni éclats de rire, ni jeux de mots. Il aurait sans doute fallu pour que tu sois contente que la sono ne marche pas, que le prêtre soit gâteux, ou même que ton cercueil s’écroule par terre. Mais il n'en fut rien.

Isabelle avait raison. Le Père Louveau en effet avait des airs de Jean Renoir. Il en avait en tout cas la rondeur, la vivacité et la générosité. C'est lui qui faisait le lien entre les différents témoignages qui se succédaient. Je serais incapable de restituer un traître mot de tout ce qu'il a dit, mais je sais seulement qu'à aucun moment il ne fit la moindre allusion ni à Dieu ni à son Fils. C'était courageux de sa part, et pas très facile, probablement. Il a en tout cas gagné, même si elle ne vaut rien, mon éternelle gratitude.

C’est dur à croire, mais il existe encore des prêtres qui prétendent envoyer les suicidés réfléchir quelques siècles au purgatoire. Il y en a même qui refusent de dire la messe d’enterrement ; qui consentent du bout des lèvres à le faire à retardement, pour ainsi dire en cachette, pendant que Dieu a le dos tourné.

Des abbés, se prétendant assurés par Saint Joseph, qui envoient des enfants à une mort certaine, qui sont persuadés que lorsque, seul dans la nuit, on est en train de mourir d’épuisement et de froid, on ne songe qu’à entonner des cantiques de joie, et qui parviennent, à la demande même de parents encore plus imbéciles, à dire d’interminables messes à la mémoire de leurs propres victimes.

J’imagine qu’il y a heureusement des gens à qui pareille stupidité peut poser problème, à qui ça donne envie de brûler les églises avec les curés à l’intérieur. Mais ce n’était pas le cas du Père Louveau. Plus tard je suis allé le revoir, deux ou trois fois. La dernière fois, il venait de rentrer de Rome, pour son jubilé, et avait vu le Pape. Il jubilait. Lui, il m’aurait plutôt rendu croyant. Il était chez lui, cet homme, mais il se comportait comme s’il avait été l'invité.

Il y a eu des chants, de la musique, des poèmes, exécutés par tes amis de collège ou de lycée, essentiellement. Un petit texte tout simple, aussi, écrit par Dominique le matin même, lu par Marjorie, la fille de Jean-Baptiste, et dont seule une phrase m'est restée en mémoire. Tu ne nous feras plus rire, Émilie. En effet, ce jour-là, tu ne faisais rire personne. J'étais assis, confortable, dans un autre monde, je voyais Isabelle et Sabine pleurer, je voyais Clara dans le soleil, mais moi je ne pleurais pas. J'aurais voulu que ça ne finisse jamais, et que tu restes éternellement, Émilie, dans cette église si bien nommée.

Ça a fini, pourtant. Les gens se sont mis à défiler devant ton cercueil. Ils étaient dispensés d'eau bénite. Plus tolérant que le Père Louveau, ça n'existe sûrement pas. Certains n'ont fait que passer, se sont signés, d'autres, nombreux, sont venus près de nous.

Chacun faisait comme il lui semblait bon. Là encore je ne me souviens pas de grand-chose. Ceux qui m'ont marqué, c'est d'abord le groupe de ceux avec qui j'avais commencé à travailler, chez Marcel Dassault, vingt ans plus tôt. Pierre Robert, qui m'avait toujours intimidé, Gérard Lafont, qui m'avait appris, devant les clients, à nier les évidences ; Max Viet, qui eut en me voyant un mouvement de recul, mais ne put s'empêcher de débiter à Isabelle une tonne de platitudes ; et enfin Pierre Denizot, mon ami Pierrot, Pierrot mon ami, énorme consommateur de bière et de femmes, jeunes ou moins jeunes, et qui eut la mauvaise idée de mourir moins de quatre mois après toi.

Geneviève, une collègue de Dominique, en retraite, m'a stupéfié. Elle avait envoyé peu auparavant une carte postale à Antoine pour l'inviter à je ne sais quoi. Comme je la remerciais machinalement pour sa carte, elle me répondit avec un grand sourire qu'il n'y avait pas de quoi, car elle ne m'était pas destinée. Il y a des gens qui savent rester eux-mêmes en toutes circonstances. J'ai bien peur alors, pardonne-moi Émilie, d'avoir éclaté de rire.

Je voyais Isabelle et Sabine, très droites et très dignes, étreindre leurs amis. Sabine était très en avant. Elle donnait l'impression de vouloir te représenter en ton absence.

On a fini par sortir, les derniers sans doute. On est allés au cimetière à pied, dans le plus grand désordre. Je ne voyais plus personne. Je ne pensais plus qu'au petit discours que j'allais prononcer d'ici peu, au-dessus de ta tombe fraîchement creusée. Je l'avais écrit, ce discours, la veille au soir, et terminé le matin même. Il s'articulait autour de cette nouvelle, L'œuf, que tu avais écrite en classe de cinquième, et pour laquelle tu avais obtenu le deuxième prix de la Ville de Paris. Avant de lire la nouvelle proprement dite, je commençais par des remerciements à toutes celles et ceux qui étaient à nos côtés, en particulier les absents et les morts. Puis, aussitôt après la lecture, je plaçais une petite tirade nettement inspirée par François Truffaut, selon laquelle les morts continuent à vivre dans le souvenir des vivants. Enfin je me lançais dans une courte biographie de Louis Ferdinand Céline, sur le thème médecin des pauvres et pauvre lui-même, ce qui est tout à fait approximatif, suivie d’une longue citation.

"Le moment du départ arriva. Nous allâmes un soir vers la gare un peu avant l'heure où elle rentrait à la maison... Dans la journée j'avais été faire mes adieux à Robinson. Il n'était pas fier non plus que je le quitte. Je n'en finissais pas de quitter tout le monde. Sur le quai de la gare, comme nous attendions le train avec Molly, passèrent des hommes qui firent semblant de ne pas la reconnaître, mais ils chuchotaient des choses.

- Vous voilà déjà loin, Ferdinand. Vous faites, n'est-ce pas, Ferdinand, exactement ce que vous avez bien envie de faire? Voilà ce qui est important... C'est cela seulement qui compte...

Le train est entré en gare. Je n'étais plus très sûr de mon aventure quand j'ai vu la machine. Je l'ai embrassée Molly avec tout ce que j'avais encore de courage dans la carcasse. J'avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.

C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir."

Quinze jours plus tôt, relisant Voyage au bout de la nuit, ma Bible, j’étais tombé en arrêt sur ce passage, et la dernière phrase n’avait plus cessé de me hanter. Je me la récite encore très souvent. Oui je l’ai trouvé, le plus grand chagrin possible.

Mon texte était illisible, bourré de ratures, de rajouts et de renvois en tous genres. J'avais même été obligé de le flécher pour pouvoir m'y retrouver. Mais en montant au cimetière, au milieu de la foule d'adolescents silencieux qui te suivaient, presque tous une rose à la main, j'ai eu un sursaut de lucidité. Je me suis écarté, dissimulé derrière un tombeau, et j'ai rayé les éléments biographiques sur Céline. Ils n'avaient vraiment rien à faire là. Et de la citation, je n'ai gardé que la dernière phrase.

Ce qui fait que cela fut peut-être un peu moins ridicule et incongru que ça ne faillit l'être. Personne du reste par la suite ne me fit la moindre critique, pas plus que de compliment. Beaucoup n'en ont sans doute, à juste raison, pensé pas moins. Mais le sens critique, ce jour-là, était aussi très émoussé. Je devais susciter l'indulgence.

Odile me semble-t-il veillait un peu sur moi. Elle m'avait rejoint derrière le tombeau pendant qu'une dernière fois je raturais mon texte. C'est peu de dire qu'elle était inquiète, et avec le chagrin en plus. Mais c'est Gérard, à ma demande, qui a tenu le micro. Il y avait au début de mon texte une petite phrase qui disait que si je n'arrivais pas au bout, Gérard mon ami me remplacerait, et si lui non plus, alors quelqu'un d'autre, spontanément. En arrivant justement au bout, il m'est alors venu subitement l'idée de laisser Gérard lire la dernière phrase, juste pour montrer que j'étais fort au point d'avouer ma faiblesse, et que j'abandonnais de mon plein gré le mot de la fin.

Nous tous Émilie, nous te disons au revoir, Émilie. C'était ça la dernière phrase, et elle occupait toute la page. Mais comme ailleurs, il y avait tant de ratures et de renvois que Gérard a oublié le dernier Émilie, et que finalement c'est quand même moi qui ai eu le dernier mot. J'ai longtemps cru qu'il l'avait fait exprès, Gérard, et on a même failli se fâcher à cause de ça, parce que je l'avais trouvé, en cette occasion, supérieurement intelligent, et que je n'arrêtais plus de le lui faire savoir.

Plus tard, j’ai encore fait des modifications. J’avais la rage d’avoir tout raté. Il fallait que je recommence. Ton enterrement devenait la scène d’un film, que le metteur en scène faisait rejouer encore et encore. Jamais satisfait. J’ai ajouté un préambule, j’en ai fait un texte relié, avec une couverture en plastique transparent, avec un dos cartonné, avec des photographies scannées sur ordinateur.

Le voici, ce texte, toujours emphatique mais enfin définitif. Je ne sais plus quoi en penser sauf qu’il a fait pleurer mon père, et qu’à la messe des morts, le 30 octobre 1995, je l’ai donné à Isabelle, qui m’a ensuite à cause de lui longtemps haï. Je ne sais pas si Sabine l’a lu.

Le vendredi 24 mars 1995 fut une belle journée de printemps, chaude et ensoleillée. C'est le jour où l'on enterra Émilie, ma fille, morte volontairement, une semaine plus tôt, à l'âge de quinze ans et deux mois.

Émilie est enterrée dans la quarante-sixième division du cimetière du Père-Lachaise. C'est un endroit d'une extraordinaire beauté. Sa tombe, je ne le remarquai que plus tard, est bordée par trois acacias magnifiques, dont les cimes se rejoignent pour former, juste au-dessus d'elle, une voûte de verdure, presque comme le chœur d'une cathédrale. Émilie est à deux pas de Molière et de La Fontaine, à quelques centaines de mètres de Guillaume Apollinaire, d'Oscar Wilde, de Frédéric Chopin, et très près de tant d'autres artistes, scientifiques, médecins, musiciens, célèbres ou oubliés. Elle repose aussi en compagnie d'une foule de gens ordinaires, dont la seule faute, vis-à-vis de leur entourage, fut de mourir un jour.

Après la cérémonie religieuse, où s'exprima, devant une immense foule d'amis et d'adolescents bouleversés, une émotion indicible, et juste avant que la terre ne recouvre le cercueil d'Émilie, je lus un texte que j'avais rédigé la veille, remanié jusqu'à la dernière minute, à l'intérieur même du cimetière, et encore modifié en le lisant. Ce pauvre texte essayait de parler d'Émilie, et d'exprimer la tristesse, l'émotion que nous, sa famille, et tous ses amis, éprouvions en ce jour si terriblement inoubliable. Ce texte essayait aussi de refléter, autant que ma tête dévastée ce jour-là me le permettait, ma propre vision du monde.

Dans les semaines et les mois qui ont suivi, j'ai très souvent relu et réécrit ce texte dans ma tête. Je me suis mis bien sûr à lui trouver bien des défauts et des oublis. Mais je n'osais pas me remettre au travail, car il me semblait que ce serait commettre un sacrilège, comme si je voulais recommencer les obsèques d'Émilie.

C'est l'idée que je me devais de le transmettre, le temps venu, à mes enfants, dans l'espoir que plus tard ils le transmettent aux leurs, qui m'a décidé à mettre ce texte dans une version définitive, telle que rétrospectivement j'aurais voulu qu'elle soit, tout en lui laissant la plupart de ses maladresses. Je n'ai pas voulu apporter de modifications majeures, seulement quelques mots ici et là, et une ou deux phrases d'amour et d'espérance, vers la fin, auxquelles je n'ai songé que plus tard, lorsque la fièvre et la douleur ont commencé, si peu, à décroître.

Ce texte est destiné à rester, aussi longtemps que faire se pourra, strictement à l'intérieur du cercle de famille et des amis intimes.

Dieu fasse qu'Émilie me survive, et qu'elle ne soit jamais oubliée.

Michel Plaud, le 20 octobre1995

…………………

Je suis Michel Plaud, et je suis le père d'Émilie, de Sabine, d'Antoine et de Quentin Plaud.

Nous ne vous remercierons jamais assez pour votre présence ici à nos côtés. Nous remercions aussi, du fond du cœur, celles et ceux qui, à cause de l'âge, ou de l'éloignement, ou de la maladie, ou même de la tristesse, ou tout simplement de la mort, ne sont avec nous que par la pensée. Ce qui peut-être exige de leur part encore plus de courage qu'il ne nous en faut à nous, et doit nous inciter à tourner aussi nos pensées vers eux.

Je voudrais dire quelques mots pour Émilie. Si d'aventure je ne parvenais pas au terme de mon travail, Gérard mon ami me remplacera. Et si lui non plus n'y parvenait pas, quelqu'un d'autre spontanément le remplacera.

En 1992, la Ville de Paris a dans ses collèges organisé un concours, consistant à rédiger une nouvelle, dont on ne fournissait aux élèves que le premier et le dernier paragraphe. Ils étaient alors libres, dans l'intervalle, d'écrire ce qu'ils souhaitaient.

Émilie a obtenu le deuxième prix pour les classes de cinquième. Bien sûr sa mère, sa sœur et moi-même, ainsi que ma seconde épouse, avons été un peu déçus qu'elle n'ait pas obtenu le premier prix, mais bien vite nous nous

sommes dit qu'il n'était pas inutile qu'Émilie comprenne que l'on n'est jamais, dans la vie, le plus intelligent de tous.

Cette nouvelle est intitulée « L’œuf » . Je vais vous la lire.

L'œuf

"Vous savez ce qu'il fait? Il me téléphone deux fois par jour depuis son bureau; le matin et l'après-midi, pour rien... pour me demander comment ça va rien d'autre".

Madame François racontait à son voisin, venu chercher un peu de moutarde, la mauvaise conduite de Monsieur François à son égard.

- "Mais! C'est normal, Madame François! Vous êtes enceinte! C'est évident qu'il se fasse du souci!" dit-il.

- "Vous avez raison! Mais quand je reste à la maison, que peut-il m'arriver?" répondit Madame François.

Le voisin haussa les épaules, la remercia pour la moutarde qu'elle lui avait donnée tout en parlant, et rentra chez lui.

Quand il revint chez lui, Monsieur François s'écroula sur son fauteuil, sans prêter grande attention aux réprimandes que lui faisait sa femme à propos de sa conduite. Lorsqu'elle eut fini, il prit à son tour la parole:

- "Je sais, chérie, je sais, mais comprends-moi: tu es enceinte de quatre mois, et je me fais du souci pour toi. En plus, je m'ennuie tellement à l'agence, que cela me fait plaisir d'entendre ta voix."

- "Je te comprends, mais évite de me téléphoner trop souvent!" dit-elle.

- "Bon! Je te le promets! Mais maintenant, écoute-moi bien, j'ai quelque chose à te dire: ce matin en ouvrant la fenêtre de mon bureau, j'ai trouvé un œuf ; mais il ne ressemblait pas à un œuf normal: il était plus gros et de couleur noire. J'ai d'abord cru à une plaisanterie de mes collègues. Mais en l'attrapant, j'ai pu constater que c'était une vraie coquille, et qu'elle n'était pas recouverte de peinture!" contait Monsieur François à sa femme attentive.

- "Mais! Où est-il?" demanda-t-elle fascinée.

- "Il est là dans ma sacoche" répondit-il.

- "Montre le moi!"

Avec une extrême délicatesse, Monsieur François sortit de sa sacoche une boîte en carton. Il l'ouvrit, et là se trouvait l'œuf, protégé par du coton que Monsieur François avait trouvé à l'infirmerie de son agence. L'œuf était long d'au moins dix centimètres, et il était d'un noir aussi sombre qu'une nuit sans lune.

- "Tu vois!" s'exclama Monsieur François.

- "Mais d'où peut-il bien venir?" s'écria Madame François.

- "Je n'en ai aucune idée" dit-il.

- "Qu'allons nous en faire? Pourquoi l'as tu ramené ici?" demanda Madame François.

- "Et bien voilà: un œuf comme celui-là on n'en voit pas tous les jours, et je meurs d'envie de savoir ce qu'il y a dedans!" fit-il, tout excité à l'idée de réaliser ce projet.

- "Tu n'es pas raisonnable, mais j'avoue que j'aimerais aussi connaître son contenu! Nous n'avons qu'à le garder".

Ils décidèrent de le laisser sur une chaise, au chaud près de la cheminée, dans sa boîte, en attendant son éclosion. Les semaines passèrent, toujours pas d'éclosion. Madame François ne quittait pas l’œuf des yeux. C'était devenu une vraie obsession pour ce couple si tranquille avant cette découverte. En revenant de son bureau, Monsieur François courait voir la boîte. Au moindre petit bruit provenant de la pièce où la chaise était installée, ils accouraient. La cheminée était constamment allumée, même la nuit, même en été, pour accélérer l'éclosion de cet œuf de malheur.

Monsieur François téléphonait chez lui au moins huit fois par jour, non plus pour avoir des nouvelles de sa femme, pourtant enceinte de six mois, mais pour avoir des nouvelles de l’œuf. Il n'était plus du tout attentif à son travail, et sa nouvelle manie était de dessiner des œufs.

Les mois passèrent. Un jour où Monsieur François rentrait chez lui, il entendit un craquement. Il courut vers la chaise.

- "Chérie, viens vite!" hurla-t-il.

- "Qu'est ce qu'il y a?" Elle arriva. "Oh! mon Dieu!"

La coquille s'était brisée. Monsieur François restait bouche bée. Soudain, une petite créature sortit de la coquille. Il n'eut pas le temps de l'identifier car déjà il courait pour la prendre.

Il fit un geste brusque en avant pour l'attraper mais la chaise bascula. Trop tard; elle avait détalé...

Émilie Plaud

Collège Saint-Blaise

…………………

Eh bien c'est cela voyez-vous qu'Émilie précisément a fait. Elle a détalé. Elle a détalé si vite et si loin que de toutes nos pauvres vies, et quel qu'en soit notre désir, nous ne la verrons plus, nous ne lui parlerons plus, nous ne l'embrasserons plus.

Mais nous sa famille savons qu'elle vit dans les cœurs de celles et ceux, si nombreux, qui l'ont connue et aimée. Et nous souhaitons qu'aujourd'hui, demain ou plus tard, elles et ils, à l'occasion, parlent d'elle à leurs enfants, qui peut-être un jour, à leur tour, parleront d'elle aux leurs, et ainsi de suite jusqu'à la fin des temps, de telle sorte qu'Émilie en vérité ne meure jamais, et devienne, si petite qu'elle soit, une légende de la vie.

Je voudrais pouvoir me souvenir, Émilie, de chaque instant de ta trop courte vie où nous avons été ensemble, entre le 26 janvier 1980, peu avant minuit, un quart d'heure à peine après la naissance de ta sœur, et aujourd'hui où l'on te met en terre.

Tu as choisi de ne pas rester avec nous, de ne pas devenir adulte, de refuser sans doute toute compromission, tout abandon. Personne ne t'en blâmera, ni ta mère, ni ta sœur, ni tes frères, ni tous ceux qui t'aiment, ni moi. Tu n'es pas coupable de notre souffrance. Sommes-nous coupables de la tienne? Nous ne le saurons jamais.

Pour terminer, et pour qu'enfin tu nous autorises Émilie à nous reposer un peu, puisque nous sommes aujourd'hui presque samedi et que Dieu lui-même en a éprouvé le besoin au septième jour, je voudrais simplement lire un court extrait de Voyage au bout de la nuit, de Louis Ferdinand Céline. Voici en effet ce qu'écrivait, vers la fin des années vingt, le Docteur Louis Destouches:

"Le train est entré en gare. Je n'étais plus très sûr de mon aventure quand j'ai vu la machine. Je l'ai embrassée Molly avec tout ce que j'avais encore de courage dans la carcasse. J'avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.

C'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir."

Voilà, Émilie. Le train est maintenant sur le point de partir, sans que nous sachions précisément qui, de toi ou de nous, reste sur le quai. Tu ne vas pas répondre à nos au revoir ni à nos fleurs. Mais je veux croire que c'est parce que tu es déjà trop occupée à jouer avec les anges, en les tutoyant, et malgré tout en nous regardant.

Émilie, immense amour perdu, éternelle petite fille de quinze ans, je te dis à bientôt.

J'avais souhaité que, dès que j'aurais terminé, Quentin vienne près de moi. Il est donc arrivé, seul. J’ai eu soudain peur qu’il ne tombe. Deux employés des Pompes Funèbres l'ont alors tenu solidement. Je me suis accroupi devant lui, en équilibre précaire tout près de la fosse, et j'ai sorti le pilulier de ma poche. Je lui ai demandé de t'offrir sa pâquerette, ce qu'il a fait sans comprendre, mais avec une joie indescriptible. La petite fleur est tombée juste à côté du cercueil.

Ensuite tout le monde, la famille en premier, t'a offert, à toi qui étais déjà en terre, la fleur du dernier au revoir, mais je n'ai absolument rien vu de cela. Pas plus que pour ton entrée et ta sortie de l’église, je ne me suis aperçu de rien. Je n’avais même pas vu ton cercueil descendre, soutenu par des cordes. Je me suis un peu éloigné, je crois, pendant un moment. Je n'ai jeté un coup d’œil au cercueil, pour la dernière fois, qu’alors qu’il était déjà à demi recouvert de terre par les pelles des fossoyeurs. Ils étaient deux et travaillaient le plus vite qu'ils pouvaient. C'est sans doute une des règles du métier. Je ne sais plus si c'est Antoine ou Quentin qu'il a fallu éloigner, de peur des coups de pelle.

Je me tenais près d'une très grande chapelle de style gothique, la plus grande du cimetière, paraît-il, qui abrite, je l'ai appris plus tard, le fils unique, âgé de cinq ans, d'un richissime banquier du dix-neuvième siècle. Et puisque je parle de tes voisins, autant aussi mentionner une chose très curieuse. A quelques mètres de toi se trouve la tombe d'un psychiatre célèbre, Tony Lainé, qui s'est beaucoup occupé d'enfants et de prisonniers, et qui est mort d'une crise cardiaque, il y a quelques années, à New York. Il est natif d'un petit village de la Vienne, où sa mère était institutrice, avant la guerre et chez qui ma mère faisait des ménages. Et ce village natal, Dissay, figure-toi que c'est aussi le mien. Quand j'y pense, ça me fait te sentir un peu moins seule.

Je ne me souviens pas de tous ceux avec qui j'ai parlé, en ce milieu d'après-midi ensoleillé. Je ne peux raconter que ce que j'ai retenu. Ton conseiller d'éducation antillais, charmant, à qui j'ai fait un petit cours avant de lui donner ma carte de visite. Les Messaoudi, avec Souad leur fille aînée toujours souriante, très dignes, très droits, comme Sabine quelques minutes auparavant, à l'église. Souad avait été très heureuse, et inversement, que ta sœur et toi soyiez venues à l'anniversaire de ses dix-huit ans. Vous étiez les seules visages pâles et vous paraissiez, je vous en sais gré, sincèrement honorées et presque intimidées.

Il fallait que les gens soient sous mon nez pour que je les voie. Ç'a été le cas pour une autre femme arabe, au visage ravagé par les larmes, et qu'il m'a fallu quelques instants pour reconnaître. C'était Llana, qui autrefois vivait rue du Repos en écoulant les magnétoscopes et téléviseurs volés en entrepôts par son fiancé d'alors. Elle m'appelait parfois pour les démonstrations aux clients, lorsque son ami avait oublié de voler les modes d'emploi. Elle avait trois filles, toutes de pères différents, avec ceci en commun que les géniteurs appartenaient tous à l'Armée Française. Elle méritait certainement, Llana, la Médaille Militaire, sinon la Légion d'Honneur. C'était une nature généreuse et plantureuse. Ses seins débordaient fréquemment de ses robes, et je t'avoue qu'elle ne me laissait pas de bois. Mais j'étais trop jeune, ou pas assez militaire, sans doute. Et maintenant elle avait vieilli, autant que moi, et tu la faisais pleurer.

J'ai vu aussi sa fille aînée, Vassila. Je me souvenais d'elle adolescente, et elle était maintenant presque avocate, m'a-t-elle dit. J'en étais bien heureux pour elle. Je lui ai promis que si un jour on me mettait en prison, c'est elle que je choisirais pour assurer ma défense. J’essayais de toujours avoir le mot pour rire.

Et puis est apparue Myriam, à quelques mètres, immobile. Je ne sais pas si tu te souviendrais d'elle ni de Bernard, et de Rachel ni d'Ulysse, leurs enfants. Vous étiez toutes petites, alors. Mais si plus tard j'avais eu une autre fille et si le prénom avait été libre, j'aurais bien aimé l'appeler Rachel. Dans Moby Dick, c'est le nom du bateau dont le capitaine recherche son fils perdu en mer, et que le capitaine Achab, obsédé par sa poursuite de la baleine blanche, refuse d'aider. Et c'est encore La Rachel qui, après le naufrage du Pequod, recueille Ismaël flottant sur le cercueil du harponneur indien tatoué.

Isabelle m'avait demandé de ne pas prévenir Myriam. Le passé qui était mort, tout ça. Mais je l'avais fait quand même. Et Myriam au téléphone n'avait pour ainsi dire rien dit, tellement elle pleurait. J'étais vraiment le seul à garder obstinément les yeux secs.

Toute la semaine elle aussi avait pensé à cette même phrase de Céline que j'avais lue un moment auparavant, près de ta tombe. Elle avait même failli, me dit-elle, me l'envoyer par la poste. Comme quoi ce n'était pas nécessaire. On a parlé un moment, très émus, et puis elle est partie voir Isabelle et je ne l'ai plus jamais revue. Comme dans un livre de Raymond Chandler.

La dernière apparition, ce fut celle de Chief Joseph Deuxième. Il était, je crois, la seule personne de chez Marcel Dassault à être venue au cimetière. Un sixième sens, probablement. Il me dit simplement en me tendant la main "Quelle pénible journée." Ce à quoi en toute franchise je répondis "Pas forcément." En effet, il aurait pu pleuvoir, devais-je penser à cet instant. Mais en réalité, je crois que je voulais dire par là, ainsi que je l'ai écrit plus tard au Père Louveau, que cette journée avait été une journée de grande beauté, de recueillement, de chaleur et d'amour, sinon d'espoir, et qu'on la méritait bien, parce que les jours pénibles étaient maintenant devant nous. N'empêche qu’il a paru très choqué, et qu'il n'a plus rien dit, lui d'habitude si prolixe.

L'assistance peu à peu s'est clairsemée. Il ne restait plus que les familles et les amis proches, Annie, Monique, Gérard et Odile, quelques autres. Ta tombe était fermée pour toujours, couverte de couronnes et de fleurs. Je ne me sentais même pas révolté, pas plus que soulagé. Je ne sentais rien d'autre que la douceur du soir qui approchait.

On ne pouvait pas y passer la nuit. On a donc convenu qu'on allait d'abord boire quelque chose au café le plus proche avec la famille et les amis de Dominique, puis qu'on irait chez Isabelle ; Dominique, moi, les enfants et les frères de Dominique.

Je n'en suis plus très sûr, mais je crois bien que j'ai trouvé un prétexte pour descendre seul, et que j'ai fait un détour par les tombes de Chopin et de Morrison. Une visite de voisinage, peut-être. Prenez bien soin d'elle, c'est ma fille de quinze ans. Moi je ne peux plus veiller sur elle.

Il s'appelle la Renaissance, le bistrot du coin. C'est agréablement choisi, comme nom. Quand je suis arrivé tout le monde était attablé, avec heureusement un air pas trop funèbre. C'était plutôt, et c'était bien normal, la détente après l'épreuve. Moi j'ai foncé vers le bar et j'ai téléphoné à tes grands-parents pour leur dire que tout s'était bien passé. Eux n'avaient pas l'air trop détendus. Mais ça m'a toujours permis de boire deux bières au lieu d'une. Pour la première fois depuis le matin j’avais soif.

Puis je suis allé m'asseoir avec la famille. J'ai commencé à me sentir très fatigué. Autant qu’après ma séance de notes maniaco-dépressives, deux ans plus tôt.

Je ne disais pas grand-chose, je répondais machinalement quand on me parlait. Je regardais jouer et rire Antoine et Quentin. Je me disais que c'était fini pour aujourd'hui, que les portes du cimetière se fermaient pour la nuit, que c'était comme un internat où on allait bientôt éteindre les lumières, et qu'on se reverrait demain à la première heure. Mon demi à la main, je rêvassais d'un monde où tu ne serais pas morte.

Chez Isabelle ensuite, c'était un peu pareil. C'est comme ça partout, après un enterrement. Il y avait du vin autant qu’on voulait, j’en ai abusé mais pas trop, j’ai hélas quand même proféré quelques horreurs, il y avait de la pizza, des toasts. C'était parfait. Je nous sentais tous soudés. Même Isabelle, qui n’avait pas perdu la raison, parvenait à sourire faiblement. Tout le monde était naturel, détendu en apparence. Sauf Palma, à qui le chagrin ne voulait vraiment pas passer. Et Sabine, qui ne comprenait pas bien qu'on ose se remonter le moral au Beaujolais, qui était choquée. Elle s'est couchée tôt.

Nous aussi, et même souvent, par la suite.

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