Je ne saurais dire quel jour et à quelle heure précisément du mois de mars 1995 je suis parti en quelque sorte en voyage dans l’autre sens que le bout de la nuit. Émilie, ma fille, s'était suicidée le vendredi dix-sept, avait été enterrée le vendredi vingt-quatre, et moi, quelque part entre ces deux dates, je m'évadai progressivement de la réalité, emporté par un accès maniaque d'une intensité jusqu'alors inégalée.
Ce furent plusieurs semaines d'étranges et parfois terrifiantes vacances, que je passai dans un monde délirant, où Émilie était morte sans l'être, veillait sur moi comme je veillais sur elle, et où sa mort me conférait soudain une imagination, une intelligence et une puissance qui auparavant m'étaient restées inaccessibles et insoupçonnables.
Durant cette période, dont je passai, au début non sans réticences, une partie dans une clinique psychiatrique, je pris des quantités de notes et me livrai à des quantités d'exercices intellectuels, tous plus complexes les uns que les autres. Je me réveillais à quatre heures du matin, frais et dispos, prêt à résoudre les mystères de l’univers. Tard dans la nuit, je continuais mes travaux.
Tout me paraissait important, tout me paraissait détenir un sens caché que je devrais découvrir, sur l'instant ou plus tard, pour accéder à un état de conscience supérieur, à un bonheur absolu. Il ne me fallait rien oublier, rien négliger. Je ne faisais aucune différence de traitement entre les problèmes administratifs ou géométriques et les questions métaphysiques, qui tous m’envahissaient simultanément. Mes démarches de sécurité sociale, de mutuelle, prenaient un caractère tout aussi mystique que toutes mes autres réflexions sur les mystères infinis que j’allais bientôt élucider.
Tout était devenu jeu, défi à mon intelligence ou problème mathématique. Je jouais avec le prix que me coûterait une journée de clinique, avec les lettres des prénoms de mes proches, avec leurs photographies, avec leurs dates de naissance et avec les dates d'événements historiques, qui, je le découvrais par de savants calculs, étaient intimement liées. Il y avait partout des liens, des correspondances, déposées par une entité inconnue, supérieure, dont j’étais subitement devenu le représentant en ce monde, et dont peut-être j’allais découvrir qu’elle n’était autre que moi. La carte de la région parisienne et celle du cosmos ne faisaient plus qu'une. Dans ma chambre où je l’avais scotchée, j’accrochais des punaises sur les lieux qui m’avaient été familiers, pour en découvrir le sens caché. J'avais la certitude de savoir tout résoudre et tout comprendre, et même d'être capable de modifier le cours de l'histoire.
Et bien sûr Émilie et moi en permanence nous tenions par la main. Elle guidait mes pas et mes pensées, me rendait invulnérable. J’étais sur le toit du monde. J’étais Dieu.
Tout cela, avec cette intensité, n'a duré qu'un peu plus d'un mois. Mais jusqu'au mois de juillet, précisément jusqu'à la mort de mon ami Pierre Denizot, j'ai continué à noter sur une sorte de semainier que j'avais moi-même composé, en y incluant les noms des saints du calendrier, l'essentiel de mon emploi du temps. Ce rituel était le dernier repère qui faisait durer la période précédente, même si vers la fin je ne notais plus grand-chose. Mon accès maniaque était en train de s’éteindre doucement.
J'étais retourné à mon bureau après six semaines d’absence, et j’avais retrouvé un travail que je n’avais jamais aimé et qui m’était encore plus indifférent qu’auparavant. J’avais eu à subir des dizaines de regards et de poignées de mains qui essayaient de ne pas exprimer une pitié complètement insupportable, j’avais perçu cette impossibilité de dire des mots simples et directs, et j‘avais vu aussi cette peur, lâche mais incontrôlable, que l’on se délecte à éprouver par l’idée de vivre une expérience identique. Tout cela me crevait les yeux et me remplissait d’un sentiment de solitude et d’injustice.
Alors rompre avec cette exaltation si enivrante, qui me procurait le si énorme soulagement de rendre la mort d'Émilie tolérable, était terriblement difficile à accepter. Je pressentais la dureté, la durée de ce qui m'attendait et je commençais au fil des jours déjà à l’éprouver. J’étais impuissant, incapable de diriger quoi que ce soit dans ma vie.
Je savais pourtant par expérience ce qu'était la maladie maniaco-dépressive, mais je m'en moquais. Les expériences passées étaient sans rapport aucun avec ce que la mort d'Émilie m’avait fait vivre et allait me faire vivre. Dominique, tous les psy, pouvaient dire ce qu'ils voulaient, seule comptait ma perception à moi. Elle seule était juste.
Après tout qu'en savaient-ils de la mort d’un enfant ? Ils n'y connaissaient rien. C'était moi, personne d’autre, celui dont la fille venait de se suicider, pas eux.
C'était donc moi et moi seul qui voyais le monde sous son vrai jour, qui en avais enfin découvert la richesse, la beauté et la complexité, et qui étais suffisamment armé et clairvoyant pour le dominer
Quand je regarde aujourd'hui, non sans effarement, tous ces griffonnages, quand je me remémore certaines de mes actions, bien des choses m'agacent et d’autres me font honte, sans compter ce que j’ai oublié à jamais. L'écriture mnémotechnique de ce qui me paraissait alors des évidences acquises et inoubliables est souvent par trop laconique pour que ma mémoire me permette de faire revivre toute cette période dans sa totalité. Et l'effroi rétrospectif que j'en éprouve ne facilite pas le souvenir.
Des pans complets de la construction se sont effondrés. C'est même à vrai dire toute la construction qui s'est effondrée. Et ce ne sont pas des gravats, ce n'est plus que de la poussière, emportée lentement par le temps.
Je ne comprends plus la logique qui m'entraînait, et je ne suis pas à vrai dire si acharné à comprendre. Je ne saurai raconter que ce dont je me souviens, et je sais qu'il y aura d'énormes trous. Il est fréquent que Dominique me rappelle des événements de cette période totalement effacés de ma mémoire.
Je sais aussi à présent que ce n'étaient pour l'essentiel que divagations, et surtout besoin de protection contre l'abomination de la mort d'Émilie. Je retardais l'échéance autant que je pouvais. Je vois aujourd'hui qu'à quelques exceptions près tout était sans valeur.
Pourtant certaines expériences furent réellement enrichissantes. En état maniaque la communication avec autrui est grandement facilitée. On ne ressent plus aucune inhibition, on dispose de capacités d'attention et de dialogue décuplées. Cela m'a valu des moments de bonheur intense. On dispose indubitablement d'un discernement qui fait reconnaître les personnes avec qui on aura plaisir à parler. Inversement la singularité des sujets maniaques exerce souvent une fascination propre à susciter le rapprochement.
Pourtant je suis effrayé par la fièvre morbide qui se dégage de tout cela. Alors pourquoi néanmoins vouloir partir revisiter un enfer somme toute assez ordinaire ? Un enfer, de plus, qui en précéda un autre, bien pire, lorsque je finis par prendre pleinement conscience de la mort d'Émilie dans toute son horreur.
Pourquoi alors raconter des souvenirs qui n'ont d'intérêt pour personne, et même de moins en moins pour moi ? Certainement je suis complaisant et hypocrite avant tout le reste. C’est ma nature.
Je veux croire cependant que cette période a besoin d'être restituée dans toute son absurdité et sa folie, avec la plus grande objectivité possible, pour consolider l'avenir de ma famille, pour que mes enfants connaissent un jour la vérité de cet épisode épouvantable de la vie de leur père. Pour qu'aussi ils aient une idée plus nette de ce qu'est la maladie maniaco-dépressive et puissent ainsi mieux s'en préserver. Peut-être aussi est-ce un devoir de mémoire vis-à-vis d'Émilie.
Elle est morte il y a bientôt cinq ans et chaque jour j'y pense. Le film qui va de sa mort à ses obsèques ne cesse de se dérouler dans ma tête. Je me sens parfois abandonné par elle. D'autres fois je la sens très profondément à l'intérieur de moi. Parfois je la vois vivre une vie virtuelle, calquée sur celle de sa sœur. Mais jamais je n'oublie qu'elle n'est plus là.
Je ne vais sur sa tombe que rarement et presque chaque fois j'y trouve de moins en moins d'apaisement, de plus en plus d'éloignement. A quoi ressemble-t-elle, sous ces quelque mètres de terre ? A quoi servent les fleurs et les plantes au-dessus d'elle ? Où est passé son esprit ? Sûrement pas dans la flamme de la bougie que, par habitude, j'allume quand je passe à proximité d'une église, ça aussi de moins en moins souvent. S'il est quelque part, il ne peut être qu'en moi, et en celles et ceux qui l'ont aimée.
Émilie m'a envoyé aux confins de la folie et j'en suis revenu, même si je n'y suis pour rien. A présent je n'ai plus qu'à témoigner.
Let your indulgence set me free
Le bar le plus miteux des Hauts de Seine est au pied de chez moi. Il s’appelle le Bar des Amis. C’est au moment de la mort d’Émilie que j’en suis devenu un habitué, et où je me suis mis à discuter régulièrement, de choses et d’autres, avec Bel Khacem, le patron, Mina, sa femme, avec Kiki, Messaoud, Saïd, les autres figures du paysage, et bien d’autres, presque toujours Arabes ; presque toujours fauchés, sauf pour boire une bière.
La façade est dans un état lamentable et l’intérieur ne vaut guère mieux. Il n’empêche que tout, le comptoir, les verres, les toilettes, est exactement aussi propre que n’importe où ailleurs. Les serveuses sont renouvelées tous les mois, et j’ai renoncé à comprendre pourquoi. Cela fait partie des nombreuses habitudes des Arabes que je ne comprends pas. Elles ont toutes ceci en commun d’avoir de gros seins et un gros postérieur, et de les habiller le plus moulant possible. Et, pour autant que je sache, de ne pas coucher, ni gratuitement ni autrement. Elles se font juste payer un verre, à l’occasion, sans rien demander, pour faire marcher le commerce.
Dominique a horreur de me savoir là-bas. Elle refuse toute discussion sur le sujet. Elle m’a formellement interdit d’y emmener Quentin et Antoine, ce que je faisais de temps en temps, le samedi matin en rentrant du marché. Selon elle j’y vais pour me sentir supérieur, à la fois aux Arabes et à mon milieu professionnel, ce qui est totalement faux en ce qui concerne les Arabes, et aussi et surtout j’y vais pour boire, ce qui est totalement vrai. Assurément j’ai bu au Bar des Amis assez de Heineken pour remplir plusieurs baignoires. Mais je ne m’y suis jamais soûlé. La seule fois où ça a failli véritablement arriver, c’est un vendredi soir, deux semaines après l’enterrement d’Émilie. J’étais sorti après dîner exprès pour ça. Bel Khacem m’en a empêché ; il m’a fait comprendre le moment venu que je devais rentrer chez moi. Il est alcoolique autant que moi, et les gens ivres le dégoûtent autant que moi.
Tout de suite après la mort d’Émilie j’ai pris l’habitude d’aller y prendre un café, après le petit déjeuner. En général j’étais seul avec Mina ou Kiki. C’était un moment de paix qui m’était précieux. Systématiquement j’avais deux cafés pour le prix d’un. Je rêvassais à la beauté du monde.
Je ne sais pas comment ils ont su. Un soir j’ai parlé du Taj Mahal, en disant que c’était le plus beau monument du monde. Le lendemain j’ai apporté les photos que j’avais prises en Inde.
Une femme que je ne connaissais pas m’a demandé d’en garder une, où je posais devant le mausolée. J’ai écrit au dos quelque chose comme « la chatte arabe est la plus belle du monde » alors que je ne l’avais, et ne l’ai toujours, seulement jamais essayée.
J’ai donné à Mina un jeu des photos du Marais Poitevin. J’avais écrit que le Taj Mahal était en rouge, la couleur du tee-shirt d’Émilie. C’est aussi au Bar des Amis que j’ai dessiné pour Saïd, sur un carnet à souches, un plan très détaillé de la petite parcelle de paradis comprise entre Poitiers et Chatellerault. Dissay, Saint-Georges les Baillargeaux, Beaumont, lieux de mes premières amours, et aussi le Futuroscope, Vouneuil-sur-Vienne, et les sites supposés de la bataille de Poitiers, où Charles Martel repoussa les Sarrazins, y figuraient de façon très précise, kilométrage à l’appui.
Je ne vois plus Saïd. C’est lui que j’aimais le plus. Il était instruit, il avait été chauffeur, entre autres métiers, il fumait et buvait beaucoup, et passait le plus clair de son temps dans Paris Turf, comme Bel Khacem. Il avait une voix rocailleuse, un accent du sud et un rire un peu désenchanté. Avec ses lunettes et son regard perçant il avait l’air d’un professeur mal rasé. Sa femme et ses enfants étaient en Kabylie pendant qu’il attendait son RMI. J’ai passé des heures à parler avec lui. Puis il a eu une attaque qui l’a laissé hémiplégique. Je suis allé jusqu’à l’hôpital de Sens pour le voir, et ce n’était plus le même homme. J’ai regretté le déplacement.
Je crois que c’est pendant ces quelques jours de vacances, entre l’enterrement d’Émilie et mon entrée à la Clinique du Château de Garches, que le Bar des Amis devint définitivement mon port d’attache, le lieu où j‘allais me reposer de mes frasques précédentes et préparer celles à venir, sous le regard peiné de Monsieur Delestre, le gardien de la résidence, qui invariablement me disait : c’est à vous qu’y faut demander ça.
Des initiatives, je ne m’en étais pas privé, et ça n’avait pas traîné. La première victime fut Monsieur B., mon voisin du dessous, qui se plaignait parfois, sans méchanceté, des cavalcades de Quentin dans l’appartement. En rentrant de l’enterrement nous avions trouvé un mot de lui dans la boîte aux lettres. Réveillé à cinq heures, je lui répondis férocement par une lettre de deux pages, extrêmement humoristique me semblait-il, où j’étais au regret de l’informer qu’un médecin venait de prescrire à Quentin une paire des chaussures du bon docteur Scholl, et qu’en conséquence son appartement, qu’il essayait alors de vendre, allait sans aucun doute prendre incessamment une valeur nulle, voire négative.
Je déposai la lettre devant sa porte et ne fus que très peu ému lorsque, prenant un peu plus tard l’ascenseur avec Madame B., je vis cette dernière au bord de l’évanouissement. Ce qui eut pour effet de m’inciter, le lendemain matin, pris de remords, à récidiver par une seconde lettre, terriblement dramatique celle-là, où j’expliquais que j’étais coupable de ne pas avoir été présent quand ma fille était tombée, et demandais à Bonnaire de prévenir mon psychiatre, dont je donnais le nom et l’adresse. Pour faire bonne mesure je joignis un jeu des photos du Marais Poitevin. Et laissai à Dominique le soin de recoller les morceaux.
Le samedi après-midi fut un désastre absolu qui me laissa totalement indifférent. Je ne pouvais pas gagner à tous les coups, et puis j’avais tant d’autres choses à faire, pensais-je quelques secondes seulement après m’être fait soulever de terre et jeter dehors par le directeur furieux du magasin Bricorama, en plein centre d’Asnières. Moi d’ordinaire si mesuré, j’en étais arrivé là à cause de Monsieur Cousin. C’était un homme veuf, terriblement triste et amer, qui s’occupait de menuiserie chez Bricorama avec un constant et incontrôlable dégoût, et dont les enfants étaient en difficulté scolaire permanente. Il avait travaillé au noir chez moi et je m’étais pris d’affection pour lui, d’autant qu’il s’appelait Cousin, comme François, mon cousin. Juste avant l’enterrement, j’avais demandé à Dominique d’aller le prévenir, chez Bricolex, et elle avait ainsi appris qu’il avait été licencié plusieurs mois auparavant.
Je me mis en route vers trois heures. En mettant mon manteau je songeais à La Tempête. Pendant un accès maniaque antérieur je m’étais découvert, avec l’aide involontaire d’Isabelle, de sérieuses analogies familiales avec les personnages de la pièce. J’avais été frappé par le fait que le héros, Orlando, face aux forces du mal personnifiées par Caliban, disposait d’un manteau magique le rendant invulnérable, et aussi et surtout par le dernier vers de la pièce, quasiment la dernière écrite par Shakespeare, Let your indulgence set me free. Après avoir écrit cela on ne pouvait que mourir en paix. Et donc moi, ce jour-là, armé de mon manteau magique, je m’apprêtais à aller terrasser le Caliban de Bricorama.
J’avais trouvé la punition chez Pierre Desproges. J’allais refaire le sketch du type qui fait un scandale parce qu’il veut pour son poste de radio une pile et une seule alors que le magasin ne veut les vendre que par deux, et qui constate, après avoir enfin obtenu satisfaction, que sa radio fonctionne justement avec deux. Mais chez Bricorama hélas je découvris rapidement qu’on les vendait à l’unité et sans sourciller.
Immédiatement désarçonné, je me lançai dans des tirades grotesques, jusqu’à prendre conscience enfin de mon ridicule et à lâcher, sans intention malpolie aucune, un vous me faites chier, désespérément las, qui me valut d’être littéralement propulsé dehors avec interdiction de jamais revenir.
En d’autres circonstances je serais resté tout tremblant pendant des heures et n’aurais plus pensé qu’à cela pendant une semaine. Mais ce jour-là il aurait fallu un tremblement de terre pour me faire remettre les pieds sur terre, justement. Dehors le temps était radieux. Il y avait une fête, avec des enfants déguisés, des majorettes, une fanfare. La fête du printemps, probablement. Je l’ai regardé et accompagné avec extase, ce printemps sans Émilie, persuadé qu’elle y participait, tout près de moi. J’ai lancé, tout sourire, à un couple de flics, un joyeux, « ça va, les amoureux ? ». Ils ont trouvé ça drôle. Un peu plus loin j’ai aussi admiré longuement une magnifique Juva quatre qui à l’évidence n’était là que pour que je puisse me rappeler plus facilement mon enfance.
Toute la semaine, tout au long de mes pérégrinations, je restai préoccupé par mon déjà lointain passé. C’est ainsi que, le samedi suivant à l’aube, je procédai fébrilement à une reconstitution de l’histoire de ma famille. Le lever du jour, seul moment où l’on n’entend que le chant des oiseaux, a toujours été propice à l’accélération de mes réflexions. Après plus d’une heure de griffonnages en tous sens de noms et de dates, la terreur me força à laisser de côté provisoirement mes recherches. Avec une logique implacable et irréfutable j’avais découvert que j’avais dix ans de plus que je ne le croyais. Pour éviter le déshonneur à ma mère, qui m’avait enfanté au début de la guerre alors que mon père était prisonnier, j’avais été caché plusieurs années à Paris par Yvonne, la mère de François. Toute la famille avait participé à la conspiration. Il me restait encore à préciser le rôle d’un certain Michel Plaud, habitant Paris, plus âgé que moi et commerçant d’art, à qui j’avais eu la curiosité de téléphoner, deux ans plus tôt, et dont j’avais ainsi appris qu’il avait parfois reçu du courrier à ma place. Je me demandais en fait si ce n’était pas lui qui était moi, ou l’inverse.
Le lendemain matin, encore aux aurores, je fis une découverte stupéfiante. La télé, que je regardais dans la chambre d’Émilie, passait une émission sur le sida et donnait un numéro de téléphone aux gens qui avaient des choses à dire. Ayant découvert en un instant la vérité dans toute sa splendeur et sa simplicité, je laissai sur le répondeur un message exalté où j’appelais de toutes mes forces tous les chercheurs du monde entier à orienter leurs recherches vers les deux produits qui les mèneraient sans le moindre doute au vaccin.
C’étaient ces deux-ci et rien d’autre : le houx vert et la bruyère en fleur. Précisément le bouquet que portait, à l’heure où blanchit la campagne, Victor Hugo sur la tombe de Léopoldine. Lui et moi savions que nos filles nous attendaient. Le jour pour lui et pour moi était comme la nuit. Et lui et moi ne regarderions ni l’or du soir qui tombe, ni les voiles au loin descendant vers Harfleur.
Ces hallucinations étaient épuisantes, mais heureusement peu fréquentes. Ce qui prédominait, c’était une sorte d’apaisement, avec une impression de plénitude puisée dans l’observation émerveillée de l’harmonie du monde. Ce fut par exemple le cas de l’après-midi du dimanche vingt-six mars, chez Éva, où, fasciné par la vision de Fantasia - notre cassette, à Émilie et à moi - buvant dans ma position préférée, à genoux, du jus de fruits à la bouteille, et regardant avec volupté un poster représentant le visage lumineux de la fille d’Éva, je fus intarissable sur le roman policier et le film noir américains, ainsi que sur bien d’autres sujets. Tout me semblait miraculeux, y compris les ruches disposées en cercle, vers le bout de l’Ile de la Jatte, que nous allâmes voir ce même après-midi, et qui me faisaient penser aux mégalithes de Stonehenge. Posées là par des extraterrestres et prêtes à repartir dans les cieux en emportant peut-être tout avec elles, comme le remorqueur de la fin de Voyage au Bout de la Nuit.
J’avais envie naturellement d’intervenir sur tout. Un soir dans un café près de Bricolrama je me trouvai, au bar, à côté d’un homme, la soixantaine, grand et costaud, qui expliquait à un autre, petit et maigre, à quel point il avait envie de massacrer l’ami de sa fille, pour la simple et unique raison qu’il était africain. Le maigre était en admiration, il approuvait la fureur de son copain par des, ah oui, hein, avec la force que t’as, tu le tuerais. De toute ma vie je n’avais jamais entendu autant de bêtise, autant de haine. Un flot répugnant, ininterrompu et pathétique d’injures s’échappait de la bouche de cet homme. Car sa fille et le Noir n’avaient pas fait que coucher ensemble. Ils avaient un bébé. Et le grand-père aimait le bébé, aurait voulu voir le bébé, mais certainement pas le père du bébé. Il n’aurait pas pu se retenir. Il était si coléreux qu’un jour il avait failli tuer un type qui l’avait bousculé involontairement. Il en était rétrospectivement effrayé. Ah oui, avec les bras que t’as, continuait l’autre. Moi, je ne lui parlai pas. Non par lâcheté, mais plutôt pour continuer à l’écouter, pour ne pas en perdre une miette.
Le lendemain matin, je lui écrivis une lettre avec mon nom et mon adresse, où je lui disais que j’avais bien vu à quel point il était malheureux, et où je lui demandais simplement, sans songer à lui reprocher le moins du monde son racisme imbécile, d’imaginer ce qui se passerait si le bébé venait à mourir. Je me fabriquai toutes les suites possibles à ma lettre, mais l’affaire s’arrêta là, parce que le cafetier refusa de se charger de la distribution. Ce jour-là j’ai eu de la chance.
Isabelle et moi en début de semaine avions rendez-vous avec le proviseur du lycée Balzac. C’était un bureau immense, qui faisait remonter en moi la crainte qu’inspirent les seuls mots de proviseur, censeur ou intendant. A peine assis cependant, je remarquai une carte postale posée sur une cheminée, au fond, et ne la quittai pas des yeux de tout l’entretien. C’était la tête en bronze de l’un des personnages du Quadrige de Delphes. J’avais acheté cette même carte postale dix ans plus tôt, sur place, lorsque j’avais emmené Sabine et Émilie en Grèce. Tout me revint : Athènes et la place Syndagma, le Parthénon, les taxis et l’ouzo ; Epidaure et Mycènes ; le bateau et les îles ; et Corinthe, où j’avais vu Émilie disparaître soudain de l’objectif de mon appareil photo, parce que tombée dans un trou qui était, expliquait le guide, celui des vespasiennes de l’Antiquité grecque.
La coïncidence des cartes postales me troubla. Je projetai de me mettre à étudier la mythologie, pour y découvrir la signification de la mort d’Émilie, mais je ne savais pas par où commencer, et ne commençai jamais, car je compris avant de m’y mettre qu’il n’y aurait rien à trouver.
Le proviseur, une femme impressionnante d’intelligence et de dignité, nous apprit qu’il y avait déjà eu un suicide l’année précédente et dans la même classe de seconde. Nous n’avons jamais su si Émilie le savait ou non. Mais pour les élèves redoublants c’était donc bis repetita, et cela inquiétait le proviseur. A part cela elle ne connaissait pratiquement pas Émilie. Au vu de son bulletin du deuxième trimestre, elle était simplement une élève sans histoires. Il y avait dans ce bureau une tristesse infinie et partagée. Je n’avais aucun mal à ne pas être extravagant.
Je ne peux pas en dire autant des annonces que j’ai fait passer dans Libération. Au point que je me suis effrayé moi-même et n’en ai jamais parlé à personne. Au point que je n’ai pas conservé le texte de la seconde annonce, et que je viens de fournir un gros effort pour m’en souvenir, et encore probablement de manière incomplète.
Le même jour que la visite au lycée Balzac je me rendis au journal, près de République, et y fis insérer un avis d’obsèques, qui se terminait par les derniers vers du Dormeur du val. Je m’en serais peut-être tenu là si le premier avril n’était pas tombé en fin de semaine. J’avais donc eu la bonne, l’évidente idée, de rendre un hommage supplémentaire à Émilie en mêlant une énorme farce à la tristesse dominante.
Monsieur et Madame Pourlet-Pressebite ont la joie de vous faire part de l’ordination de leur fils Ferdinand, dit Felipe, et profitent de la circoncision pour remercier chaleureusement Monsieur Serge July de lui avoir fait grossir le caractère.
On comprend mieux quand on se souvient que Libération avait récemment changé de maquette et réaugmenté justement, après l’avoir diminuée, la taille du caractère, ce qui m’obligeait auparavant à porter des lunettes. Ferdinand pour Céline, et une dose de religion enveloppée dans une sauce bien graveleuse, j’avais donné le meilleur de moi-même. J’imaginais déjà que je serais publié sur une pleine page, et que mon génie allait m’ouvrir en grand toutes les portes de la presse nationale. Puis je fus saisi, au matin du premier avril, d’une terrible angoisse à l’idée que mes annonces puissent se trouver l’une à côté de l’autre dans le carnet. On m’aurait reconnu. Mais heureusement, la rigolote fut placée dans une autre rubrique.
Ça, c’était le mardi. Un mardi pluvieux, comme le mercredi, qui fut un jour médical, à Saint-Cloud. B. le matin, le généraliste l’après-midi et déjeuner chez Arlette entre les deux, où je récupérai, sur disquettes, mes fichiers informatiques personnels, copiés à ma demande par Thierry qui vint me les apporter à quatorze heures. J’étais installé seul, au fond de la brasserie. En plus des disquettes j’emportai le paquet de gitanes vide de Thierry. C’était l’accessoire qui me manquait pour être vraiment égal à Gainsbourg, à qui, bien que je ne lui ressemble guère physiquement, des inconnus, dans la rue ou dans des bars, m’ont souvent comparé.
Les deux médecins me parlèrent de clinique. Il avait ça de bien, le docteur Benoist, que, contrairement à B., c’était de toute évidence un bon vivant, et qu’il fumait en douce, entre deux clients. C’est par son intermédiaire que j’ai essayé en vain d’obtenir des détails sur la mort d’Émilie. C’est lui aussi qui m’a un peu rassuré sur la question du coma, pour une fois sans sourire.
S’il a perdu ma clientèle au profit de Christine Godefroy, ce n’est pas seulement parce que je n’étais pas amoureux de lui, c’est surtout à cause de deux terribles défauts : un retard chronique d’une heure et demie au moins sur ses rendez-vous et une assistante en forme de pitbull.
Philippe, qui m’avait raccompagné chez moi un soir de la semaine précédente, n’était pas disponible. Un dessinateur habitant Asnières s’en chargea. Je lui offris une bière au Bar des Amis, et en profitai pour lui faire admirer longuement l’architecture des toilettes. Je ne me lassais pas de m’extasier, en particulier, sur la beauté et l’ingéniosité de l’installation électrique. Gérard m’a raconté bien plus tard qu’en partant il avait glissé deux mots à Bel Khacem, qui lui avait dit de ne pas s’inquiéter, qu’il était au courant et qu’il ferait le nécessaire si nécessaire. Philippe aussi avait glissé deux mots à San Martin, il me l’a dit quand je suis revenu. En somme, j’étais un fou notoire, patenté et certifié.
Le fou alla le lendemain se promener à Clichy, à pied, avec Henry Miller en tête. Et Céline, qui lui aussi y avait vécu. C’était pour visiter une exposition de peinture de personnes du troisième âge, organisée par la mairie, dont j’avais eu connaissance je ne sais plus comment. Je regardai longuement les toiles, étonné par tant d’énergie déployée au crépuscule de la vie. Je fus surtout intéressé par un ensemble de trois tableaux d’assez grandes dimensions, très colorés, très abstraits, peints par la même main avec trois signatures distinctes : Marcelle, Mitzi, Thiébault Marcelle. J’étais intrigué. Quelqu’un me dit que je pouvais rencontrer l’artiste. C’était une très vieille dame, d’origine modeste en apparence, assise à une grande table avec une demi douzaine d’autres vieillards, qui nous écoutèrent dans un silence que je sentais chargé de bienveillance et de sérénité.
De l’avis de son professeur de peinture elle était la meilleure du groupe. Elle resta tout le temps absolument immobile, et ne cessa jamais de me regarder droit dans les yeux. Un regard où il y avait toujours eu du feu, et un mélange fascinant de gravité et de malice. Elle parlait en remuant à peine les lèvres. Elle me raconta sa vie, pendant que pour une fois j’écoutais au lieu de parler. J’appris que son mari était mort à la guerre, en 1940, qu’elle avait eu des enfants et qu’elle ne s’était jamais remariée. Je lui demandai qui était Mitzi. C’était son surnom, avant la guerre, me dit-elle en paraissant revivre en un instant des années et des années de bonheur.
Elle était d’origine allemande, ou alsacienne. En tout cas ça lui ressemblait bien, Mitzi. Je lui dis après un moment que je croyais pouvoir deviner dans quel ordre les tableaux avaient été peints. Le premier était signé Thiébault Marcelle, parce qu’elle ne voulait vivre qu’au travers de son mari mort. Puis elle avait pris conscience de son individualité comme elle avait pardonné aux Allemands. Elle avait donc signé Mitzi le deuxième tableau. Elle ne voulait plus cacher ce diminutif germanique qui était toute sa jeunesse. Et enfin elle avait admis que sa jeunesse n’était plus, qu’elle était Marcelle et personne d’autre et que c’était bien comme ça. Marcelle forever. Forever young.
Elle me dit oui c’est ça, sans autre commentaire que la bonté de son regard.
J’étais sur le nuage. Mais en réfléchissant, plus tard, j’ai compris que s’il y avait eu une chance sur six pour que je trouve les tableaux dans l’ordre, les chances pour qu’elle me dise que je m’étais trompé avaient été de zéro sur six. Un peu comme un joueur de poker qui, voyant le bonheur dans l’œil de son adversaire lui montrant un full, préfère le laisser gagner en ne montrant pas son carré. Seuls les enfants savent jouer comme ça, parfois. Je le sais parce qu’un jour, en troisième, j’ai été celui qui avait le full.
Il était temps que les vieilles dames s’en aillent. Je promis à Marcelle que j’irais la voir peindre à son atelier. C’était une fois par semaine. Je n’y suis jamais allé. Puis une jeune fille s’approcha avec une chaise roulante. Je mis quelques instants à comprendre. Lorsqu’on souleva Marcelle, tout son corps, qui avait été si immobile, si apaisé, se mit à trembler à une vitesse folle. Je détournai mon regard et partis.
La maniaco-dépressivité a du bon. Sans elle je n’aurais jamais connu ce moment d’amour qui fut l’un des plus intenses de ma vie, avec une vieille dame qui s’était appelée Mitzi, et dont la maladie de Parkinson n’éteindrait jamais le regard. Pendant quelques instants son indulgence m’avait délivré.
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