dimanche 3 juillet 2011

Vendredi dix-sept mars 1995

Guillaume Apollinaire, proche voisin de Emilie, a placé en exergue de La Chanson du Mal Aimé quelques vers d’espoir, que j’ai écoutés, chantés par Léo Ferré, des centaines de fois, avant et après.

Et je chantais cette romance

En 1903 sans savoir

Que mon amour à la semblance

Du beau Phénix s'il meurt un soir

Le matin voit sa renaissance

Emilie, elle, est bien morte un soir, mais aucun matin ne verra sa renaissance. Voici à peu près ce que j’écrivais, moi qui ne suis pas Apollinaire, en 1996. Ce n’était la chanson de personne. J’étais malade. Cela faisait un an. Un an depuis le vendredi dix-sept mars 1995.

Cela fera un an dimanche, Emilie, que tu es partie. Absente pour toujours, et ta vie figée pour toujours. Un an sans joie, un an d’abandon, un an de lutte désabusée pour tenter de survivre, pour Dominique et pour mes autres enfants, un an sans conviction, un an avec et contre l'alcool, avec et contre la dépression. Un an de folie, de rage, de tristesse, d’enfer.

C'était un vendredi soir, et cette année c'est un dimanche, parce que cette année est bissextile. Si ça avait été la précédente, peut-être que le vingt-neuf février aurait remplacé le dix-sept mars, et que tu ne serais pas morte ce soir-là.

Mais voilà, peu avant dix-huit heures, rentrée de ton lycée, après être restée seule pendant un peu plus d’une demi-heure dans l’appartement dont tu avais pris soin de fermer la porte à clé, tu as déplacé ton bureau pour l’approcher de la fenêtre ouverte de ta chambre, tu as enjambé la fenêtre, et tu t'es laissée glisser, face contre le mur. Les clés étaient dans ta poche et tu avais fermé derrière toi. Nous resterions définitivement devant une porte infranchissable. Il nous faudrait du temps pour l’admettre.

Que d’efforts, que de courage, que de désespoir, quand on n’a que quinze ans. As-tu hésité, as-tu eu des regrets pendant ta chute, je ne le saurai jamais, mais je veux penser que non. Tu n’en as pas eu le temps ni l’envie. Trop vite et pas assez vite. Et puis à quinze ans, on n'a pas les mêmes états d'âme qu'à quarante-cinq. On ne pèse ni le pour ni le contre, on ne pèse que le poids de son corps qui va s'écraser vingt-cinq mètres plus bas.

Moi aussi peut-être, malgré mon manque de volonté, j’aurais pu me suicider à quinze ans. Mais maintenant c’est bien trop tard. La nuit serait tombée et le matin revenu avant que j’aie terminé de mettre en scène et de me réjouir à l’avance de mes funérailles.

Sept étages en dessous de ta fenêtre, il n'y a rien d'autre que la rampe d'accès au parking. Du ciment bien dur et bien noir. A mon avis ta chute a dû durer moins de deux secondes. Tu as touché le sol sur le pied droit, je dirais à quatre-vingts kilomètres à l'heure environ, d’après mes lointains souvenirs de physique. Je n’ai jamais essayé de faire le calcul précisément. Je pourrais demander à un ingénieur de le faire, ou même le faire moi-même, mais ce serait indécent.

Tu as basculé sur le côté droit, et cassé tout ce qu'il y avait à casser. J’ai appris que les médecins appellent cela un cataclysme interne. Nous, nous n’avons eu à voir que le cataclysme externe. Le médecin du SAMU et d’autres à qui j’ai décrit ta trajectoire m'ont dit que tu étais sans aucun doute tombée dans le coma immédiatement et que tu n'avais pas pu souffrir. J’ai su aussi, en lisant plus tard la déposition du jeune homme qui t'a découverte sur le sol quelques minutes après, que tu gémissais doucement, étendue sur le ciment, ton bras droit semblant par un ultime réflexe vouloir protéger ta tête. C’était, encore d’après les médecins, parfaitement compatible avec un coma profond, exempt de toute douleur. Et c’est ce que je veux croire, car le contraire ne serait pas du tout réconfortant.

Dans les romans policiers de ma jeunesse, on déterminait l’heure du meurtre par la montre de la victime, sauf lorsque l’assassin l’avait déréglée. Mais curieusement, la tienne, de montre, pourtant bien ordinaire, ne s’est pas arrêtée. C’est Sabine, ta sœur jumelle, qui l’a ensuite portée, jusqu’à ce que je lui en offre une neuve. Elle est à présent dans une petite boîte en marbre incrusté de pierres multicolores, rapportée autrefois d’Agra, la ville où un empereur, au seizième siècle, a fait construire, pour son épouse défunte, ce mausolée que l’on appelle Taj Mahal.

J'étais de très bonne humeur, ce soir-là. Elle n’allait plus durer bien longtemps, ma bonne humeur, et je ne le savais pas encore. Le lendemain samedi, je devais partir pour trois jours en Floride, à la santé de mon employeur, pour un séjour comme d’habitude bien plus touristique que professionnel.

A dix-huit heures, je n’avais strictement rien senti. J’étais seulement quelque part entre mon bureau et chez moi, roulant aux côtés de dizaines, de centaines de personnes à qui ta mort serait indifférente, qui ne la connaîtraient même jamais. Pour des millions de gens, Emilie, à commencer par ton père, ta mort est survenue dans l’ignorance la plus totale.

Mais un peu plus d’une heure plus tard, la sonnerie du téléphone allait mettre fin à mon ignorance, et me faire oublier pour longtemps la Floride et tout le reste.

Monique est une amie très ancienne, très belle et très douce. J'étais un peu amoureux d'elle, autrefois. Sur l'instant j'étais très heureux de l'entendre, et je trouvais naturel qu’elle m’appelle alors que je ne l’avais pas vue depuis dix ans. Mais dans ce qu’elle avait à dire, je le compris très vite, il n’y avait aucune douceur autre que sa voix.

Il y avait eu un accident, me disait Monique, c'était grave, tu étais tombée du septième étage, mais tu n'étais pas morte, Emilie. J'ai voulu en savoir plus, je ne comprenais rien, après quelques secondes j’ai crié mais nom de Dieu comment elle a pu faire ? Monique ne m’a pas répondu, elle m’a dit qu'il ne fallait pas que je perde de temps, que c'était vraiment très grave. Grave, c’est le mot qui revenait sans cesse. J’ai dit j’arrive, raccroché, et j’ai commencé à courir et à crier dans l’appartement. Dans ma tête c’était comme si tu n’avais pas encore fini de tomber, et qu’il fallait que je fasse au plus vite pour te rattraper avant qu’il ne soit trop tard.

Le trajet en taxi jusqu’à la rue du Repos a été interminable. J’étais atrocement paniqué, j’essayais en vain de trouver une explication à ce qui ne pouvait être autre chose qu’un accident. Je gémissais, moi aussi. Je murmurais sans cesse Oh mon Dieu, Oh mon Dieu. Mais je croyais encore à ta survie. Je n’imaginais pas que tu aies pu tomber ailleurs que du balcon. En dessous, je le savais, il y avait des haies qui peut-être avaient amorti le choc.

Stupidement, je me suis fait déposer presque cent mètres avant l'immeuble, croyant que la rue serait bouchée par la police ou par des ambulances. J'ai fini le parcours en courant. Je me sentais, malgré la panique, terriblement ridicule, à courir ainsi.

La rue était vide, à part deux locataires à la porte d’entrée, qui parlaient sans doute de toi, et qui m’ont dit que j’étais attendu en haut. Je suis monté à l'appartement. Isabelle, Monique, et Annie, une autre amie du temps où j’habitais rue du Repos, étaient là, debout. Immédiatement Isabelle m'a dit que tu avais sauté, Emilie. Je n'ai pas été surpris, je l'avais enfin compris, et en étais resté assommé, mais seulement quelques minutes plus tôt, dans le taxi. C’était trop logique, trop aveuglant. A quinze ans, on ne tombe pas du septième étage involontairement.

On t’avait emmenée à l'hôpital, sans donner d’autres précisions. Lorsque Sabine et Isabelle étaient rentrées, vers six heures et demie, tu étais déjà dans le camion du SAMU. Pour elles probablement cela avait été encore plus brutal et atroce que pour moi. Elles n’avaient rien pu apprendre, rien pu voir. Les médecins et les pompiers avaient des occupations plus urgentes que l’information et les tentatives de réconfort.

Alors ils t’avaient emmenée, et nous n'avions rien d’autre à faire qu'à attendre, et téléphoner vers dix heures, mais pas avant, c’était inutile, avait-on dit à Isabelle. Nous avons attendu, hors d'état de réfléchir ou de comprendre quoi que ce soit. Nous parlions très peu. Je restais debout, je fumais, je ne buvais rien.

J'ai regardé votre chambre, à toi et à Sabine. Ton côté était dans un très grand désordre, celui de Sabine nettement moins. Isabelle m'a montré ton sac à dos, qui était un inquiétant ramassis de papiers froissés et de cahiers écornés. Ton bureau, c’était pire. Je percevais confusément que c’était plus que de la négligence; qu’il y avait là-dedans je ne savais quelle incompréhensible colère. Il y avait aussi ton exaspérante collection de bouteilles de Coca-Cola, et tous ces portraits, non moins exaspérants à mes yeux, recouvrant tout l’espace disponible ou presque, de ces musiciens hard rock que tu vénérais depuis plusieurs années déjà. Tout ça n'était pas du tout plaisant. Je crois me rappeler qu'Isabelle avait seulement remis ton bureau en place, ce qui m’a permis de regarder, d’essayer de vivre ta chute.

Vers dix heures, comme convenu, Isabelle a téléphoné. On nous a dit que nous pouvions venir, et rien de plus. On ne nous a pas dit que tu étais vivante. Ta mort était désormais certaine, mais tous les quatre nous nous sommes abstenus de nous la dire à voix haute, au cas probablement où l'un d'entre nous aurait conservé un quelconque espoir. Il ne fallait pas encore parler de toi au passé.

C'était une nuit de printemps, très douce, très calme. Je ne sais plus qui conduisait, d'Annie ou de Monique. J'ai ouvert la vitre, et penché la tête à l'extérieur, tout le long du trajet. J’avais besoin de respirer cet air si paisible de la nuit, en attendant que l’horreur, au moins pour cette nuit, soit achevée. Encore une fois ce fut long. L’hôpital était à l’autre bout de Paris. Il est immense, très connu, mais je n’ai jamais pu, ni voulu, mémoriser son nom. Comme s’il ne devait pas exister.

Nous nous sommes tout d’abord trompés d'urgences. Tu étais, Emilie, aux urgences adultes, et pas aux urgences pédiatriques comme nous l'avions illogiquement imaginé. Cela aurait presque pu être une de tes manifestations d’humour noir. C'était peut-être aussi que volontairement nous retardions le moment où on nous dirait que tu étais morte, et où nous aurions à le constater.

Un médecin nous a accueillis. Une femme au regard et à la voix douce, comme Monique. Tout décidément, sauf ta mort, était doux, ce soir-là. Elle était terriblement émue et embarrassée, cette femme médecin. Elle a commencé à dire des choses, à l’évidence pour essayer inutilement de nous préparer au pire, que nous connaissions déjà, alors je l'ai interrompue en demandant simplement et calmement si tu étais morte. Elle a fait oui de la tête et les larmes se sont mises à emplir ses yeux. L’attente pour moi était terminée, enfin.

Elle nous a dit que tu étais dans une salle à côté, derrière une porte, en précisant qu'on t'avait mise à l'endroit le plus tranquille possible. Elle disait cela comme si tu avais pu risquer d’être dérangée, ou que le bruit et les allées et venues t’aient empêchée de dormir. Cette femme faisait tout ce qu’elle pouvait pour essayer de nous faire croire que tu n’étais pas vraiment morte. Peut-être elle-même, qui avait essayé sans espoir de te ramener à la vie, n’y croyait pas encore non plus.

Elle nous a fait entrer, et enfin tu étais bien là, sur un banal lit d'hôpital, dans une salle toute blanche, bien tranquille en effet puisqu'il n'y avait strictement rien alentour, même pas une chaise. Au premier instant, je me suis senti presque soulagé de te retrouver. Tu n'étais plus dans les mains des médecins, il n’y avait plus de barrières, tu étais avec nous, de nouveau, pour toujours. On allait te ramener à la maison et tout serait effacé.

Tu avais un gros bandage autour du front. Le médecin nous a dit que ce n'était qu'un hématome, qu'il ne fallait pas nous inquiéter. Tu en avais un autre, d'hématome, bien visible, sur la pommette droite. Nous t'avons regardée, touchée, sans rien dire ou presque. Nous n'étions plus du tout inquiets, en effet. Pauvre Emilie, ton visage était déjà froid. Je n’ai pris vraiment conscience de ta mort qu’en posant ma main sur ton front. Nous avons su que tu avais été déclarée morte à vingt heures quarante, mais j'ai pensé et continue de penser que tout s'est passé comme si tu étais morte en touchant le sol.

Je ne suis pas resté très longtemps. Il fallait que je fume et que je marche, alors je me suis inventé, comme toujours dans les endroits qui m’ennuient, une soudaine envie d'aller aux toilettes. C’était sinistre comme peut l'être un hôpital à une heure avancée de la nuit. Je me suis perdu, comme d'habitude, j'ai demandé mon chemin à quelqu’un qui traînait, et je me suis retrouvé au point de départ, puisque les toilettes étaient à côté de là ou nous étions. Je ne suis même pas sûr d'y être allé. Je pensais vaguement à la chanson de Louis Armstrong, Saint James Infirmary. I saw my baby there, so cold, so dead. Plus rien ne serait jamais urgent.

Nous sommes restés encore un moment, toujours sans rien dire, tout au moins rien dont je me souvienne. Tous les quatre nous étions trop hébétés pour bouger, ou pour pleurer. Tu étais désespérément immobile, Emilie, épouvantablement morte. Il n'y avait plus rien à faire ici ce soir, que partir, lentement et silencieusement. Nous t’avons donc laissée à nouveau seule et nous sommes partis, chez Monique cette fois. C'est là qu'était Sabine, avec Léon, l'ami de Monique, et Chloé et Joachim, les enfants de Monique. La réaction de Sabine a été très violente, comme je le redoutais. Elle a hurlé que ce n'était pas vrai, pas possible, je ne sais combien de fois. Elle ne pouvait pas s’arrêter, et personne ne savait rien faire. Dieu merci, je n'étais pas en état de lui expliquer quoi que ce soit. J’aurais dit des âneries qui l’auraient choquée encore plus. J'essayais seulement de la prendre dans mes bras, mais toujours elle s'échappait, et continuait à crier. Plus tard on l'a couchée, avec un calmant, et elle a fini par s'endormir, paraît-il.

J'ai téléphoné à Dominique, qui avait déjà beaucoup pleuré, et qui a pleuré encore plus. J'ai téléphoné aussi à Gérard et Odile, qui étaient absents en début de soirée. Gérard a répondu, a paru ne pas comprendre, a répété à voix haute ce que je venais de dire, puis j'ai entendu Odile hurler elle aussi plusieurs fois que ce n'était pas vrai, non, pas toi, Emilie, non, pas toi, Emilie. J’ai cru bêtement qu’elle aurait préféré que ce soit quelqu'un d’autre. Mais qui d’autre ?

Avec tous ces cris et ces larmes je commençais lentement à prendre conscience de ce qui m'attendait. Avant de rentrer chez moi j'ai téléphoné aux Etats-Unis pour dire que je ne viendrais pas, pas cette fois, qu’il fallait donc annuler la voiture et l’hôtel, et j’ai expliqué pourquoi. I dont think there's anything to say any more, m'a dit simplement Alex V. lorsque j’ai prononcé le mot suicide. Pour ce soir-là, il avait bien raison.

Il y avait une station de taxis au pied de l'immeuble de Monique. Avant de rentrer chez moi je suis resté quelques minutes dans un bistrot sordide, devant une bière, la première de la nuit. Je n'étais plus pressé du tout. Je m'y serais bien couché, dans ce bar, et bu toute sa bière, mais finalement je n'en ai bu qu'une. Il fallait que je dorme, que je m'économise. Demain j'aurais beaucoup à faire. J’étais déjà obsédé. J'ai demandé au chauffeur de taxi à ouvrir la vitre et à fumer, pour respirer à l’air libre. Il m'a dit avec mépris que si j'étais bourré, il préférait que je descende. Je lui ai dit ce qu'il en était de mon ivresse, ensuite il est resté silencieux et moi aussi.

Quand je suis rentré, Dominique m'attendait. On a parlé, mais très peu. Il était très tard et trop tard de toute façon. Je ne pensais plus qu’à la nécessité d'essayer de dormir, pour pouvoir faire face le lendemain à tout ce que j'aurais à faire et à subir. Et oublier ta mort, Emilie, quelques heures seulement.

Les premiers jours

J'ai dormi, en effet, à peu près quatre heures, presque d’une traite. J’ai d’ailleurs toujours bien dormi, par la suite. Cette nuit-là, ou peut-être une autre, j’ai crié ton nom. C’était dur de se réveiller ainsi, mais c’est arrivé très rarement.

Il m'a fallu du temps pour admettre ce qui s'était passé. Je voulais que ce soit un jour comme un autre. Je ne voulais pas que tu sois morte. Il aurait fallu que la terre fasse un tour dans l'autre sens, et que quelqu'un, moi de préférence, soit là pour t'empêcher de sauter. J'ai bu du café, fumé. Dominique s'occupait de moi de son mieux, je suppose. Antoine et Quentin étaient là, mais je ne sais plus qui leur a dit quoi, ni comment ils ont réagi. Je ne faisais rien pour sortir de ma torpeur. Je devais sentir confusément que tout ce que je ferais désormais allait te rendre encore plus morte.

Il fallait pourtant bouger. J'avais des coups de téléphone à donner. J'ai commencé par le plus inutile, annuler mon vol pour Miami. Ça a pris du temps, mais j'étais tout à fait patient. Après, je crois avoir téléphoné à José Arcé San Martin, mon directeur, mais il n'était pas chez lui. J'ai dit à son épouse que ma fille était morte, mais que pour la Floride je m'étais occupé de tout. Il semblait un peu perplexe quand il m'a rappelé, en fin d'après-midi. Il avait l'air de craindre que je n'attache trop d'importance à la Floride, mais je l'ai rassuré en lui disant que c’était le dernier de mes soucis. Il a été très humain, comme souvent. Remarque, Emilie, qu'il n'avait pas entièrement tort de s'inquiéter de mon intérêt exagéré pour la Floride, car la veille au soir, à l'hôpital, l'espace d'un instant, je m'étais demandé si je ne pourrais pas y aller quand même. Tu aurais pu peut-être patienter jusqu'à mon retour. Ou même ressusciter. C'était juste un petit problème d'organisation.

Il a fallu ensuite que je m’occupe de tes grand-parents. J'avais très peur de leur réaction, aussi j'ai d'abord téléphoné à leurs voisins, en leur demandant de venir vers dix heures, afin que mes parents ne soient pas seuls au moment où je leur apprendrais ta mort. J'ai aussi téléphoné à leur médecin, en lui demandant de passer avant midi, car ils auraient sans doute besoin de calmants.

C'est bien dur d'être une famille d'enfants uniques. Passé un certain temps, tout le monde est trop vieux, ou complètement mort. Dans tous les moments de la vie, les mauvais et les bons, on est tout seul, ou presque.

Quand j'ai appelé, il y a eu un moment de flottement, à cause des voisins qui arrivaient en même temps que mon coup de fil. Ils étaient tellement abasourdis, tes grand-parents, qu'il n'y a pas eu de pleurs, contrairement à ce que je craignais. Ton grand-père, Emilie, a employé le mot misère, et il savait de quoi il parlait. Dans les jours qui ont suivi, je leur ai téléphoné tous les jours, bien entendu. Chaque fois ils m'ont dit de ne pas me soucier d'eux, et chaque fois ce mot misère est revenu, lancinant, dans la bouche de mon père.

Ils ne sont pas venus à tes obsèques. Ils disaient qu’ils avaient peur de m'encombrer, que ça ne changerait rien qu’ils soient présents ou non. Plus exactement, ma mère parlait et mon père approuvait. De mon côté je me disais que cela serait sans doute trop dur pour eux, et, pas contrariant, comme je l’avais toujours été avec ma mère, je les encourageais à ne pas venir, de peur qu’ils ne se sentent coupables, et aussi parce que je n’avais pas plus envie que d’habitude de voir ma mère. Mais il n’empêche que cela a été bien dur pour moi que mon père ne soit pas là. J’aurais dû insister, ordonner. On est terriblement seul, aux enterrements de ceux qu'on aime, et là, sans famille ou presque, sans mon père qui est mort deux ans plus tard, je l'ai été comme jamais ça ne m’était arrivé.

Bien plus tard seulement je crois avoir mieux compris la motivation de ma mère. La moindre entorse au cérémonial quotidien lui était insupportable. Fermer la maison, faire quelques heures de train, cela dépassait son entendement. Quant à mon père, elle lui avait appris depuis longtemps à n’exprimer aucune opinion, et que de son obéissance découlait sa tranquillité. Voilà le désastre que j’ai observé pendant plus de quarante ans, voilà ce qui m’a aidé à devenir pénible pour mon entourage.

L'après-midi on s'est retrouvés, Dominique et moi, Sabine et Isabelle, à l'Amphithéâtre des Morts. Je n’aime pas trop cette expression. C’est plus poétique que de parler de morgue, évidemment, mais de là à laisser entendre qu’il s’agit d’une sorte de scène, de théâtre dont les morts seraient les acteurs et les vivants les spectateurs, cela me paraît un peu choquant, comme empreint de voyeurisme. C’est un peu comme si on jouait Hamlet avec Yorick comme seul personnage.

Il était facile à trouver, l’Amphithéâtre, tout près de l'entrée de l'hôpital, à gauche. Même moi je ne pouvais pas le rater. On était en avance, il a fallu attendre l'ouverture. L'employé était noir, il faisait la permanence du week-end. Il y avait une sorte de hall, très blanc, sans aucune décoration, et, devant nous, une demi-douzaine de petites salles, chacune obturée par une tenture dont j’ai oublié la couleur, sauf qu’elle n’était pas noire. L'employé nous a demandé ton nom, puis il nous a demandé d'attendre. Je ne comprenais pas bien pourquoi il fallait attendre. Pour moi tu ne pouvais être que prête, et c’est toi qui nous attendais. Je ne comprenais pas qu'il fallait bien sûr que l’employé aille t'extraire d'une sorte de tiroir réfrigéré, te placer sur un chariot, puis te déposer dans une de ces salles, le corps couvert d'un drap. Peut-être aussi arranger tes cheveux, te mettre un peu de fard sur le visage, pour que tu sois le plus présentable possible. Peut-être aussi que les choses se passaient de façon tout à fait différente. On ne pose pas de questions, dans ces cas-là. C'est un monde, derrière la tenture, où l'on n'a le droit d'entrer que lorsqu'on vous appelle, ou que l’on est mort.

Tu étais telle que la veille, Emilie, sauf que tu n'avais plus ce bandage autour de la tête. Tes longs cheveux étaient peignés, et ramenés en arrière. Tu avais aussi une sorte de sourire légèrement moqueur que je t’avais vu souvent, mais certainement pas la veille. Quelqu'un, assurément, avait dû se donner du mal pour toi et pour nous.

Et sur le front, tu avais, du côté droit, le même côté que celui de l'hématome de la pommette, un autre hématome, plus gros celui-là et parfaitement circulaire. C'est à cause de cela que deux semaines plus tard, lorsque j'ai fait publier une annonce dans Libération, j'ai voulu citer les derniers vers du Dormeur du Val.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Plus tard, je me suis demandé, et je me demande toujours, s'il ne s'agissait pas d'une trépanation, destinée à évacuer des caillots de sang formés entre la boîte crânienne et le cerveau, plutôt que d'un hématome. Pour nous épargner d'avoir à imaginer je ne sais quel outil barbare droit sorti de chez Leroy-Merlin, te trouant la tête pendant que tu finissais d'agoniser, on aurait eu la pudeur de ne rien nous dire.

Si ma suspicion de trépanation est exacte, tu reposes à présent, Emilie, pas bien loin d'un autre trépané célèbre, mais qui a survécu quelque temps, et a même été photographié avec son bandage sur le front ; c'est Guillaume Apollinaire, l'auteur de la Chanson du Mal Aimé.

Alors, avec mille précautions, on a fait entrer ta sœur jumelle. Mais elle n'a pas du tout supporté ta vue, elle est sortie en courant, immédiatement. C'était à cause du sourire, nous a-t-elle dit. Elle était bouleversée, toute tremblante, pauvre Sabine.

Je ne sais plus combien de temps on est restés. Sabine est partie avec Dominique. Isabelle et moi, il fallait qu'on aille voir la police. En cas de suicide, il y a une procédure presque comme pour un meurtre, il faut recueillir les dépositions, il faut un médecin légiste, et tout ça empilé devient un dossier.

L'inspecteur s'appelait Forestier. Il était venu rue du Repos la veille, avant que j’arrive, et avait inspecté ta chambre, Emilie, avant de conclure que le suicide ne faisait aucun doute. D’après Isabelle, il n’avait pas été des plus aimables, mais elle n’était sans doute pas en état de juger convenablement. Je crois quand même que le désordre dans ta chambre lui avait un peu déplu. Dans la soirée, je l'ai appris bien plus tard au Palais de Justice en lisant les pièces du dossier, il était aussi allé à l'hôpital, avant nous, et après ta mort, et il avait inspecté ton pauvre corps brisé, totalement nu, pour vérifier l'absence de marques suspectes. La police passe avant la famille. Mais c'est un dur métier. Je ne suis pas sûr que cette nuit-là il ait bien dormi, ce pauvre Forestier. Mais peut-être que si. Tu n’étais pas son premier mort, à lui. Mais on a beau être flic, on sait tout de même que les enfants ne sont pas faits pour mourir.

Il nous a reçus tout de suite et très aimablement, l'Inspecteur Principal Leforestier. J’ai réalisé qu’il était de garde, Leforestier. Dommage que tu n’étais plus en état de plaisanter. Mais de toute façon, si tu avais vécu on ne l’aurait jamais rencontré.

C'est surtout Isabelle qui a témoigné, puisque moi je n'avais rien vu, rien entendu, et que je n'habitais même pas là. Il tapait, très lentement, sur une machine à écrire d'un autre âge, et il soumettait ses phrases à notre approbation. Il m'a semblé, mais sans doute était-ce une illusion, qu'il essayait de mettre, dans ce procès-verbal, tout de même un peu de poésie, la plus discrète possible.

Ce jour-là il y avait une manif dehors, avec des slogans. Il a dit, à un moment, je sais pas après qui ils en ont, et j'ai répondu, machinalement, comme un vieux gauchiste plus qu’un peu amorti, après vous sans doute. Il ne savait pas encore, ce pauvre Leforestier, à quel point je lui pourrirais la vie dans les semaines qui suivraient, une fois que ma folie se serait bien mise en marche et que j’aurais décidé que tu ne t’étais pas suicidée.

De ce samedi, c'est tout ce que je me rappelle. On a dîné, on s’est couchés. Le dimanche, on avait prévu évidemment de retourner te voir à l'hôpital. Un des frères et une des sœurs d'Isabelle seraient là, arrivés de Lyon. Je ne pouvais pas en dire autant. La solitude du fils unique est sans égale, je l’ai déjà dit.

Le dimanche matin vers onze heures, j'ai tenu à emmener Antoine, Quentin et Sabine chez le fleuriste. C'est à trois cents mètres environ de chez nous. Mais juste avant d'arriver, Sabine s'est arrêtée net, et m'a tendu, sortie de son manteau, une feuille de papier pliée en quatre, en me disant que c'était son bulletin scolaire. Je me suis moi aussi pétrifié et j’ai réfléchi autant et aussi vite que je pouvais. Ça n’était pas le moment de me tromper. Sabine avait à cet instant un air de bravoure difficile à décrire. L'air de dire coucou, je suis encore là, moi. J'ai pris alors le temps de le lire très attentivement, ce bulletin, et de le commenter ligne par ligne, avec seulement peut-être un peu trop d'indulgence, bien qu'il ne fût pas du tout mauvais. Mais compte tenu des circonstances, ce n’était pas une erreur très importante, je crois.

J'ai demandé à Monsieur Pierre, le fleuriste, un beau bouquet de fleurs très tendres, pour trois cents francs. Il a commencé à le composer, en notant le prix de chaque fleur, comme les fleuristes font d'habitude. Sabine paraissait terriblement désemparée, alors je l'ai entourée de mon bras. J'ai dit à Monsieur Pierre que les fleurs, c'était pour une jeune fille qui était morte, la sœur de ma fille, ai-je ajouté pour Sabine, qui pleurait silencieusement.

Monsieur Pierre n'a rien dit, mais j'ai remarqué qu'il s'est arrêté subitement de noter le prix des fleurs. Quand le bouquet a été terminé, il me coûtait trois cents francs, ni moins ni plus. Mais en réalité, je pense que ça devait faire nettement plus. Et pendant que nous sortions, j’ai vu Monsieur Pierre, pour la première fois depuis que je le fréquentais, retirer sa casquette.

Sabine n'avait rien remarqué de tout cela. Le soir, je le lui ai expliqué, et je lui ai dit, c'était peut-être un peu abrupt, qu'elle avait de la merde dans les yeux. C’est l’expression que j’ai employée. Je voulais qu'elle garde le contact avec le monde réel, pendant que moi, tout en le sachant et en n'y pouvant rien, je commençais déjà à le perdre.

L'après-midi, ce fut notre triste sortie dominicale, nous sommes retournés te voir. Nous avons déposé doucement nos fleurs sur ton corps caché par le drap. Isabelle aussi en avait apporté. Du reste de ce dimanche, je n'ai plus aucun souvenir précis. Un dimanche de téléphone, c’est à peu près tout.

Bonjour Monsieur Funèbre

Ce n'est pas excessivement réjouissant, Emilie, tout ce que je viens de raconter. Mais tu dois reconnaître que tu y es pour quelque chose. Personne ne te le reproche, mais tu nous avais fait passer un très mauvais week-end.

Je vais essayer d'être moins sinistre, un petit moment, en te racontant ce qu’on a fait le lundi. Car ce jour-là, ta mère et moi sommes allés aux Pompes Funèbres Générales attenantes à l'hôpital où tu reposais. C'était notre premier contact avec l'entreprise, nous étions très intimidés.

Les croque-morts, c'est comme tu le sais une source de plaisanteries innombrables. Je ne sais pas si je t'ai un jour raconté ce dialogue délicat :

- Bonjour Monsieur Funèbre, je voudrais une pompe.

- Désolé, Monsieur, ici nous ne faisons que les bières.

- Alors ça ne fait rien, donnez-moi un demi.

Ce n'est pas de moi, je me rappelle l'avoir découvert autrefois, bizarrement, dans un livre de Carter Brown, le plus mauvais auteur jamais publié par la Série Noire, avec qui, probablement, le malheureux traducteur prenait quelques libertés.

Aux Pompes Funèbres Générales nous avons été reçus par un bien brave homme, qui répondait au nom de Lartigou. Compétent, efficace, discret, précis. On voyait bien tout de suite, cependant, et cela d'ailleurs ne faisait que le rendre plus sympathique, que Monsieur Lartigou n'était pas homme à abuser de l'eau minérale. Sa physionomie aurait pu servir de réclame à n'importe quel apéritif, anisé ou non. C'est un métier, c'est bien connu, qui donne soif. Tous les quarts d'heure environ, Lartigou s'absentait quelques minutes. Je soupçonnais que c'était dans le but bien légitime d'aller se rafraîchir à la fontaine, mais il n'en était rien. Il nous expliqua un peu plus tard qu'il ne faisait que s'éclipser délibérément pour nous permettre, à Isabelle et à moi, de discuter en toute intimité. Un homme, en résumé, au professionnalisme irréprochable.

Il y eut quand même un moment pénible et dépourvu de tout élément comique, ce fut le choix du cercueil. Il y en avait quatre ou cinq, un peu trop entassés dans une bien trop petite salle. Ils étaient tous bien trop grands pour toi, Emilie, mais Lartigou nous a dit qu'il existait la taille en dessous. C'est ce qu'on a pris, presque sans regarder. On ne s'est pas attardés.

Les cercueils, on a l'habitude de les voir à l'horizontale, fermés et occupés, mais là, probablement par manque de place, ils étaient pour ainsi dire adossés au mur, et on pouvait, si on le souhaitait, en examiner l'intérieur, sinon les essayer. Ça faisait un drôle d'effet sinistre, comme si la mort s'était mise debout et n'attendait plus que nous.

Il avait tendance à se répéter, ce bon Lartigou. Sur le moment j'ai mis ça sur le compte de l'âge, de l'abus de la bière et des boissons fortes. Mais encore une fois j'étais dans l'erreur. Il nous a expliqué, en nous raccompagnant, qu'il le faisait en vérité exprès. C’était une tactique frappée au coin du bon sens :

- Comprenez-vous, messieurs dames, je suis obligé de tout répéter trois fois, parce que sinon, la plupart des gens, ils ne se souviennent plus de rien dès qu'ils ont passé la porte.

Quand tout a été réglé, j'ai laissé sortir Isabelle, puis je suis revenu sous un prétexte fallacieux dans la boutique. J'ai alors demandé poliment une copie de la charte de déontologie de la profession, qui était accrochée au mur. C'était de ma part sans aucune ironie. Lartigou m’avait si favorablement impressionné que je voulais prendre le temps d'étudier la discipline très sérieusement, et à tête reposée. Je commençais vraiment à ne plus avoir les idées très nettes. Pour un peu je leur aurais demandé s'ils embauchaient. N'empêche que personne n'a sourcillé, et qu'on m'a promis de m'envoyer le précieux document par la poste. Stoïques, ils sont restés. Des familles de trépassés, ils devaient en voir de toutes les couleurs. Ils ne m'ont jamais rien envoyé, finalement, et je ne les ai pas relancés. Ce qui fait que je ne sais toujours pas comment ça marche. C'est peut-être un métier qui donne soif, mais c'est un métier.

Naturellement, quand on est partis, tout était clair. Tes obsèques auraient lieu vers la fin de la semaine, la date précise dépendrait du médecin légiste, qui allait passer te voir incessamment. Tu serais incinérée, au cimetière du Père-Lachaise évidemment, que tu voyais tous les jours de ta fenêtre, et tes cendres dispersées dans le Jardin du Souvenir, ça c'était mon idée à moi, et je n’en démordrais pas.

Le dimanche soir précédant ta mort, alors que tu étais encore chez nous à Asnières, j'avais eu subitement envie de rechercher quelques cartes postales dans ma collection, dans le vain espoir de rendre les murs de mon bureau un peu moins sinistres. J'avais jeté mon dévolu sur une carte, représentant Saint-Eustache, mon église préférée, que j’avais pris l’habitude d’aller admirer de temps en temps à partir des bars à vins survivants des Halles d’autrefois. Puis sur une seconde, représentant le Jardin du Souvenir, justement. Mais contrairement à Saint-Eustache, celle-là, le lundi, je n'avais finalement pas osé la mettre en évidence. Des gens auraient pu trouver ça morbide. On trouve en général le cul moins obscène que la mort. Logique ou pas, c’est comme ça.

J'ai donc préféré, par discrétion, m'en servir de marque-page pour mon agenda. C’était moins voyant. En ces jours qui précédèrent ta mort, il semble donc que j’éprouvais des sentiments un peu inhabituels. Mais les trouverais-je aujourd’hui inhabituels si tu n’étais pas morte peu après ? Rien n’est moins sûr. La prémonition, c’est surtout une idée excitante avant d’être une réalité. Comme se rappeler que quelques semaines auparavant, un pigeon était venu faire son nid et couver ses œufs chez nous, précisément sur le balcon de votre chambre, à toi et à Sabine, et que la mère avait emporté les œufs, l'un après l'autre, peu avant leur éclosion. Deux, il y en avait deux. L’analogie, après coup, avait de quoi troubler. En tout cas, c’est le gardien qui a détruit le nid. Moi il me faisait trop peur.

Il est relativement long, le Jardin du Souvenir, mais particulièrement étroit. Au bout, il y a un monument dédié à la mémoire des victimes de l'explosion d'un DC10 africain, il y a quelques années. On se trouve dans le secteur des monuments aux victimes des camps de concentration. Il y en a un par camp. C’est là aussi que se fait enterrer le PCF. Il y a dans une même tombe celui qui croyait au ciel et celui qui ne croyait pas. Il y a aussi le Colonel Fabien, il y a Paul Eluard et Henri Barbusse. Plus discrètement, presque caché, réside aussi dans le voisinage Jean-Baptiste Clément, l'auteur du Temps des Cerises. C’est tout près de ce qu’on appelle le Mur des Fédérés, qui chaque année a droit à ses gerbes, alors que c’est un faux. Le vrai, avec les vrais impacts de balles, est dans un square accolé à un autre côté du cimetière.

C’est un jardin beaucoup moins extraordinaire que celui de Charles Trenet. C’est un coin de verdure où ne coule aucune rivière. Il y a bien des massifs de fleurs, des étendues de pelouses pour répandre les cendres et déposer les roses, mais ce qui est ennuyeux, c'est qu'il est situé beaucoup trop près des rues et de la circulation automobile, et surtout que le mur du cimetière, qu'on ne peut pas ne pas voir, est à cet endroit hérissé de piques et de barbelés très inesthétiques, destinés certes à empêcher les fêlés de tous bords de pénétrer la nuit à l'intérieur du lieu pour y célébrer Dieu sait quoi Dieu sait où, mais qui constituent hélas un deuxième rappel des camps de concentration. Et même un troisième, si l’on pense aux fours et aux cendres. Mais malgré tout ça, c'est un espace qui reste terriblement chargé d'émotion. Les morts du sida l'affectionnent particulièrement.

Mais revenons chez les hommes de l’art. Un peu plus tard on y est retournés, aux Pompes Funèbres Générales, je ne sais plus très bien quand ni pourquoi, sauf qu'il fallait sans doute régler l'addition. Ils ne font pas dans le bénévolat, et c'est sans doute mieux ainsi. Les fleurs sont chères en toutes saisons, l'essence et les porteurs aussi.

A notre grande déception, Lartigou n'était pas là. Il était, nous a dit son remplaçant, du reste aussi compétent, efficace, discret et précis que lui, en stage. Ç'a ma laissé rêveur. Je me suis demandé à quoi ça pouvait ressembler, un séminaire de croque-morts. J'aurais payé cher pour y assister. Ça devait être parsemé de fous rires, surtout après déjeuner. Des feux d’artifice de bons mots, des saillies à mourir d’hilarité. J’imaginais déjà des exercices en temps réel, filmés en vidéo.

Situation numéro un :

- « Vous, Monsieur Sénéchal, vous allez être le veuf inconsolable, celui qui ne comprend rien à rien, qui ne s'est jamais occupé de quoi que ce soit, qui n’a de sa vie jamais signé un chèque. Vous, Monsieur Quinquina, vous serez notre employé d’élite, vingt-cinq ans d’expérience, huit mille trépas à votre actif. Vous êtes fermement décidé à ce que Monsieur Sénéchal ait tout compris en vous quittant, sache tout, absolument tout, des bienfaits dont va bénéficier grâce à vous feue son épouse, et cela bien sûr après avoir payé le juste prix des funérailles de Madame. Vous devrez faire en sorte, en outre, qu'il se sente si bien traité qu'il ait une furieuse envie de revenir dès que possible. N’hésitez pas à lui servir un petit remontant si nécessaire. Messieurs, je démarre la caméra dès que vous êtes prêts. ». Situation numéro deux :

- « Messieurs, j’ai le pénible devoir de vous annoncer que Monsieur Shlomo Bensoussan s’est éteint hier alors qu'il était en voyage d'affaires au Togo, parti acheter des étoffes multicolores pour son négoce. Madame Rachel Bensoussan, sa veuve éplorée, tient absolument à ce qu’il soit inhumé sous quarante-huit heures, comme le veut, vous n’êtes pas sans l’ignorer, la tradition juive, et qui plus est à Deauville, face à la mer. Malheureusement, l'enquête vient de révéler que Monsieur Bensoussan est fâcheusement décédé d'un arrêt cardiaque dans sa chambre d'hôtel, alors qu'il se consolait de l'absence de son épouse en tenant une conversation animée avec deux jeunes demoiselles de couleur. Les autorités locales ont décidé de l'autopsier, prétextant vouloir s’assurer qu'il n'avait pas contracté le sida. Ainsi donc, pour espérer faire sortir Monsieur Bensoussan du Togo avant trois mois, il va nous falloir acheter une bonne demi-douzaine de fonctionnaires. N’oubliez pas d'autre part que Monsieur Bensoussan était jusqu’à hier une des figures de proue du Sentier, que notre agence est sise rue d'Aboukir, et que l’éventuel mécontentement de Madame Bensoussan risquerait de nous faire perdre la clientèle de la communauté juive, ce qui serait très fâcheux. Messieurs, je vous pose donc tout net la question : que faisons-nous ? »

Hélas j’ai peine à croire que ça se passe exactement comme ça. Les Pompes Funèbres ne se relâchent pas pendant les heures de travail. Et c’est le contraire des putes : moins on y va, mieux on se porte. Pourtant on s'en serait fait des beaux séminaires mortuaires, tous les deux, Emilie. On n'en aurait eu jamais fini de se taper sur les cuisses. Morts de rire, toi et moi, en arpentant main dans la main les allées des cimetières. Des compétitions acharnées de mauvais goût, des trucs à faire tomber les rideaux et les tentures.

En tous cas pour vous, cher Monsieur Lartigou, je n’ai qu’un regret, c'est que par la nature des choses, vous ne serez pas en mesure de vérifier l'ordonnancement de vos propres funérailles. J'espère bien néanmoins que vous serez traité par un professionnel dans votre genre, et je suis sûr que vous aurez au préalable donné vos instructions détaillées.

Que sont mes amis devenus

Si je m'écoutais, je me forcerais à faire de l'humour à longueur de pages. Je serais capable de faire de ton enterrement une énorme partie de rigolade, alors que ce n'en fut vraiment pas une. Il ne faut pas que je nie la tristesse. Il faut être Shakespeare ou Molière pour se permettre de mêler la farce et la tragédie. Moi je n’étais alors que ton père, dépassé par les événements et déjà hors du monde.

Après Lartigou et ses répétitions délibérées, on a déjeuné dans un bistrot, puis on est retournés à l'Amphithéâtre des Morts. C’était à côté. L'employé n'était plus celui du week-end. Il était jeune, pas noir, lui, et portait une barbe. Très discret, comme le précédent. C’est un métier apparemment où l’on sait d’expérience que les paroles sont futiles et que les sourires ne sont pas de mise. Tu allais lui tenir compagnie pendant presque toute la semaine, mais tu n’ouvrirais pas la bouche. Lui, peut-être, te ferait la conversation, te prendrait la main pour que vous soyez moins seuls.

Tu étais, Emilie, comme les jours précédents, toujours aussi morte. Je ne sais plus si c'est ce jour-là ou le lendemain qu'on t'a habillée. Chemise, tee-shirt et jean. Un tee-shirt pour une fois sans dragon, sans tête de mort, sans chanteur défoncé. Même si on l’avait voulu, on aurait eu du mal à te trouver une robe ou une jupe, tu n’en avais plus jamais porté depuis plus de dix ans. On avait donné à Isabelle, la police sans doute, tes vêtements pleins de sang. Elle les avait jetés aussitôt, et en avait apporté d'autres à l'hôpital. Je ne m'étais pas occupé de ce genre de détails. De tout temps, à la campagne comme ailleurs, les femmes ont en charge la toilette des morts. Sauf lorsque l’hôpital s’interpose.

C'est ce jour-là, je crois, que sont venus Gérard et Odile. Avec eux il y avait Jean-Paul, que j’avais connu autrefois chez Odile, marié. Depuis que je l’avais vu, il s’était rasé la barbe. Odile avec un air gêné m'a laissé entendre que Jean-Paul et Isabelle entretenaient des sortes de relations. Comme si, séparé depuis onze ans, remarié et père de deux autres enfants, je risquais de redevenir jaloux, précisément avec ma fille morte à quelques mètres. Je ne savais rien, ça ne me regardait pas, et non seulement ça m’était tout à fait égal, mais à vrai dire je me sentais comme soulagé, je me disais qu'Isabelle ainsi était un peu moins seule. C’était de l’altruisme qui ne me coûtait rien.

J’ai causé quand même un certain malaise, involontaire mais entièrement de ma faute, lorsque Jean-Paul en s'approchant de moi m'a demandé si je le reconnaissais. Je n'ai rien compris de son embarras ni de sa peine, j'ai eu seulement l'impression qu'il me prenait pour un pauvre malheureux rendu fou et abruti par la douleur. Même s’il avait raison, je n’étais pas d’humeur à entendre des choses pareilles. Je lui ai répondu avec mon ironie coutumière que bien sûr je le reconnaissais, mais qu'il était beaucoup mieux quand il portait la barbe. Ce n'était pas une chose à dire à l’ami de cœur de mon ex épouse, encore moins à quelques mètres de ton cadavre, mais que veux-tu, j’avais déjà quitté la vie sociale. Ma folie progressait, lentement mais sûrement.

Que je me permette une parenthèse et je n’y reviendrai plus. Gérard et Odile, c'est une histoire très ancienne, tu le sais, Emilie. On les connaissait bien avant que toi et ta sœur ne soyez nées. Gérard et moi sommes presque jumeaux, comme toi et Sabine. Nous sommes nés la même année, le même mois, lui le trente et moi le vingt-huit. Cela m’a conféré une sorte de droit d'aînesse, dont je n'ai jamais cessé d'user et d'abuser.

Nous avons deux points communs, entre d'autres. Le premier est de ne pas aimer notre métier. J'aurais voulu être prof, lui ingénieur, et c'est juste le contraire qui s'est produit. La vie est cruelle. Le second point commun entre nous, c'est d’avoir aimé et de continuer à aimer Odile pour toujours. Il n'y a d'ailleurs vraiment pas là de quoi se vanter, puisque le monde entier a aimé Odile. Mais seul Gérard a le droit d'en être fier et satisfait, parce qu'il a fait deux enfants avec Odile, beaux comme des divinités grecques. Et la preuve qu'il est un bon prof de maths, Gérard, c'est qu'il s'est débrouillé pour que sa fille, la première, naisse le même jour que lui, le trente novembre 1984. Pour le garçon, par contre, il a dû se tromper dans ses calculs, ou oublier de les faire.

La légende prétend qu'ils se sont connus sur les marchés du onzième arrondissement. Elle, fille d'un homme politique célèbre de la Quatrième République, Président du Conseil de surcroît, s'étant même illustrée au fameux Bal des Débutantes et ayant dansé à cette occasion avec Jacques Chazot lui-même, vendait L'Huma à la criée le dimanche matin. Lui, fils de pauvres, frère de famille nombreuse, locataire d'une cité ouvrière et délinquante notoire, proche de la Gare de Lyon, vendait Rouge, l'admirable hebdomadaire de la Ligue Communiste Révolutionnaire, sur le même marché. Malgré leurs graves divergences politiques, ils ont sympathisé, Gérard et Odile, et même nettement plus, pour ce que j'en sais.

Moi, j'ai connu Odile quelques années plus tard, en prof déprimée d'un lycée hallucinant, où enseignait également Isabelle, et dont la cour de récréation était située au droit de la piste principale de l'aéroport d'Orly. Ce n'était pas seulement ça qui la rendait dépressive, Odile, ça lui venait à l'évidence de bien plus loin. Un jour, vers l’époque où tu es née, elle a commencé à me raconter, mais je crois que je ne saurai jamais la fin.

C'est peu de dire qu'on a sympathisé, nous aussi, et je ne t'en dirai pas davantage, ni à toi ni à personne d'autre. Qu'il te suffise de savoir qu'Odile fait partie de moi. Moi comme Myriam, Odile et Isabelle. C’est Myriam qui me l’a fait remarquer. Ça me fait drôle qu’avec une agrégation d’anglais, une d’allemand et une de lettres classiques on n’obtienne pas mieux que moi. Et qu'en 1985, lorsque j'ai rencontré Dominique, non agrégée, pour une fois, Moi soit devenu Domi. Ça c’est moi qui l’ai trouvé tout seul, c’était très facile en vérité.

Chaque fois que je vois Odile je suis content, un peu plus qu’ému. Je plonge dans le passé, et je nous regarde vieillir doucement. Mais ce jour-là je crois qu'on n'a rien fait d'autre, Odile et moi, tellement on était accablés, que de parler de l'organisation de tes obsèques. Ça ne paraissait pas tellement lui plaire, à Odile, l'incinération, la dispersion des cendres, tout ça. Je ne comprenais pas bien pourquoi. Son éducation religieuse devait avoir laissé des traces que le communisme n’avait pas réussi à éradiquer. Je lui disais pourtant que tu serais dans l'air, omniprésente autour de moi, qu'il n'y avait aucun problème. On s'est quittés comme ça, mais j'étais un peu ébranlé, pour la première fois, et Odile visiblement inquiète. Elle avait raison, comme tout le monde sauf moi.

Maniaco-dépressif, et fier de l'être

Ta mort est insupportable, Emilie, mais il y a en ce monde de bien pires horreurs. Un fou, bien plus fou que moi celui-là, a massacré naguère seize enfants et leur institutrice, dans une école maternelle écossaise. Des enfants entre quatre et cinq ans. Dieu ce jour-là devait être aux sports d'hiver. Des fillettes violées, en Belgique, sont mortes de faim et de soif dans une cave. Personne ne les a entendues. Aux Etats-Unis d’Amérique, le mitraillage d’adolescents dans les collèges tend à devenir un sport national. Devant pareilles souffrances, je me sens presque honteux de n’être désespéré que par ta mort, ta mort rapide, ta mort que tu as décidée, et pas subie.

Ainsi des dizaines d'hommes et de femmes, chaque jour, partout, massacrent des enfants, qui sont souvent leurs propres enfants. Si je pouvais endosser toute la souffrance du monde, je serais bien heureux, je serais un saint au lieu d'être un écrivain raté et trop porté sur la boisson. Enfants battus, affamés, martyrisés, violés, assassinés, je voudrais tant prendre votre place, je voudrais tant effacer du monde les monstres qui vous brisent. Mais j’en suis bien incapable. Je ne saurai jamais faire rien d'autre que lire mon journal en buvant de la bière.

J'ai été et reste obsédé par le meurtre d'une petite fille arabe, il y a déjà pas mal d'années, un été. Dieu ce jour-là devait faire de la planche à voile. On l'avait retrouvée près d'une autoroute, à la hauteur de Poitiers, la ville où je suis né et où j'ai fait mes études secondaires. La presse n'a pas raconté grand-chose, mais on a fini par savoir qu'elle était tout à fait défigurée, qu'elle avait souffert de morsures très profondes et sauvages, et de brûlures infligées au moyen d'un fer à repasser. Il a fallu un ordinateur pour essayer de reconstituer son visage. Personne n'a jamais compris les raisons d'une telle violence, d'une telle folie, d'une telle haine. L'enquête n'a jamais abouti. On dit que la gendarmerie n’abandonne jamais, alors un jour peut-être on saura son nom et elle sera morte moins seule. J’en doute.

Le lundi vingt-sept mars, qui suivit tes obsèques du vendredi, je me suis réveillé très brutalement, à six heures pétantes. Je venais de découvrir dans mon sommeil qui avait tué la petite fille sans nom et sans visage. Ce n’était autre que le mari de Madame Messaoudi, notre femme de ménage. Et je savais pourquoi. L’explication me crevait les yeux. C'était parce que sa femme ne lui donnait pas de fils. Il avait par conséquent passé sa colère sur une de ses filles.

Mais Karyma heureusement pour elle en avait eu un récemment, de fils, un petit Faycal, et après avoir prié, pendant toute sa grossesse et sans interruption, pour accoucher effectivement d’un garçon. Son absence de descendance masculine plongeait Messaoudi dans des rages folles.

J'étais aussi sûr de moi que terrifié. Passé le premier choc, en quelques secondes je me suis fait le film des cinquante prochaines années. C’était une affaire strictement entre lui et moi, et je n'allais sûrement pas le dénoncer à la police. Qu’il n’imagine pas qu’il allait s’en tirer aussi simplement. Non, ce que je voulais, c’était devenir sa culpabilité vivante, à Messaoudi. Je l'obligerais par ma condamnation silencieuse, par ma présence hiératique, à expier sans fin son crime et à répandre désormais le bien autour de lui. Seulement à ma mort, centenaire de préférence, je lui donnerais l'absolution. En quelque sorte je deviendrais le miroir sacré et indestructible de ses éternels remords. L’ampleur de la tâche, sa sidérante grandeur, sa générosité surhumaine, me donnaient déjà le vertige.

Mais rapidement il me vint une angoisse. Se sachant découvert, Messaoudi n'allait-il pas entreprendre de m’assassiner à coups de fer à repasser ? Là, ça n’allait plus du tout. Pourtant on était comme frères, nous deux. A la naissance de Faycal, je le lui avais fait dire par sa fille. On était à égalité lui et moi, quatre enfants chacun, deux filles et deux garçons. C'est là que j'aurais dû m'apercevoir qu'il y avait quelque chose qui clochait. C'est qu'en effet j’oubliais qu’il en avait déjà eu un, Messaoudi, de fils, bien avant Faycal. Un nommé Mohammed, dit Momo, qui allait vers ses neuf ou dix ans. Il a fallu que Dominique me le rappelle. Ma théorie brusquement ne tenait plus debout du tout, et je n'étais plus vraiment sûr de mon rôle de pêcheur d’âmes et de rédempteur. Par contre, je commençais à me dire que je devrais peut-être me méfier un peu de moi-même. D'autant que je n'en étais pas, depuis une semaine, à ma première excentricité. Mais reprendre mes esprits était à présent sans espoir. Le choc avait été trop fort, la locomotive était sur ses rails, rien ne pouvait l'arrêter. J'étais parti joyeusement dans le délire.

Il est peut-être temps que je t'en parle un peu, Emilie, de ma maladie, puisque je ne l'ai jamais fait de ton vivant. Elle s'appelle la maniaco-dépressivité. Une de ses principales caractéristiques, c’est qu’on jurerait que les malades sont ceux qui n’en sont pas frappés. C'est en deux mots une alternance de périodes dites maniaques, et de périodes dites dépressives. On ne fait pas plus simple.

Le cycle est variable selon les individus. Il y a des gens qui sont maniaques le matin et dépressifs l'après-midi, ou l'inverse. Chez moi, il fallait compter environ deux mois de maniaquerie, aux alentours du printemps, pour dix mois de dépression, juste interrompus par une petite pointe maniaque en novembre ou décembre. Le lithium a beaucoup atténué tout ça, mais j’ai encore des restes.

Ce n’est pas la peine de te parler trop longuement de la dépression. Des déprimés chroniques, tout le monde en connaît, tout le monde sait ou croit savoir ce qu’il en est. Les mieux placés sont tout de même ceux qui l’ont personnellement expérimentée. Les caractéristiques sont d’une désolante banalité. C’est fait de réveils désespérants, d’indicibles terreurs du monde extérieur, d’envies presque insurmontables de passer les journées caché sous une couette. Tout est souffrance, tout est agression, tout est impuissance. On vit en permanence avec la certitude d'être le plus désolant moins que rien que la terre ait jamais porté, et l’on s’en administre sans relâche la preuve.

Car la dépression se nourrit d’elle-même. S'il faut changer une ampoule, il faudra trois semaines pour trouver le courage d'aller l'acheter, trois semaines encore pour la visser, pendant que jour après jour on n’aura cessé de se délecter de l’idée qu’on n’est même pas capable de changer une ampoule. C'est une hygiène de vie dont on se passerait bien, et l’entourage au moins autant. Mais c’est pervers au point que ce dont on a le plus peur, en fait, c’est que ça s’arrête.

Moi, le type de dépression dont je souffrais, grâce à l’inventeur du Prozac je m’en suis plutôt bien sorti. Une des plus belles découvertes du vingtième siècle, le Prozac, c’est ma conviction. Pas seulement la mienne, puisque son succès est aussi planétaire que celui du Titanic. A mettre au moins à égalité avec l'automobile, la télévision et les ordinateurs. Il fut des périodes, je m’en souviens, où je regardais la gélule blanche et verte comme un communiant regarde l’hostie au moment de la dévorer.

Pour le reste, on ne peut pas dire que les anxiolytiques ne servent à rien, bien au contraire. J’en suis resté un consommateur très satisfait. Mais ils ne font guère plus qu’anesthésier. Ils n’attaquent pas le mal. C’est un peu comme l’alcool, mais sans le plaisir qui va avec.

Enfin bref, la dépression, qu'on en ait envie ou non, ça peut se soigner assez bien. Ça laisse tout de même quelques séquelles chez les mélancoliques au long cours, et ça vaut sans doute mieux ainsi, sinon on risquerait de ne plus se reconnaître. Les accès maniaques par contre, c’est radicalement l’inverse de la déprime. Ce sont des processus beaucoup plus complexes, plus gratifiants et surtout plus dangereux. Contrairement à la dépression, ça laisse des empreintes indélébiles, des hontes cuisantes indissociablement mêlées à des souvenirs d’héroïsme.

Dans ces moments-là, sans qu’on sache pourquoi, le cerveau se met à travailler incroyablement plus vite que d'habitude. Il y a toujours, à un tel bouleversement, une ou plusieurs raisons parfaitement identifiables, mais on ne se met à les entrevoir que lorsque tout est fini. Pendant les accès maniaques on est persuadé qu’enfin on est devenu soi-même, qu’on vient de sortir d’une longue et stupide période d’hibernation. On veut alors rattraper le temps perdu. On devient, et ce n'est pas une illusion, inlassablement attentif et curieux de tout. A chaque instant s’établissent des analogies, des correspondances, dont la fulgurance et la fréquence ont tôt fait de donner des vertiges. On acquiert en quelques jours la certitude d'être l'acteur principal d'une gigantesque pièce de théâtre, où chaque instant de la vie de chacun, chaque rencontre, chaque sensation, ont été écrits au préalable par on ne sait quelle omnisciente puissance. Eternel fatigué deux jours plus tôt, on est dans une forme physique éblouissante. On déborde d'énergie en ne dormant que deux ou trois heures par nuit. C'est une invulnérabilité et une ivresse permanentes.

J'ai beau savoir que c'est une maladie, parfaitement répertoriée et domestiquée, savamment décortiquée depuis des décennies, je persiste à me demander sournoisement si ce n'est pas là que l’on accède à la vraie vision du monde. Aucun psy à ce jour n’a voulu clairement me jurer le contraire.

Mais même si l’accès maniaque mène à un niveau de conscience supérieur, on ne peut nier qu’il mène tout aussi inéluctablement à la folie, douce ou furieuse selon les cas. Car au bout de quelques jours de régime intensif, on se sent devenu capable de résoudre toutes les questions métaphysiques posées depuis l’origine du monde. On prend conscience sans aucun étonnement, avec un infini bonheur, que l'on n'est rien moins qu'un envoyé de Dieu, sinon Dieu lui-même.

Lequel envoyé de Dieu alors commence alors à devenir inquiétant, et sans s'en apercevoir à commettre de regrettables fautes. Son comportement lui paraît tellement inspiré, il apporte tant de lumière aux autres en les sidérant sans cesse par son génie en forme d’éruption volcanique, qu'il ne se rend pas compte qu'il fait peur. Rien de ce qu’on lui dit ne peut plus l’ébranler. Il ne répond pas aux inquiétudes et aux mises en garde, il est au contraire tout bâti d’indulgence. La fin est alors proche et invariable, c’est le cabinet du psy.

Des crises majeures comme ça, il m'en est arrivé trois, chaque fois vers la fin de l'hiver. La dernière en date, c'est ta mort, bien sûr, et si je n'avais pas connu les deux premières, et été soigné pour que ça ne se reproduise plus, je serais peut-être encore en train de donner à manger aux canards, à la Clinique du Château de Garches, dont je te parlerai en temps utile pour qu’on puisse encore s’amuser un peu.

Dans tous les cas, pour que le pétard explose, il faut un détonateur. Les deux fois, ce fut une situation de surmenage, causée par un travail harassant et compliqué, à réaliser dans un laps de temps très court, situation à laquelle s'ajouta un problème affectif lui aussi très compliqué, qui mettait en scène deux ravissantes jeunes femmes, secrétaires de directeurs de leur état. Pascale et Pascale par périodes se détestaient cordialement, et me conduisirent à me mêler de choses qui ne me regardaient pas, avec en outre de ma part un manque d'objectivité et de discernement qui devait s'avérer très fâcheux pour elles et surtout pour moi. Mais ne t'inquiète surtout pas pour moi, Emilie, le surmenage et les problèmes affectifs compliqués, c'est fini depuis longtemps.

La première fois, donc, en 1992, j'entrepris de rendre sa santé à mon cousin François, un autre de mes frères, et même plus qu'un frère, un modèle, un double, abonné lui à la dépression depuis environ vingt-cinq ans, et qui se reposait pour l’heure dans une maison qui avait fait des enseignants en perdition sa spécialité, pas très loin de Paris. Je passai des heures au téléphone avec son amie, j'écrivis des lettres, à elle, à François et aux parents de François. J'avais découvert de terribles secrets, et bien sûr je comprenais tout du comportement de mon cousin dans le moindre détail et depuis sa plus tendre enfance.

J'allai voir, à Meudon, un dimanche après-midi, la maison où il habitait, je conversai longuement avec le chat, enfin j'en profitai pour rendre visite à mon écrivain de chevet, Louis Ferdinand Céline. A sa maison de la route des gardes d'abord, puis au cimetière, où un magnifique voilier orne sa tombe. Je fus ce jour-là littéralement terrifié. Céline m'apparut tout à coup comme le mal absolu, le mal que moi, émissaire des forces du bien, réincarnation de l'Archange Saint-Michel, je me devais de combattre.

J'avais commencé à constituer dans un classeur un dossier très bien documenté. Commencé à raconter toute notre jeunesse, à François et à moi. Noté aussi tout ce qui me passait par la tête, parce que je vivais avec la peur constante d'oublier des choses essentielles. Une grande partie était en style télégraphique, intelligible par moi uniquement. Mais, nanti d'une pareille pièce à conviction, je téléphonai dans un premier temps, en toute confiance, au Docteur Dreyfus, qui s'occupait de François dans sa maison de repos pour enseignants déprimés. Je pensais lui apporter la lumière, mais fus cruellement déçu, car l'entretien prit rapidement une allure très désagréable. Secret professionnel en face de secret familial, nous ne nous dîmes à peu près rien.

Alors, changeant mon fusil d'épaule, je pris rendez-vous avec le Docteur Fauchon, dont l'amie de François m'avait dit le plus grand bien. Chaque fois que François sortait de chez lui, c'est pour dire si c’était profitable, il lui rapportait des roses. Je fis à plusieurs reprises dans mon entourage un mauvais jeu de mots qui ne fit jamais rire personne : Le Docteur Dreyfus était une mauvaise affaire, tandis que le Docteur Fauchon était un bon traiteur.

Le traiteur ne sembla pas comprendre très bien ce que je venais faire chez lui. C'était pourtant évident, me tuais-je à lui expliquer, je remplaçais mon cousin qui était empêché. Après lui avoir raconté l'histoire de notre famille depuis la Première Guerre Mondiale jusqu'à nos jours, je lui laissai, pour preuve de ma volonté de coopération, une copie du précieux dossier, avec en supplément celle de la thèse de Doctorat de Troisième Cycle de François, à moi personnellement dédicacée, et sobrement intitulée : "Opérateur intégrale première ordre un deux, molécule H2, valeurs propres." Avec ça, il a dû être sacrément instruit, le Docteur Fauchon.

Je lui dis en prenant congé que je reprendrais contact avec lui, mais je n'eus plus jamais envie de le faire, sauf une fois, justement un peu après ta mort, Emilie, alors que j'avais besoin de me répandre, mais où je commis l'erreur funeste d'appeler à sa place le Docteur Tachon, mon dentiste. Ce n'est que lorsque le poseur de couronnes me dit qu'il n'entendait pas grand-chose aux problèmes de maniaco-dépressivité que je réalisai l'horreur de la situation. Du coup, contrarié, je ne rappelai plus jamais le Docteur Fauchon. Et les problèmes de François restèrent aussi irrésolus qu’avant que je ne m’en sois occupé.

Tout doucement, les choses sont ensuite rentrées dans l'ordre. François est retourné chez son amie, et moi je suis devenu pour un temps plus calme et durablement déprimé. Nous nous voyons assez rarement, François et moi. Presque exclusivement aux enterrements. Mais généralement on s'écrit un petit mot, une ou deux fois par an. Il m'a écrit, aussi, lui et son amie, quand tu es morte. Moi j'aimerais bien le voir plus souvent, je lui téléphone de temps en temps, mais il n'a jamais l'air enthousiaste, tout en restant toujours extrêmement poli. Il préfère vivre seul, je crois.

A mon travail, personne d'autre que mes proches collègues de bureau ne s'était aperçu de rien. Il n'en fut pas de même lors du feu d'artifice suivant, un an plus tard. L’essentiel se passa en cinq jours, un peu comme la création du monde, entre un lundi matin et un vendredi soir, après que le feu eût couvé quelques semaines. La Pascale que j'aimais beaucoup souffrait alors d'un cancer du sein, et allait se faire opérer le mercredi. La Pascale que j'aimais aussi, mais moins, était terriblement jalouse de la compassion ambiante, et rendait à l'autre Pascale la vie impossible. C’était plus que je ne pouvais supporter.

Aussi le lundi matin aux aurores me rendis-je chez mon directeur, habillé en justicier, pour lui dire tout le mal que je pensais de sa secrétaire. Je ne fis pas dans la nuance. Elle était sournoise, hypocrite, malveillante, et elle mentait comme elle respirait. Le directeur fut profondément troublé par mon inhabituelle véhémence. Si ce que vous dites est vrai, disait-il, il faut que je la vire sur-le-champ. Surtout pas, répliquais-je, elle est bien trop compétente. Il faut reconnaître qu'il avait connu terriblement pire, en matière de secrétaires. De véritables calamités, des plaies d'Egypte incarnées. Avec Pascale enfin il avait pensé tenir la perle rare.

Il tombait de haut, et il n'était pas content du tout. Il essaya sournoisement de tester mon objectivité. C'est bien vous qui m'avez dit qu'elle était nulle en orthographe et en anglais ? Pas du tout, Monsieur, elle est même très bonne, répondais-je du tac au tac. Sévère mais juste, j'étais. Impossible à prendre en défaut.

Je te passe, Emilie, le déroulement de la semaine, on n'en finirait pas. Je le raconterai un jour, si je ne meurs pas avant. Le vendredi, donc, arrivé à sept heures du matin sans avoir dormi, j'entrepris de rédiger une série de notes internes, dont l'idée et l'inspiration m'étaient venues aux premières lueurs de l'aube, et qui allaient, ça ne faisait aucun doute, révolutionner la marche de notre belle Division. J’étais parvenu à ce moment-là à la conviction de faire l'objet d'une mystérieuse expérimentation, ayant été de longue date sélectionné en raison de mon surnaturel quotient intellectuel. Il y avait des caméras dans mon bureau, mon téléphone était sur écoute, des chasseurs de têtes par dizaines épiaient le moindre de mes faits et gestes, pendant que tout l'étage était complice de leurs agissements. Même Dominique avait été recrutée. Depuis quelques jours elle déplaçait les objets dans l'appartement pour essayer en vain de me déstabiliser.

N'empêche que je persiste à penser, même après tout ce temps et des tonnes de médicaments, qu'elles étaient très pertinentes, ces notes, et très bien écrites, en plus. Seulement le style était plus que déroutant, et le contenu singulièrement novateur, et elliptique au point d’en devenir obscur. Les destinataires auraient eu du mal à assimiler et à approuver.

Je les ai données à frapper à Pascale que je n'aimais pas. On ne se parlait plus guère, à cette période. Mais elle a fait tout ce que je lui demandais sans sourciller. Elle a surtout fait ce qu'elle était en devoir de faire, après que j'aie signé lesdites notes, elle les a données au directeur plutôt que de les diffuser.

Toute la journée ou presque on avait été elle et moi quasiment seuls à l'étage. Il y avait une réunion importante, paraît-il. Pour moi, ça faisait partie du jeu. Surprise sur prise dans l’entreprise. A quatre heures et demie environ, mon travail terminé, Philippe est alors entré dans mon bureau pour me dire que le directeur m'attendait au rez-de-chaussée. J'y suis descendu aussitôt, en toute fierté et confiance.

Il a hurlé pendant dix bonnes minutes sans discontinuer, le directeur, comme je ne l’avais encore jamais entendu. Au début j'ai presque failli me laisser désarçonner, mais bien vite je me suis repris. C'était le gag qui continuait, le test ultime. Sitôt après, les trompettes de Jéricho allaient se mettre à sonner. J'allais moi-même être nommé directeur dans les minutes qui suivraient.

Il a continué à vociférer dans l'ascenseur, puis encore un peu dans son bureau. Il m'a ordonné de récupérer les copies des notes, mais j'ai dit presque tout de suite que ce n'était pas la peine, vu qu’elles n'avaient pas été diffusées. Le directeur a paru soudain très satisfait de mon intelligence intacte. Pourtant c'était élémentaire. Les copies qu'il possédait n'étaient pas surlignées à son nom, et il y en avait même une dont il n'était pas destinataire. Deuxièmement, Pascale ne pouvait pas ignorer qu’elle se serait immédiatement faite virer si elle avait diffusé les notes diaboliques sans en référer à l’autorité. Mais surtout je crois que je savais, du fond de mon délire, que je ne les avais en fait pas écrites pour qu'elles soient diffusées. C'était en réalité une certaine façon d'appeler au secours.

Le directeur devait sans délai partir en réunion. J'ai bien senti qu'il commençait à avoir des doutes sur mon état de santé. D'ailleurs il m'a téléphoné chez moi, plus tard dans la soirée, pour savoir si j'allais bien. Moi, en quittant le bureau, je suis allé passer un moment au bistrot avec mes copains. J'étais subitement très fatigué. Philippe Grancher m'a proposé de me ramener chez moi, mais j'ai dit que tout irait bien. Il m’a donné un anxiolytique de sa réserve personnelle. J’étais toujours sur mon nuage, vaguement triste sans bien savoir pourquoi.

J'ai été encore très fatigué pendant tout le week-end. Le lundi, j'ai préféré ne pas aller au bureau. Le directeur d'ailleurs me l'avait, à mots couverts, plus ou moins conseillé. Je n’ai pas perdu ma journée. Je suis allé au cinéma voir un très beau film, je crains que tu ne l'aies pas vu, qui décrit en détail comment se pratiquait la pêche à la mouche dans le Montana des années trente. A river runs through it, c’est le titre. Très poétique, instructif et lénifiant.

Le mardi je suis retourné à Meudon voir la maison et la tombe de Céline, mais cette fois je n'ai pas eu peur. Et c'est le jour suivant que j'ai fait la connaissance de mon premier psy. Il a tout compris tout de suite, et il m'a donné ce qu'il fallait. Au total je suis resté absent du bureau pendant quatre semaines, pendant lesquelles je me suis beaucoup promené dans Paris. Après les ennuis ont commencé. Ils ont été durables. Un an, à peu près. Passons. Puis j'ai fait avec Dominique un voyage à Prague, et jusqu'à ta mort je me suis toujours senti à peu près bien.

Mais bien sûr ton suicide a ruiné instantanément tous les patients bienfaits de la thérapie, et j'ai même cette fois-là fait encore beaucoup plus fort qu'auparavant. Par exemple, j'ai découvert le vaccin contre le sida en lisant Victor Hugo. Je t’expliquerai la recette le moment venu.

Voilà donc à peu près ce qui se passe, Emilie, quand on est maniaco-dépressif. Pardonne-moi de m'être trop abondamment écarté du sujet principal. Les malades n'aiment rien tant que de raconter leurs petites misères à qui veut les entendre. Ma cousine Paulette, par exemple, quand je l'ai appelée pour lui annoncer ta mort, elle a passé un quart d'heure à me parler de ses douleurs au bras. Elle était intarissable. Elle avait des excuses, certes, son mari était mort quelques mois plus tôt, et elle-même était assez gravement malade. Mais n'empêche que son bras, ce jour-là, elle ne comprenait même pas que ça puisse être le dernier de mes soucis.

Les amis d'Emilie

Quand je suis arrivé à l'Amphithéâtre des Morts, le mardi, j’ai d’abord remarqué un petit groupe de gens qui discutaient avec des airs, me sembla-t-il, de conspirateurs. Uniquement des hommes. Je trouvais ça un peu bizarre. Pendant que j'attendais sans impatience que l'employé en blouse blanche te conduise à ta place, j'ai un peu écouté leur conversation. Ça me faisait une petite distraction. J’étais trop loin et pas assez intéressé pour en saisir l’intégralité, mais j'ai compris qu’il s’agissait essentiellement de questions juridiques. Des problèmes d’avocats, de droits de garde. J'étais vaguement étonné, je me disais que tout de même, ce n'était pas vraiment l’endroit le plus adéquat, même si c’était en rapport avec ce pour quoi ils étaient là.

Un peu plus tard une deuxième vague est arrivée, rien que des femmes, cette fois. Les deux groupes ne se sont pas salués, ils sont restés aussi loin que possible les uns des autres, en se jetant seulement parfois des regards qui me paraissaient passablement haineux. Un des hommes, qui tentait de s’approcher, se fit rabrouer d’un non sonore et définitif. Je compris peu après qu’un père, dans le premier groupe, et une mère, dans le second, venaient de perdre eux aussi un enfant, un garçon âgé d'une trentaine d'années environ. Je le savais parce que quelques instants plus tôt, revenant des toilettes et fidèle à mes habitudes, je m'étais trompé de tenture et je l'avais vu comme je te voyais, leur fils mort. J'étais ressorti aussi vite et horrifié que Sabine trois jours plus tôt, et très en colère contre moi-même.

Le père et la mère en tout cas eux ne se parlaient pas. Ce qui ne manquerait pas, me disais-je, de causer quelques difficultés. J’imaginais sans peine que l'enterrement serait des plus cocasses, très certainement. Peut-être qu'il faudrait, pour ce pauvre garçon, organiser des cérémonies séparées, installer des cloisons à l’église et au cimetière, voire l'enterrer deux fois. Je me réjouissais à vue d’œil. Puis j'ai entendu, derrière sa tenture, la mère du mort, qui hurlait sans retenue sa douleur. J’ai alors cessé de jubiler et je me suis dit que ce ne serait peut-être pas si drôle que ça. Je me suis efforcé de ne plus y penser, de ne plus rien entendre. Ces cris tout de même, je les trouvais très indécents. Est-ce que je criais, moi ?

J'en ai touché quand même deux mots, plus tard, au remplaçant de Lartigou, en lui disant qu'il devait sûrement de temps en temps avoir à affronter des situations difficiles à gérer. Ne m'en parlez pas, Monsieur, vous n'avez rien vu, a-t-il soupiré. Une fois il avait fallu partager les cendres du défunt en deux lots distincts et les tirer au sort. La cérémonie du partage avait sûrement dû être marquante, même pour un croque-mort.

Tu étais bien jolie ce jour-là, Emilie, et très bien habillée, avec ta chemise noire et rouge à carreaux, et ton tee-shirt qui pour une fois ne sortait pas d’un magazine hard rock. Ta mère t'avait ramené ou fait ramener les cheveux vers l'avant, et ça t'allait bien. On nous avait fait dire que tes copains et tes copines allaient venir te voir, dans l'après-midi, et pour cette raison sans doute l'employé en blouse blanche avait fait de son mieux, en te maquillant, pour essayer de te donner un air pas trop mort. Il en avait mis un peu trop à mon goût, mais je n'allais certainement pas le lui reprocher.

J'ai parlé un tout petit peu avec lui, en lui disant surtout qu'il faisait un métier bien difficile. Il n'était pas très à l'aise, il ne parlait pas beaucoup, il disait juste des petites phrases comme, ben vous savez, c'est surtout quand c'est des enfants. C’est à peu près tout. Pour un peu, il se serait excusé. Quand on est partis définitivement de l'Amphithéâtre des Morts, le vendredi en début d'après-midi, il était toujours là, légèrement à l’écart, immobile. Il avait même l'air désolé de te voir partir. Je n'ai pas oublié de le remercier et de lui serrer la main avec toute la chaleur dont j’étais capable, mais je ne lui ai pas donné d'argent, et maintenant je le regrette. J’aurais pu dire que c’était pour ses enfants, d’autant qu’il avait une tête à en avoir. Il ne devait pourtant pas gagner bien lourd, à tenter de rendre les morts présentables et à les promener derrière les tentures. Mais j’ai eu peur de l'offenser. Il m’intimidait. Pour moi il était comme un moine, et on ne donne pas de pourboire aux moines.

Ils sont venus à une bonne vingtaine, tes copains, accompagnés d'une femme que je ne connaissais pas. Il fallait un adulte, parce que s'il n'y avait eu personne de la famille, on ne les aurait peut-être pas laissés te voir. Je les ai vus arriver, tous, avec leurs jeans trop grands et leurs baskets sans lacets, très désorientés et très silencieux.

J'aurais mieux fait de me taire, mais je n'ai pas pu m'empêcher de leur faire un petit discours, de bienvenue pour ainsi dire. Il n'est pas du tout certain qu'ils m'en aient été reconnaissants. La plupart ne me prêtèrent sans doute aucune attention. Pour eux je devais être un intrus. Mais je me disais, avec une sollicitude déplacée, qu'ils n'avaient sûrement jamais encore vu un mort de leur vie, et qu'il fallait donc les tranquilliser et les préparer avant qu'ils ne passent derrière la tenture.

Je leur ai dit de ne pas avoir peur, que tu n'étais, Emilie, nullement défigurée, que tu avais juste ces deux petits hématomes sur le côté droit du visage. Enfin je leur ai conseillé d'entrer par deux, la salle était petite et ce serait moins dur. De préférence, ils devraient se placer du côté gauche, ainsi ils ne verraient que ton profil intact. J’étais en proie à une crise aiguë de paternalisme. Mais comme d'habitude malheureusement avec la droite et la gauche, je m'étais trompé de sens.

La plupart en effet sont entrés deux par deux, garçons, filles, filles et garçons. Je suis resté près de toi, et c’était encore une erreur. Je prétendais être pour eux une présence protectrice alors que je ne faisais que les gêner. Je voulais aussi, Emilie, être ton gardien, ta sentinelle. Enfin je voulais que le monde entier sache que j'étais ton père. Il ne me venait pas à l'esprit que le monde entier s'en moquait, que seule ta mort comptait.

J'ai donc péché une fois de plus par orgueil et par indiscrétion, mais cela a été, Emilie, un des moments les plus bouleversants de ma vie. Ils entraient, tes amis, les uns après les autres, et se répandaient en pleurs les uns dans les bras des autres. Certains chuchotaient des choses que je ne voulais surtout pas entendre. Moi je te regardais, nous étions tous les deux immobiles comme la pierre.

Cela a duré une éternité. Quelques-uns ont tenu à entrer seuls. Parmi ceux-là se trouvait une adolescente très blonde, très belle, qui le serait encore plus une fois débarrassée de quelques boutons d’acné. Sans l'avoir jamais rencontrée auparavant, j'ai compris très vite, en observant son comportement, que ce ne pouvait être que Clara. Clara ta meilleure amie, celle qu'Isabelle à juste titre t'avait interdit désormais de voir, quelques semaines auparavant, parce qu'elle avait décidément un comportement par trop sauvage, tel par exemple que cracher dans les ascenseurs, ce qui n’était guère compatible avec l'éducation qu'on souhaitait te donner.

Oui, elle était facile à reconnaître, Clara. Elle est restée à te regarder, aussi immobile que toi, sans un geste, sans une larme, sans le moindre tressaillement. Si au bout d'un quart d’heure je ne l'avais pas doucement accompagnée vers la sortie, elle ne serait jamais partie.

Tu avais naturellement passé outre l'interdiction, Emilie. Ce dernier vendredi soir de ta vie, en sortant du lycée, on a su que tu étais passée voir Clara. Elle a eu le lourd privilège d’être la dernière personne à qui tu aies parlé. Il lui a fallu du temps pour qu'elle accepte de raconter un peu ce qui s'était passé, à ta mère et à la sienne. Elle était devenue mutique. Mais après qu'elle ait eu retrouvé la force de parler, même en ne disant peut-être pas tout, la certitude est apparue que tu étais venue, chez Clara ce soir-là, en sachant que tu allais te tuer moins de deux heures plus tard. Pauvre Emilie, combien d'heures, de jours, de semaines, as-tu passés avec la mort en toi, sans que nous ne nous doutions de rien ? Ça pas plus que le reste, nous ne le saurons jamais. Quant à Clara, elle n'a plus jamais, exactement comme toi, mis les pieds dans un lycée. Elle a souhaité hériter de ta batterie, et pour autant que je sache, elle se débrouille maintenant à peu près bien. J'en suis bien heureux.

Quand la procession a été terminée, je suis resté encore une ou deux minutes seul avec toi. Puis je t'ai embrassée et je suis sorti, sans savoir que je venais de le faire pour la dernière fois. Car j'avais prévu de revenir le jeudi, mais Isabelle le mercredi m'a dit que tes traits avaient déjà commencé à changer, que tu n'étais plus tout à fait toi-même. Alors je ne suis pas revenu avant le vendredi, pour ton dernier voyage, et là non plus, je n’ai pas voulu voir ton visage.

Dehors tes amis étaient affalés un peu partout, sur les marches, sur la pelouse. Ils fumaient, ils sanglotaient, il se serraient, ils ne se disaient rien. Dominique qui était là, m'a dit qu’elle avait vu quelqu’un qui donnait doucement des coups de tête à un arbre.

Moi j'ai cherché Clara. Elle était à l'écart des autres, assise, ses bras encerclant ses jambes. Je me suis agenouillé et je lui ai parlé un long moment, raconté des choses sans rapport avec la réalité. Pendant tout ce temps, elle n'a jamais ouvert la bouche, sauf lorsque je lui ai demandé si elle nous en voulait. Elle a hoché la tête sans comprendre et demandé pourquoi. C’était à cause du monde pourri qu’on lui laissait en héritage. Elle me regardait sans méchanceté aucune, mais sans intérêt. Sa tristesse supportait to

Etre ou ne pas être schizophrène

Il fallait d'urgence que j’aille exposer ma douleur et montrer mon stoïcisme à ma hiérarchie. Ce que je fis, je ne sais plus quel soir de la semaine, aux environs de sept heures, pour ne pas rencontrer trop de monde. Il s'agissait pour moi de bien montrer que je n'allais pas me laisser abattre, si terrible que soit la catastrophe. Je redoutais qu'on ne s'imagine que j'allais incessamment exploser, si ce n'était déjà fait, comme cela s'était produit deux ans auparavant. Je voulais affirmer haut et clair que je gardais la tête bien vissée sur les épaules.

Eclatant ce le fut sans doute, mais pas du tout comme je le désirais, puisque j'obtins évidemment le résultat contraire. En repartant, sans le soupçonner le moins du monde, je n’avais plus laissé subsister aucun doute sur mon état mental.

Je fus accueilli par Chief Joseph Deuxième, Directeur Technique, et Monsieur Bernard, Directeur Technique Adjoint. Tous les deux me regardaient avec une compassion évidemment non feinte. Mais ce n’était pas de la commisération que j’étais venu chercher. Je leur indiquai que je leur dirais deux mots de ma fille, en effet, mais que j'étais surtout venu pour parler avec eux de mon plan de charge. Je craignais d'abord et avant tout, Emilie, ça peut paraître sordide dans ces circonstances mais je n'y pouvais rien, et aussi parce que toute préoccupation autre que toi était alors bienvenue, que ne se renouvelle la totale perte de confiance dont j'avais eu à souffrir, principalement de la part de Monsieur Bernard après mes précédents exploits. C'est pourquoi je leur martelai bien deux ou trois fois, au cours de l'entretien, et en les regardant tour à tour droit dans les yeux, que je demandais avant tout qu’on continue à me faire confiance, parce que j’avais la chance de disposer d’une force de caractère très suffisante pour surmonter cette abominable épreuve. Mon discours se résumait à : faites moi confiance. Tous les deux d'ailleurs, en apparence, en convenaient parfaitement. Ils n'avaient absolument pas envie de me contredire.

Voisin était en face de moi, et restait silencieux et attentif. C'est surtout Chief Joseph Deuxième, à ma droite, qui se chargeait de me donner la réplique. Par deux fois je pus me rendre compte de sa puissance de feu et de son intelligence. D'abord lorsque, lui disant que j'avais déjà beaucoup de travail et que j'aimerais bien être soulagé de certaines tâches fastidieuses et misérables, m'attendant donc à ce que, dans mon état, il me réponde sans hésiter, mais oui, comment donc, on va s'arranger, il me déclara au contraire d'un ton ferme et sans appel qu'il ne saurait en être question, qu’il n’y avait rien là que de normal et inévitable, que c'était la gestion du quotidien, aussi ingrate soit elle. Je ne serais donc dispensé de rien.

Un peu plus tard, probablement par une association d’idées que j’ai oubliée, je le regardai soudain encore une fois droit dans les yeux, et lui dis que, tout en n'éprouvant depuis longtemps plus le moindre ressentiment contre qui que ce soit, je tenais tout de même à ce qu'il sache que jamais pendant toutes ces années je ne lui avais une seule fois menti, même par omission. Ce qui était une vérité un peu approximative.

Je m'attendais presque à ce qu'il me prenne dans ses bras en me disant mon pauvre petit, soyez en paix, je le sais depuis toujours, mais à ma grande surprise il n'en fut rien. Il me répondit très durement et presque avec colère que s'il s'était avéré qu'un jour ou l'autre je lui avais menti, je ne serais pas assis chez lui en ce moment précis. Après quelques secondes de réflexion, il ajouta que d'ailleurs, personne ne lui avait jamais menti. Pendant plusieurs secondes à mon tour je restai silencieux et bouche bée. Je savais pertinemment que les pires et plus fausses horreurs lui avaient naguère été rapportées à mon sujet, dans le domaine de mes relations avec son secrétariat. Je n'avais pas le temps ni l'envie ni la capacité d'analyser cela en détail, mais sa deuxième affirmation me parut particulièrement ambiguë. Il avait peut-être, du mensonge, une conception à géométrie variable. Ou bien il croyait que personne ne pouvait lui mentir sans qu'il s'en rende immédiatement compte. Ou encore considérait-il que de par sa fonction, lui et lui seul était autorisé à mentir, ce qu'il venait justement de faire. Ou le tout à la fois. En tout cas il venait une fois de plus de me démontrer qu'il était bien plus fort que moi.

Puis on en arriva à toi, Emilie. Je fus catégorique et odieux dans la stupidité. Tu étais morte parce que tu souffrais d'une maladie terrible et sans merci, appelée la schizophrénie, dont je les fis tous les deux bénéficier d'une brève description pédagogique, destinée aux gens qui n'y entendaient rien. Quant à moi, décidé sans le vouloir à les choquer le plus profondément possible, et à ne laisser paraître aucune souffrance, j'étais, leur dis-je, à la fois fier et soulagé. Fier parce que cette maladie ne frappe principalement que des sujets doués d'une intelligence exceptionnelle, soulagé enfin parce que la schizophrénie est réputée incurable, et que les rares patients qui survivent à leur adolescence sont généralement ensuite par la grâce des médecins transformés en légumes. J'avais inventé tout ça au cours de l'après-midi. La schizophrénie, c’était ma trouvaille du jour. J'avais l'impression d'être très fort, de dominer parfaitement mon sujet, et surtout d'être un père très novateur. Ma science de la schizophrénie n’a heureusement pas fait long feu, mais la honte d'avoir dit un jour de pareilles inepties à ton sujet, Emilie, me poursuivra toute la vie.

Chief Joseph Deuxième me dit que je ne souhaitais sans doute pas de commentaires sur le sujet et j'acquiescai. J’avait dit suffisamment d’incongruités pour que son opinion soit définitivement fixée. Il me dit qu'il représenterait la Division aux obsèques et je le remerciai. Il me vint alors un souvenir récent, que je rappelai à Monsieur Bernard, et qui fit se relâcher la tension qui avait régné pendant tout l’entretien. Quelques jours plus tôt on avait lui et moi évoqué L'Ecume des Jours, à propos de quelqu'un qui s'appelait Viant, un ingénieur homonyme de Boris. Il me répondit, avec une douceur inhabituelle chez lui, qu'il était justement en train d'y penser, à Chloé et au nénuphar. L’héroïne du roman s'appelait Chloé, comme la fille de Monique. La soirée du vendredi était toujours là.

On se sépara là-dessus. Il n'était pas loin de huit heures. Je passai, en sortant, par le Bureau d'Etudes. Il s'y trouvait encore à cette heure tardive Thierry et Jacques, occupés à regarder le dessin de je ne sais quoi sur un écran d'ordinateur.

Je leur dis en arrivant derrière eux qu'ils travaillaient bien tard. Thierry est quelqu’un de très émotif mais peu expansif. Il me serra la main sans rien dire et sans me regarder. Je passai ensuite à mon bureau et commençai à jeter machinalement un œil sur mon courrier. Jacques me rejoignit presque aussitôt. Il est le directeur du Bureau d'Etudes de l'usine de Haute-Savoie. Lorsqu'il vient en déplacement chez nous, à Saint-Cloud, deux fois par mois environ, il occupe mon bureau, qui était occupé autrefois par trois personnes. Ce jusqu’au dernier plan social.

Nous avions lui et moi depuis quelques jours un point commun de taille. Six mois plus tôt environ, un de ses fils, âgé de vingt-deux ans, s'était comme toi suicidé, et lui aussi sans trop fournir d'explications. Il n'y était pas allé de main morte. Il avait, lui, choisi le train, et ne s’était pas soucié de préciser son état civil, ce qui fait que ses parents avaient vécu presque une semaine avant de savoir. Il y a dans la vie des choses, ce n'était pas la première fois que je le constatais, qui sont des insultes aux lois des probabilités.

On a parlé un moment, mais à vrai dire je n'étais guère réceptif. Passée l'excitation éprouvée chez mes directeurs, c'était l'accablement à présent qui me tombait dessus en même temps que la nuit. Il était très tard. Je pensais aussi à toi, qui allais encore passer la nuit seule, dans l'obscurité d'une morgue, pendant que je m'agitais stupidement.


J'ai voulu appeler Dominique à la maison, mais ça ne répondait pas. J'ai recommencé, et je me suis énormément énervé, jusqu’à éprouver une panique similaire à la précédente. Je suis parti en imaginant tout et n'importe quoi. Le trajet jusqu'à Asnières fut un enfer. Arrivé à la maison, je constatai que Dominique et les enfants étaient tout naturellement là où ils devaient être. Ce n'est qu'en regardant notre téléphone que je me rappelai qu'au bureau, pour obtenir l'extérieur il faut tout d'abord composer le zéro.

Tu dois bien t'en douter, Emilie, tout le monde, moi le premier, à chaque instant, se demandait pourquoi tu étais morte. Tu n'étais à Asnières que les week-ends, mais tout nous semblait aller très bien. Tu sortais généralement le dimanche après-midi pour aller voir des copains, disais-tu probablement pour ne pas citer Clara, mais tu rentrais scrupuleusement vers six heures comme je te le demandais instamment, à cause des alentours du métro qui étaient un peu douteux. Tu passais la nuit à la maison, et tu allais directement à ton lycée, près de la Porte de Clichy, le lundi matin. Ta scolarité, je ne m'en souciais guère, il ne me semblait pas qu'il y ait eu de quelconques problèmes significatifs. Je remarquais seulement que tu restais souvent dans ta chambre, mais, à tort peut-être, je n'allais pas te déranger.

Le week-end qui précéda ta mort, tout me parut encore plus normal que d’habitude, si c’était possible. Le samedi soir des amis de Dominique étaient venus dîner. Tu avais été charmante, drôle, aimable, polie. Tu avais même poussé la gentillesse jusqu'à subir, très calmement, et en faisant semblant d'être très intéressée, un interminable cours de maths auquel de toute évidence tu ne comprenais rigoureusement rien, que t’avait asséné après le dessert un garçon dans tes âges.

Tout ce dont je me souviens de ce dernier dimanche soir passé avec toi, c'est qu'on était tous très contents, et qu'on a passé le dîner à rire de manière ininterrompue. De quoi précisément, je ne le sais plus, je suis sûr que c’était pour tous publics puisque Antoine et Quentin participaient, mais ça s'est, comme bien d'autres choses, effacé de ma mémoire.

Le lundi matin, habituellement, je t'embrassais avant de partir, mais cette fois-là, la seule, je crois, il s'est trouvé que tu prenais ta douche, et que je ne t'ai pas vue. Ce qui me laisse pour toujours le sentiment atroce que tu es morte sans que j’aie pu te dire au revoir. Mais au revoir ou pas, tu ne m’aurais de toute façon pas informé que cinq jours plus tard tu sauterais par la fenêtre.

Chez ta mère, c'était paraît-il plus dur, et même très dur les derniers jours. Moi je n'ai su et compris qu'après ta mort, par bribes, le caractère profondément anormal de ce qui se passait. Tu avais des accès de colère très violents, tu te disputais énormément avec ta sœur. Isabelle m'a dit que le jeudi soir, elle avait failli m'appeler, et qu'elle avait l'intention de t'emmener très vite chez un médecin. Je ne crois pas que cela aurait changé grand-chose. Moi je t'aurais asséné une petite leçon de morale, comme je me forçais à le faire de temps en temps, le médecin aurait tout mis sur le compte des troubles usuels de l'adolescence, t'aurait donné des vitamines, au mieux t’aurait envoyé chez un psy qui n’aurait rien prévu de plus, et voilà tout.

C'était à nous de comprendre bien plus tôt que quelque chose allait craquer, mais tu étais trop forte. Tu ne nous a laissé aucune chance, Emilie. Et nous partions avec un handicap insurmontable, le postulat universel selon lequel un enfant, son enfant, ne se suicide pas.

Quelques semaines auparavant, Isabelle, irritée à juste raison par la décharge qu'était devenue ta chambre, avait entrepris, un après-midi où tu étais avec nous à Asnières, de faire un peu de rangement. Cela t'a mise dans une colère folle, et tu lui as dit, en la regardant fixement, qu'elle ne s'en remettrait pas. On ne saura jamais avec certitude ce que cela éventuellement sous-entendait. Peut-être, voyant ton univers en grand danger et bientôt prêt à s'écrouler, as-tu décidé à ce moment de ne pas te laisser prendre vivante. Je sais maintenant que tu te percevais, à tort ou à raison, comme un animal sauvage.

Ce ne sont pas les singularités qui te manquaient. Depuis plusieurs années tu étais végétarienne. La diététique étant le dernier de tes soucis, tu te nourrissais de frites, de nouilles et de ketchup. Depuis l'âge de quatre ans tu refusais tous autres vêtements que des pantalons et des tee-shirts. On avait pu constater plus d'une fois, à la plage en particulier, que tu éprouvais une terrible gêne devant ta féminité naissante. Encore que ça semblait s’être arrangé, à l’été 1994. J’ai une photo de toi en maillot de bain, sortant de l’eau, radieuse. Mais enfin et peut-être surtout, il était clair pour tout le monde que tu ne vivais pas bien ta gémellité.

Et puis, hélas, il y avait cette passion pour le hard rock, que je trouvais terriblement malsaine, mais que je ne faisais rien pour contrarier. Ces musiciens qui croient artistique de roter ou de se masturber sur scène, et dont les chansons comportent dix fuck you à la minute, m'irritaient énormément.

J'ai lu un jour dans un journal que ton groupe préféré, les Guns'n'Roses, à l’occasion d’un passage à Paris, un peu avec ton argent d'ailleurs, s’était offert pour cinquante mille dollars de prostituées. Je plains les prostituées.

Mais toi tu étais fascinée, Emilie, par cette idéologie vulgairement nihiliste ou satanique, qui finissait invariablement dans la défonce et dans la mort. Tu nous racontais qu'untel dormait dans une chambre pleine de serpents, ou que tel autre était certifié fou à lier. Tu étais aussi, au Père-Lachaise, une habituée fervente de la tombe de Jim Morrison, un peu moins grave, lui, que les Guns'n'Roses, mais pas très innocent non plus. Quant à Kurt Tobain et à Nirvana, il a fallu que tu meures pour que j’en apprenne l’importance. Tout ça, finalement, je n'y prêtais pas trop d'attention. On en faisait presque un jeu. Je te vantais les mérites de Judy Collins ou de Léo Ferré pour le seul plaisir de t’entendre me traiter de ringard. Ça te passerait avant que ça me reprenne, me disais-je finement. La suite m'a donné terriblement tort.

La seule fois où je m'inquiétai réellement, mais guère plus de trois minutes, et à quoi je ne donnai non plus aucune suite, c'est lorsque je découvris, par hasard, un échantillon de ton écriture. Je vis sur ton bureau, c’était deux ou trois semaines avant ta mort, un griffonnage ahurissant. Tu t'acharnais à l’évidence à écrire de façon absolument illisible. Toutes les lettres pratiquement avaient la même forme, circulaire, étaient liées entre elles de manière très compacte. Tu devais écrire frénétiquement, en ne faisant que tourner sans cesse ton stylo en sens inverse des aiguilles d'une montre. Il y avait là-dedans une rage incroyable. Ça ressemblait à des rouleaux de fil de fer barbelé.

Mais lorsque, interloqué, je te demandai si tu étais folle, pour toute défense tu éclatas de rire joyeusement. Tu faisais ça pour t'amuser, bien sûr au lycée tu écrivais normalement. Il n'y avait pas l'ombre d'une gêne dans ton regard. Je suis resté dubitatif mais je n'ai pas poussé plus loin. Tu étais bien la plus forte, Emilie. J’avais sous le nez une preuve évidente d’un énorme trouble, quelque chose que tu voulais par dessus tout que personne ne voie, et tu n’étais en rien démontée, tu dissimulais ton désespoir derrière des éclats de rire parfaitement imités, destinés uniquement à endormir toute suspicion.

J'aurais dû comprendre que cette écriture annonçait une catastrophe imminente, et tu as réussi à m’en empêcher, en sachant d’instinct tirer parti de ma paresse naturelle.

Tout ce que tu as laissé comme message d'adieu, à supposer que c'en soit un, c'est une sorte de poème de deux pages, non daté, écrit comme je viens de le décrire, et en deux exemplaires, l'un posé sur ton bureau et l'autre au fond d’un tiroir, qui ne diffèrent que par le positionnement de "J'aurai ma peau", qui en résume bien le contenu. Sur l’un des textes c’est placé au début, et inversement sur l'autre. Pourquoi cette différence, pourquoi ces deux exemplaires, pourquoi l’un en évidence et l’autre pas, les raisons s’il y en a n’ont été connues que par toi.

Beaucoup de mots sont indéchiffrables et le resteront. C’est un concentré de désespoir, de rage et de grossièreté, sans destinataires clairement désignés. Tu me pardonneras, Emilie, je n'ai pas envie de te citer davantage. C'est ton œuvre, bien sûr, quelque chose qui te tenait à cœur, quelque chose que tu nous as laissé, sciemment ou non, et peu importe que ça nous plaise ou non, mais je ne l'aime pas, et je ne l’ai même pas gardée.

Ce texte est aux antipodes de l'image que tu donnais de toi, de l’image que je garde et garderai. Je ne t'ai pas crue capable d'une telle force dans la simulation, et c'est pour cela que je t'ai imaginée schizophrène, sans le moindre commencement de justification. Une hypothèse qui présentait l’énorme avantage de rendre tout le monde irresponsable et non coupable. Bien entendu il y a longtemps à présent que je n'imagine plus rien et ne suis plus sûr de rien. Peut-être en effet ce poème affreux est-il le message que tu as voulu nous laisser, pour que nous nous rendions compte concrètement de ton désespoir, et peut-être pas. Nous dire quelque chose avant de mourir, peut-être ton émotion et ton envie d'en finir vite étaient telles que tu n'y as même pas pensé. Ou peut-être t'es-tu dit que ce serait inutile. Ou peut-être cruel. Ou peut-être as-tu pensé autre chose à quoi je n'ai pas encore pensé. Peut-être, peut-être. Ma seule certitude, c'est que ta mort est à jamais un énorme point d'interrogation, et que je dois l'accepter comme tel. C'était ton droit après tout de partir sans nous prévenir. Quand on ose se suicider, on a tous les droits, y compris celui de ne rien expliquer à personne.

Comme autre révélation, on a juste appris que tu fumais un peu trop régulièrement du haschich. Tu fumais aussi des cigarettes roulées à la main, ce qui n’a rien d’extraordinaire, sauf que tu conservais pieusement les mégots, comme tu collectionnais les bouteilles de Coca-Cola vides. Rétrospectivement je ne te félicite pas, mais je n'ai jamais pensé que les pétards soient mortels. Par contre je crains bien qu'avec ton goût de l'expérimentation, tu serais vite passée à autre chose. Qu'importe, tu n'enrichiras pas les dealers.

C'est peut-être bien justement, en te suicidant, ce que tu as voulu éviter de faire. C'est tout au moins l'idée que s'en est fait ta sœur, au moins quelque temps. Tu te serais en somme sentie acculée, accro au hasch et bientôt à pire, et ne supportant plus une culpabilité dont tu ne comprenais pas à quel point elle était excessive, à l'idée de nous mentir, à ta mère, à moi, au monde entier. Une culpabilité mortelle. Une haine de toi-même. Tu serais morte en somme pour une poignée de pétards. Qui peut dire que c'est faux ? Mais qui peut avoir envie d’y croire ?

Clara, plus tard, a un peu raconté à ta mère ta dernière visite, deux heures à peine avant ta mort. Tu n'étais pas comme d'habitude, tu la regardais fixement, sans rien dire ou presque. Tu es partie, et aussitôt tu as sonné à nouveau. Devant la porte, tu as dit à Clara "Je suis enceinte." Pour une fois on a compris tout de suite ce que ça signifiait. C'est la dernière phrase d'un livre, Le journal de Laura Palmer, adapté d'une série culte télévisée de David Lynch, Twin Peaks, en français les Collines Jumelles, que tu avais lu au moins vingt fois. Faut-il préciser que l’assassinat de Laura Palmer est le point de départ de l’histoire, et que le journal est donc celui d’une morte ? Enceinte d'un garçon, certainement pas, mais enceinte de ta mort, oui, assurément, Emilie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire