lundi 27 juin 2011

Tu pleureras l'heure où tu pleures Qui passera trop vitement Comme passent toutes les heures

La clinique des canards au sang

Il ne pouvait plus en aller autrement, et j’étais tout disposé à l’admettre. Mon avenir passait par une petite villégiature hospitalière. Il était beaucoup trop tôt pour que je retourne travailler, et je commençais à en avoir assez de déambuler dans les rues. Un endroit où je pourrais me reposer, où je verrais des têtes nouvelles, à qui faire connaître mon malheur et mes lumières, serait le bienvenu. Je ne me souciais absolument pas de savoir ce que l’on me ferait. Je savais d’avance que ça ne servirait à rien, et de toute façon je refuserais tout ce qui ne me plairait pas. J’éprouvais tout de même une légère appréhension, liée aux vieilles images de douches froides, de camisoles et d’électrochocs, mais je campais ferme sur l’idée que quiconque se laisse enfermer volontairement est libre de s’en aller quand il le veut. D’ailleurs, trois semaines plus tard, je le prouvai en m’évadant en dehors des heures ouvrables. Je ne fus d’ailleurs jamais repris.

J’avais acquis une conscience assez nette de ma maladie, sans pour autant douter de mes visions, mais en sachant que, comme les fois précédentes, un jour ou l’autre l’excitation retomberait, médecins ou pas, clinique ou pas. Je n’éprouvais donc le besoin que d’un cadre agréable où je vaquerais à mes occupations plus paisiblement que chez moi.

C’est Tissot qui m’envoya à la Clinique du des canards au sang, où d’ailleurs il venait consulter lui-même, pour trente ou quarante francs de plus qu’à son cabinet. Ça faisait cher du kilomètre, mais en apparence seulement, car je peux aisément m’expliquer la différence par le vraisemblable racket que devait pratiquer la clinique à son encontre.

L’hôpital psychiatrique, lui, avait pour unique avantage d’être gratuit. Mais pour l’agrément, j’aurais préféré m’enrôler dans la Légion Étrangère. Et la clinique, avec mes deux mutuelles, ne me coûterait quasiment rien. Pour le premier contact et l’inscription, Dominique m’accompagna, beaucoup plus angoissée que moi, par un après-midi du début d’avril où il tombait des cordes. Nous parvînmes à nous disputer violemment parce que je n’avais comme d’habitude pas trouvé la porte et m’étais garé à un kilomètre. Mais une fois les murs franchis ce fut un dépaysement total et immédiat.

La Clinique des canards au sang est composée d’un ensemble de bâtiments très élégants, de style Louis-Philippe, je dirais, posés dans un immense parc entouré de hauts murs. Avec une porte discrète, à ouverture surveillée par une caméra, exactement comme au cinéma. Rien qu’avec cela on savait déjà qu’on entrait dans un autre monde.

Je remarquai d’emblée un petit étang où s’ébattaient des dizaines de canards multicolores, qui me donnèrent des envies de meurtre pendant toute la durée de mon séjour, et des statues style dix-huitième, disséminées un peu partout. Il y avait même, dans un coin, un petit labyrinthe de verdure. A la réception, située au rez-de-chaussée du bâtiment principal, qui a effectivement des airs de château, où l’on vend même des cartes postales et d’où l’on peut emporter un petit descriptif sur papier glacé, on nous envoya attendre quelques minutes dans un grand salon magnifiquement décoré, attenant à une non moins magnifique salle de billard. Je fus intrigué par le fait que la grande glace murale était brisée. Je supposai qu’un patient énervé avait utilisé une boule comme projectile.

On me dit plus tard qu’il ne s’agissait rien moins que de la propriété de la famille de Saint-Éxupéry, et que la veuve, très âgée, y vivait encore, dans une maison située à côté du bâtiment réservé aux médecins, devant lequel stationnaient toujours quelques luxueuses Mercédès et BMW. Une maison très mystérieuse, très richement meublée pour ce que je pus en voir, d’où pendant tout mon séjour je ne vis jamais entrer ni sortir personne.

Le docteur Rainier nous reçut au sous-sol. Elle allait être mon psy de service. Agréable et compétente, du reste. J’étais déjà tout content. Les femmes ont toujours été très bonnes avec moi. Je lui trouvai une ressemblance frappante avec Georgina Dufoix. D’ailleurs, les premiers jours, je trouvai à tous ceux à qui j’avais affaire, médecins, infirmiers, patients, une ressemblance frappante avec des gens célèbres. Cela et le reste me confirmait la gigantesque et surnaturelle entreprise qui s’exerçait sur moi. Il était évident que la clinique était un décor peuplé d’acteurs et de figurants, canards compris, qui n’avait été bâti que pour me permettre de parfaire mon initiation aux mystères de l’univers.

Madame Rainier enregistra sans enthousiasme mon exigence consistant à rentrer tous les soirs chez moi, ainsi naturellement que les week-ends. Elle me dit que dix heures à dix-huit heures serait l’horaire minimum pour que ça puisse fonctionner. Moi, de ma vie je n’avais passé une seule nuit dans un hôpital ou dans une clinique. Même de jour et en tant que visiteur j’avais le milieu hospitalier en horreur. J’étais donc fermement désireux de continuer. Mais je dois dire qu’une fois dans les lieux, par les effets combinés de ma paresse naturelle, du plaisir de se laisser servir et des souvenirs émus de dix ans d’internat passés à Poitiers, je renonçai très vite au statut un peu contraignant de demi-pensionnaire. Je limitai mes exigences aux week-ends et aux mercredis après-midi.

Pendant que Dominique se faisait servir un thé sur la terrasse, j’allai faire la connaissance de l’administration, gérée par madame Cunning, qui était sans doute la seule résidente, toutes fonctions confondues, à mal supporter la fumée de cigarette. Car je découvris bien vite que j’étais entré au paradis des fumeurs. C’était autorisé en tous lieux et en toutes circonstances. Pour la boisson c’était un peu différent, et c’était bien compréhensible.

Madame Cunningm’octroya une chambre dépourvue de douche, puisque je n’en aurais pas besoin. Située dans le bâtiment qu’on appelait le Pavillon, pile en face des canards. La chambre et la consultation feraient mille cinq cents francs par jour, payables tous les vendredis, de préférence avant midi. A quoi s’ajoutait un mystérieux dépôt de garantie de cinq mille francs, remboursable après la sortie définitive. Nettement après, je dois dire. Mais ça, comme bien d’autres choses, je ne le savais pas encore.

Et c’est ainsi que dès le lendemain matin, mercredi cinq avril, je m’embarquai pour un séjour d’une durée certes indéterminée, mais qui n’allait pas manquer de me remettre bien vite les idées en place.

La chambre offrait un confort modeste mais correct. Sa seule originalité était le fonctionnement de la chasse d’eau, qu’il me fallut du temps pour assimiler. C’était pourtant simple : pour vider il fallait d’abord remplir, et pour remplir il fallait d’abord pomper. Je devais m’apercevoir à l’usage que tout dans la clinique fonctionnait plus ou moins comme la chasse d’eau. Chaque jour m’apporta ainsi son lot de petites surprises.

L’infirmier en chef était le sosie de Pierre Richard, muni d’une boucle d’oreille. La boucle d’oreille d’ailleurs semblait être un signe de reconnaissance chez les infirmiers. Très affable, il me fit rapidement faire le tour du propriétaire.

Dans le Pavillon, il y avait donc des chambres, une vingtaine environ réparties sur deux étages, avec la mienne au rez-de-chaussée. Une salle à manger pour dix personnes environ, équipée d’un poste de télévision irrémédiablement hors d’état de nuire, et un atelier dit d’ergothérapie, que je découvrirais plus tard. Il me dit le peu que je devais connaître du règlement, la toute première, évidemment, de mes phobies, à quoi je me forçai à accorder une attention polie mais limitée. Seules les questions relatives aux repas m’intéressaient, et quant à l’alcool j’avais des idées personnelles et non négociables.

J’avais en effet apporté tout le nécessaire, et il constituait, avec un tas de livres que je ne devais jamais ouvrir, l’essentiel de mes lourds bagages. Apéritifs, Bordeaux, packs de Heineken, flasque de Calvados, rien ne manquerait à mon bonheur. En emménageant j’avais sans perdre un instant ouvert une canette de bière. Mais après que Pierre Richard soit entré dans ma chambre sans frapper, m’ait demandé ce que c’était et que je lui en aie généreusement proposé une, je compris que je devrais me plier à deux commandements : ne pas tutoyer les infirmiers, et boire aussi discrètement que possible. L’argument massue du personnel médical était l’alcoolisme chronique d’un certain nombre de patients, et il n’était certes pas dénué de fondement, comme je devais le constater assez vite.

Georgina Dufoix consacra même sa première consultation à ce seul problème, et le pauvre Tissot, le lendemain, tel les carabiniers, en rajouta une couche. Cela m’irrita au plus haut point, parce que mon souci principal, pensais-je, profondément offusqué, c’était tout de même Émilie. Et enfin, de quel droit prétendait-on m’empêcher de boire à ma guise ?

Sans se faire nullement prier elle me soulagea grandement en me déclarant que j’étais entièrement libre d’aller consommer en ville, à peine à trois cent mètres à pied. Plutôt à pied qu’en voiture, d’ailleurs, rapport à la couverture des assurances, et sans oublier que ça me ferait de l’exercice. Et c’est tout juste si elle ne me conseilla pas également sur la question délicate de la sélection des bistrots.

Je suis maintenant persuadé que c’est la méthode infaillible qu’applique la clinique des canards au sang aux patients en cure de désintoxication. Allez boire dehors et rentrez bourrés, les infirmiers vous coucheront, ils sont spécialement formés pour ça ! Voilà sans doute un excellent moyen de s’assurer la fidélité d’une clientèle à mille cinq cents francs par jour. Quant à moi je dus quand même, la mort dans l’âme, mettre à la consigne une partie de mon stock et ne garder et renouveler par la suite que le juste nécessaire. Il ne fut d’ailleurs plus jamais question d’alcool entre moi et le personnel médical. Nous étions entre gens bien élevés.

Le bateau ivre

En trois semaines je passai dix jours et cinq nuits à la clinique, en incluant les heures passées au bar et à l’église. Je ne peux donc pas prétendre que ce fut terriblement long ni lourd. Je repartis dans le même état mental qu’à mon arrivée, ce qui n’était déjà pas si mal. Ce fut une expérience somme toute plutôt intéressante, où je pus, tout en assouvissant mes fantasmes dans un espace qui n’était qu’à moi, connaître et pratiquer les activités et les gens les plus divers.

La première des priorités était évidemment l’aménagement de ma chambre. Une de mes premières actions consista à scotcher, en face de mon lit, les photos du Marais Poitevin et quelques autres, de manière à obtenir une sorte de croix de Malte parfaitement symétrique. Je passai des heures à jouer aux cartes avec quelque chose comme dix-huit photos avant d’être satisfait. La meilleure idée avait été de placer exactement au centre, côte à côte, deux photos, une de Sabine et une d’Émilie, prises sur le balcon de la maison d’Italie, l’été qui précéda notre séparation. Elles n’avaient pas quatre ans, elles étaient toutes nues avec des chapeaux de paille, et la juxtaposition donnait l’impression qu’elles étaient en train d’ouvrir un portail. Bien sûr les raccords laissaient à désirer, mais j’étais certain qu’avec un scanner et un ordinateur on atteindrait la perfection. Et je concluais que dix ans plus tôt il était déjà écrit que quelqu’un franchirait le portail. Dominique ne s’y est pas trompée. J’ai à mon retour été prié de ne pas afficher mon travail dans la maison. Elle le trouvait angoissant.

En plus d’une grande carte de Paris et des environs placée au-dessus de mon lit et punaisée aux endroits qui me disaient quelque chose, mais avec laquelle je ne découvris jamais rien de tant soit peu significatif, je posai un peu partout quelques unes des citations que j’aimais : Céline bien sûr avec le sergent Alcide : Il s'endormit d'un coup, à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l'air bien ordinaire. ça serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants ; Faulkner avec la fin de The Sound and the Fury ; Céline encore avec : Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas du tout le bonheur des autres et que chacun ici-bas se trouve indisposé par la marotte du voisin ; Eugene O’Neil avec son étonnant Mourning becomes Electra, qui se traduit par Le deuil sied à Electre ; John Le Carré avec : I'm a newcomer to the overt world but I'm learning ; enfin, la plus simple et la plus vraie, celle qui m’allait comme un gant : I’ll manage. J’y arriverai, ou, c’est comme on préfère, je dirigerai.

Soucieux de ne rien laisser au hasard je plaçai un Défense absolue de franchir cette limite en évidence au-dessus des toilettes. C’est en effet derrière la cuvette que se trouvait la bouteille de Bordeaux du jour. C’était parfaitement rationnel dans la mesure où, à table, lorsque l’on s’absente entre ou pendant les plats, c’est forcément pour aller pisser. Sinon, c’est qu’on est un rustre.

Je m’étais muni de la meilleure papeterie : un grand cahier Clairefontaine, plusieurs blocs quadrillés Rhodia, des enveloppes et du papier à lettres personnalisés avec le château et l’église de Dissay, et les crayons et stylos qui allaient avec. Tout était parfaitement en ordre sur mon petit bureau. Je faisais ma rentrée scolaire. Mais d’abord je devais aller à la découverte du collège, de ses professeurs et de ses élèves.

Les malades étaient d’allure aisée et cultivée. Ce n’était pas que les prolétaires auraient répugné à se faire materner dans un château, c’était plutôt une question de moyens. J’étais donc vraiment avec des gens agréables, à la conversation souvent intéressante. Le tutoiement était de rigueur, et c’était sans doute un peu plus que du snobisme. ça instituait une solidarité réelle entre des gens qui subissaient le sort commun, finalement pas si enviable, d’être handicapés et de souffrir, même si c’était dans un cadre doré.

Une autre règle tacite était que personne ne racontait à personne pourquoi il était arrivé là, surtout pendant les repas. Cela m’arriva quelquefois, en tête-à-tête, tard le soir, d’avoir des échanges personnels, mais cela resta assez rare. Les psy étaient payés pour ça, et nous autres le bétail, on avait assez de nos problèmes sans avoir à connaître ceux des autres. Contrairement aux douleurs physiques, dont on se régale volontiers chez autrui quand on n’en est pas soi-même atteint, les douleurs morales sont terriblement transmissibles.

La cuisine du Château était différente, comme un mongolien est différent. A se demander si elle n’était pas préparée par une bande de fous furieux. ça ne ressemblait à rien de connu. Il faut être juste, c’était meilleur qu’une cantine d’hôpital, mais si on n’avait pas lu le menu au préalable, on ne pouvait que se livrer à des spéculations hasardeuses pour tenter de déterminer si c’était, exemple parmi d’autres, du bœuf ou du poulet. Le Chef, de plus, semblait s’acharner de façon incompréhensible à vider les salières dans les assiettes, peut-être par jeu, ou pour nous rendre l’identification encore plus difficile.

Je réussis néanmoins à faire un repas plaisant, un soir où j’étais rentré du bistrot après l’heure légale, et où une camarade de misère avait eu la sollicitude d’emporter sans le dire à personne mon plateau dans sa chambre, sans doute pour qu’on ne me le vole pas ; de sorte que, voyant la table vide, j’allai me restaurer directement au frigo des cuisines, abondamment garni de tranches de jambon et de saucisson, lesquelles curieusement n’arrivaient jamais jusqu’à nos assiettes.

J’adorais le cérémonial infirmier de l’apéritif, qui consistait à apporter sur un plateau des petits verres à liqueur, un par convive, chacun étiqueté avec son numéro, et chacun rempli d’un appétissant cocktail de gélules multicolores. Je volai le mien dès le premier jour. Il remplit parfaitement sa mission en me permettant, midi et soir et jusqu’à mon départ, de doser convenablement mon Calvados.

Qu’on n’aille pas croire qu’on nous laissait mourir de faim ou que le service laissait à désirer. Bien au contraire. Le petit déjeuner était excellent, avec croissant, petit pain, beurre, confiture, café ou thé à volonté. Vers quatre heures un infirmier passait prendre commande pour le goûter, café ou thé à nouveau et pâtisserie. Enfin on pouvait, presque toute la journée, aller consommer des boissons, hélas non alcoolisées, sur la terrasse du Château, ou dans le salon par temps de pluie. Le café était fort, non décaféiné et dépourvu, j’allai le vérifier de visu tant j’étais suspicieux, de toutes substances anxiolytiques. C’était une de ces nombreuses bizarreries de la clinique que de laisser des gens atteints de troubles nerveux boire à longueur de jour des litres de vrai café. La clinique d’ailleurs était tout aussi tolérante vis-à-vis du tabac. On ne pouvait pas faire deux mètres sans se cogner à un cendrier débordant de mégots mal éteints. Dans ma candeur et mon exaltation j’allai jusqu’à imaginer que l’on expérimentait, sur moi et moi seul bien entendu, une méthode nouvelle de sevrage par le dégoût.

C’était il y a plus de quatre ans. Les mœurs médicales étaient encore par trop rigides. Certaines traditions ont la peau dure comme celle de nos canards, mais Dieu merci la clinique est résolument novatrice. Puisqu’on y encourageait déjà le café et le tabac, je ne serais pas surpris plus que cela d’apprendre que l’interdiction d’alcool un beau jour a été levée, et les relations sexuelles laissées à la discrétion des malades. Et pourquoi pas, rêvons un peu, la mise en place d’un atelier de sodomisation des canards.

Des sources de profit plus que non négligeables, qui, dans un tel endroit et avec une telle clientèle, n’ont raisonnablement pas dû rester indéfiniment inexploitées. Et sans oublier, fièrement posée au-dessus du portail, une superbe lanterne d’un rouge écarlate, pour que la messe enfin soit dite.

J’exagère, bien sûr, j’extrapole. Je suis injustement rancunier. Et d’abord il faut s’appeler Sartre, et être un Chef, pour sodomiser un canard et le manger ensuite. Les nôtres étaient réputés impropres à la consommation. Et à la clinique des canards au sang cela eût été un crime contre le sexe.

Car le sexe était omniprésent, mais hélas il ne s’assouvit jamais. C’est l’un des principaux motifs de ma rancœur tenace. Alors que la clinique en réalité ne fut jamais fautive. Ce ne fut en définitive qu’un énorme malentendu, dont toute la responsabilité m’incomba. Je croyais être le héros d’une superproduction qui ébranlerait le monde, Ben-Hur, Lawrence d’Arabie et le Docteur Jivago réunis, alors que je n’étais qu’un carnet de chèques des plus ordinaires. Il y a bien là de quoi concevoir une amertume durable.

Je me souviens d’une infirmière qui avait les jambes de Cyd Charisse et qui adorait les montrer. Seulement les montrer. Elle ne les écarta jamais pour moi. Je ne connus guère plus torride que le prélèvement d’un demi-litre de sang que m’administra un matin une lutteuse portugaise déguisée en infirmière. Et les mesures de pouls et de tension artérielle, matin, midi et soir. C’était le passe-temps favori du personnel. Quelquefois je jouissais un peu du contact d’un pouce féminin sur mon avant-bras. C’était mieux que rien.

Lorsqu’on m’annonça que j’aurais droit à des massages je ne me sentis plus de joie. La Rome antique, le Paris des années trente étaient en vue. Je m’y rendis tout frémissant. C’était, il va de soi, dans un bâtiment excentré. Le bordel, enfin, j’y étais. Mon excitation fut à son comble lorsque je découvris, sur le pare-brise d’une voiture garée à côté de l’entrée, un morceau de papier sur lequel était écrit : ce n’est pas ce que vous croyez. Quel raffinement, quel art du suspense, me disais-je, n’en pouvant plus d’attendre l’instant où des mains expertes et des bouches lascives allaient s’emparer de moi pour satisfaire mes désirs les plus fous.

Mais au lieu de cela je me retrouvai face à une femme d’âge incertain, psy des plus ordinaires, et qui faisait penser à tout sauf à l’amour. Et je n’étais pas au bout de mes déconvenues. Car elle trouva le moyen, en toute conscience ou inconscience, je ne sais, alors que j’étais étendu, calme et sans défense, les yeux fermés, de me donner l’illusion que je m’enfonçais, doucement, inexorablement, dans quelque chose qui ne pouvait être qu’une tombe. Je mis plusieurs heures à m’en remettre. Ce doit être une idée de psy que de penser que pour soigner quelqu’un qui revient de l’enterrement de sa fille, lui faire revivre la scène, vue de l’intérieur du cercueil, est un traitement salutaire. À moins que le patient se soit enterré fait lui-même.

Trop fatigué pour étrangler la masseuse, je me promis de le faire sans faute la fois suivante. Nous procéderions au massage dit espagnol, également connu sous le nom de cravate de notaire, cravate avec laquelle je l’étoufferais ensuite tout en éjaculant abondamment. J’avais des rêves d’enfant. Mais son beau-frère lui sauva la vie. Car la veille de la seconde séance - je déclinai en effet l’invitation aux suivantes - elle me téléphona pour s’excuser de ne pouvoir s’occuper de moi, car elle devait impérativement aller enterrer le beau-frère dans une province reculée. Elle me décrivit par le menu les immenses qualités du défunt et l’affliction que lui causait cette perte immense. Je bouillais. Je me promis de présenter l’addition au remplaçant, dont elle m’épela le nom au moins trois fois avant de me laisser enfin boire ma bière en paix.

ça tombait bien, il était jeune et adorable. Avec un vieux cheval de retour blanchi sous le harnais cela aurait été plus difficile. Pendant qu’il me tartinait d’huile j’eus tout loisir, débarrassé de toute obsession sexuelle, de l’amener exactement là où je voulais. J’utilisai la technique éprouvée qui consiste à être d’abord extrêmement aimable, flatteur, voire émerveillé par les multiples talents de l’interlocuteur, à paraître même très intimidé, et ensuite, insensiblement, sans jamais élever la voix, glisser dans une ironie bien innocente au début, puis de plus en plus méprisante ; devenir franchement odieux, profondément malhonnête et injuste, donner un peu de mou en feignant un mélange de pitié et d’impuissance devant tant d’indigence intellectuelle, enfin faire semblant d’absoudre l’imbécile par pure lassitude et ne plus dire un mot. Le masseur resta digne.

Le bac plus douze fut ainsi transformé pour un moment en masseur de salle de gymnastique de dernière zone. Ce n’était pas gentil, certes, mais ça soulageait de l’enterrement vivant et de la mort du beau-frère. Au diable dès lors les faux massages thaïlandais et les fellations imaginaires. J’étais débarrassé des imposteurs et des importuns. Je pouvais désormais me consacrer aux gens que j’aimais.

La nef des fous

Les séjours en psychiatrie ne forgent pas des amitiés durables. On repart avec des souvenirs, mais on n’échange pas les adresses ni les téléphones, et on ne s’envoie pas de cartes postales. Pour ma part j'ai retenu quelques visages, mais j’ai oublié tous les prénoms ou presque. ça rend la narration un peu difficile.

Les premiers jours je me promenais constamment avec Alcools sous le bras. Il était au programme de français de Mathématiques Spéciales, en 1968. A un ingénieur qui a connu Apollinaire très jeune il devra être beaucoup pardonné. C’est comme cela que j’avais découvert La chanson du mal aimé, Le pont Mirabeau, Marie, et aussi, ce qui est bien vrai, Tu pleureras l’heure où tu pleures.

Le matin de la parution de mon annonce dans Libération avec Le dormeur du val, j’étais allé passer un moment à l’école maternelle, dans la classe de Quentin. Marie-Claude, la directrice, m’avait laissé lire un poème aux enfants. Marie était trop triste, alors j’avais lu un extrait de la chanson.

C’est le printemps viens-t’en paquette

Te promener au bois joli

Les poules dans la cour caquètent

L’aube au ciel fait de roses plis

ça se terminait par : Les grenouilles humides chantent. J’avais appris aux enfants que non seulement les poules caquètent mais aussi les grenouilles coassent et les corbeaux croassent. Je leur avais demandé ce que font les fourmis. Aucun n’avait su, et aucun n’avait compris pourquoi les fourmis croondent. J’étais un bienheureux, au milieu de tous ces enfants.

Marie, je l’ai casée un vendredi après-midi, le premier que je passais à la clinique, juste avant de rentrer chez moi, à l’heure exquise où l’on s’alignait autrefois pour recevoir des mains velues d’un surveillant général corse et alcoolique le petit et précieux billet de permission.

Il y avait un groupe de ce que les infirmiers appelaient entre eux les bébés psy. Ils terminaient leur stage d’observation des fêlés en milieu privilégié. Confortablement installé à une table de jardin sous un beau soleil d’avril, j’ai commencé à leur lire Marie. J’étais attiré par une jeune fille fragile et jolie qui s’appelait Béatrice. Je me suis arrêté au milieu du poème, j’ai levé les yeux et tourné la tête pour ne plus voir personne. Ma détresse dans sa totalité s’était écrasée sur moi. Je ne parvenais plus à respirer.

Ça a duré des siècles. Je me suis enfin levé et je suis parti sans rien dire. J’ai juste écrit une petite carte à Béatrice, où je lui disais que je ne serais jamais son Dante. Elle ne m’a jamais répondu et je n’ai pas été étonné. Même si je l’avais intéressée, ce qui est fort improbable, elle aurait sans doute jugé que cela eût été contraire à sa déontologie naissante.

Pendant ces trois semaines je fis des rencontres très hétéroclites. Dans la catégorie alcoolisée, d’abord, je me souviens d’un homme d’un certain âge, médecin anesthésiste je crois, qui semblait être au huitième mois de sa grossesse. Tout en lui était d’une lenteur infinie et savamment calculée. Sa conversation était agréable mais rare. Je le vis un soir mettre cinq bonnes minutes à remplir un chèque de mille cinq cents francs. C’est ce qu’il devait, non pas à madame Cunning, mais à l’un des nombreux bistrotiers du centre de Saint Louis, un arabe que tout le monde appelait Bébel, à cause de la ressemblance, frappante comme toujours.

Sauf exception je ne me fâchai jamais avec personne. L’exception avait un peu plus de vingt ans, un visage ingrat et un corps sans grâce. Personne ne lui adressait jamais la parole sans nécessité absolue. Elle faisait tache au milieu de nous tous, si distingués. Je la voyais souvent errer sur les pelouses et dans les couloirs. Je la voyais aussi régulièrement, le soir juste avant de rentrer dîner, à la terrasse du bar tabac, effondrée sur son quatrième ou cinquième demi. Un soir aussi où nous nous restaurions paisiblement, je la vis se débattant et vociférant entre deux infirmiers excédés. Son pull était remonté jusque sous les aisselles et laissait apparaître un soutien-gorge blanc qui maintenait péniblement de gros seins déjà flasques. C’était indécent et répugnant. Une autre fois je la trouvai couchée sur mon lit, ivre morte. Elle voulait ma chambre. Mes affaires la gênaient et elle m’ordonnait de tout prendre et d’aller ailleurs. J’allai aussitôt voir Pierre Richard. Salope, pétasse, pute, grosse vache, ce furent quelques-uns des mots que je n’employais même pas dans les bistrots ou avec mes collègues de bureau. Et qu’on me sorte ça de ma chambre immédiatement.

J’étais plus qu’injuste. Elle avait probablement des qualités, cette pauvre Muriel, son nom me revient. Elle avait peut-être un cœur sensible et généreux, comme le mien, mais son tort impardonnable était de me renvoyer une image de l’alcool que je détestais. Ça justifiait pour une bonne part mon antipathie et mon dégoût. L’anesthésiste lui au moins ne perdait jamais sa dignité ni son ironie, et ne dérangeait personne. Mais Muriel, on aurait dit qu’elle n’était là que pour m’emmerder et me culpabiliser.

La clinique affirmait mettre à la disposition de sa clientèle une bibliothèque. Je partis à sa recherche sans perdre une minute, enthousiasmé à l’idée qu’une masse incalculable de savoir était mise à ma disposition pour les complexes recherches que j’allais incessamment entreprendre dans des domaines jusque là inexplorés. Je découvris non sans mal un petit placard en trompe-l’œil dans la salle du billard, qui contenait bien une cinquantaine d’ouvrages, du genre de ceux qui encombrent chez soi et que l’on éparpille dans la maison de campagne pour la distraction des neveux de passage. San Antonio et Agatha Christie constituaient l’essentiel des collections et Le Petit Prince n’y figurait même pas. Le lecteur ne risquait pas de périr sous le poids des angoisses existentielles.

Heureusement je trouvai bien vite la vraie bibliothèque, la seule, la mienne. Elle était tout simplement dans le bureau du Médecin Directeur, qui justement n’y mettait jamais les pieds, pour ne pas me déranger. J’y restai au moins deux heures, une après-midi, cherchant dans une première phase à comprendre dans quel ordre il m’était ordonné de lire tous les traités, manuels, dictionnaires et encyclopédies qui étaient là. Je commençai par quelque chose de facile, en dévorant le recueil des œuvres complètes de Klimt, jusqu’à ce que Muriel, toujours elle, la pocharde moche, mon ennemie intime, toujours acharnée à contrarier mes desseins, vienne me déranger et me dire avec son air comme de coutume halluciné que je n'avais pas le droit d'être là.

On disait le Médecin Directeur comme on dit le Père Supérieur. Il était hongrois et superbe comme son nom, qui se terminait avec i et y à moins que ce ne soit l’inverse. Il était la resplendissante figure de proue de l’établissement. Je le vis une première fois, un de mes premiers soirs à la clinique, alors qu’il passait par chez nous en arborant un de ces airs suprêmement absents qu’on ne rencontre que chez les plus grands. Je me levai précipitamment et lui présentai mes respects avec la plus grande timidité, m’excusant presque d’avoir perdu ma fille et d’avoir à l’ennuyer avec de telles broutilles, et craignant en somme qu’il ne me renvoie pour cause d’incompétence ; à quoi il répondit par une moue bien plus dubitative qu’approbatrice, qui en disait long sur l’intérêt qu’il me portait. Je le revis quelques jours plus tard en lui rendant son Klimt, et eus ainsi l’honneur d’entendre le son de sa voix. Je vous remercie, me dit-il, j’en ai besoin pour mon travail. Les voiespsychiatriques des grands seigneurs sont très impénétrables.

Je l’ai rencontré une troisième et dernière fois, un an plus tard, alors que, lassé d’envoyer des courriers, tantôt ironiques, tantôt colériques, mais invariablement sans réponse, pour réclamer les mille et quelques francs que j’estimais que la clinique me devait, je m’étais rendu sur place, non, je l’avoue, sans être poussé par une certaine nostalgie, dans l’espoir de régler la question de vive voix. Après que Madame Cunning, un peu contrariée de ce que je me sois permis dans une de mes récentes lettres de la comparer à une plante verte que l’on n’aurait jamais eu besoin d’arroser, ait néanmoins reconnu sa dette et pris l’engagement de me rembourser avant trois mois, j’allai, poussé par une certaine méfiance à l’encontre de l’administration, m’asseoir dans le bureau directorial, comme d’habitude vide. Mais ce devait être mon jour de chance, car il se remplit peu après.

J’expliquai brièvement l’affaire. Ah bon, fit-il. Il décrocha son téléphone et dit : il y a un Monsieur Pé dans mon bureau. Il laissa par politesse madame Cunning dire quelques mots, puis conclut par : puisqu’il est là, faites lui donc son chèque, ça lui évitera de revenir. Et ce fut tout. Et c’est à cela qu’on reconnaît les caractères d’élite. Tout autre que lui aurait dit : ça lui évitera de revenir polluer mon bureau et m’ennuyer avec des détails sordides.

Concernant le commun des mortels, il était heureusement des déprimés autrement plus pittoresques, revigorants et parfois émouvants, que Muriel la soiffarde. Les décrire tous serait fastidieux, je crains de plus d’en avoir oublié. Je me souviens tout de même encore bien d’un fumeur de pipe, toujours bien mis et cravaté, qui était de noble extraction et même cousin d’un vicomte un peu connu en politique, pas tellement à mon goût mais qu’importe.

Soucieux de ne pas frayer avec la plèbe, il prenait ses repas dans sa chambre, qu’il avait aménagée en une chapelle saint-sulpicienne où la Vierge Marie tenait une place prépondérante. Nous avions des discussions très animées sur tous les sujets de société, au cours desquelles il était fréquent qu’il s’esclaffe en me disant, Monsieur Michel, vous êtes un phénomène, ou un communiste, ou un anarchiste. Nous avions en commun le mépris du travail rémunéré. Il affirmait être au chômage depuis vingt-trois ans après avoir abandonné toutes sortes d’études. En plus des images pieuses il collectionnait les vignettes Panini à l’effigie des footballeurs internationaux et me demandait de les lui acheter en ville, car il ne sortait jamais de la clinique.

Le jour où je lui demandai imprudemment s’il comptait se rendre à la procession du Vendredi Saint, à Saint Louis, je crus l’avoir insulté. Monseigneur Lustiger n’était pour lui qu’un dangereux et décadent gauchiste. Je le menaçai un jour d’envoyer une lettre au Canard Enchaîné où je raconterais que le vicomte avait un cousin fou à lier qui vivait sur le dos de la Sécurité Sociale et qui collectionnait des vignettes Panini de footballeurs. Il se frappa les côtes et me hurla de rire, plusieurs fois, Monsieur Michel, vous êtes un salopard. Je riais de bon cœur, moi aussi. C’était comme ça que les gens bien appelaient les ouvriers, au temps du Front Populaire. Les salopards en casquette. A nous deux on réinventait la lutte des classes dans la bonne humeur la plus débridée.

Je me souviens aussi d’une jeune femme que je ne vis qu’une fois. Grande, mince, très blonde, très belle. Elle était sur le point de quitter la clinique. Elle raconta en détail, dans le salon un matin, comment son ami, motard, avait été réduit en bouillie par les roues d’un camion. Elle avait de profondes cicatrices sur le visage. Pas besoin d’être psy pour deviner qu’elle avait fait une ou des tentatives de suicide. Dans la profession on dit TS et je n’aime pas ça. C’est réducteur, banalisant, presque méprisant. Ça introduit des notions choquantes de fatalité, de statistiques. Comme on dit OD pour overdose. Les Américains disent même ODie, pour aller plus vite. En tout cas je n’aimerais pas qu’on dise qu’Émilie a fait un SR, pour suicide réussi, à défaut d’un SM, pour suicide manqué. Pourquoi pas dans ces conditions un GH, pour grand huit ?

Je mettais plus souvent qu’il n’aurait fallu mon cynisme en veilleuse. Ce fut le cas lors d’une longue conversation dont j’ai tout oublié avec une femme plus très jeune, mais que sa douceur rendait presque belle. Elle essaya de m’expliquer, dans sa chambre où nous nous tenions les mains, pourquoi elle passait sa vie à essayer de se suicider, alors qu’elle ne semblait pas le savoir elle-même. Je lui parlai un peu d’Émilie. L’idée m’effleura, pour que l’harmonie soit complète, de lui faire l’amour, mais je n’allai pas plus loin. J’étais assez heureux et triste comme ça.

Pour cultiver le vague à l’âme et la rêverie, il n’y avait rien de tel que l’atelier d’ergothérapie. Tous les après-midi vers trois heures j’attendais son ouverture avec impatience. C’était une femme très distinguée, d’une grande patience et d’une grande bonté, avec un accent européen difficile à identifier, qui le dirigeait. Diriger n’est pas le mot juste. Chacun faisait à peu près ce qu’il voulait. Enfilage de perles, céramique, bijoux de pacotille, les activités étaient laissées à la fantaisie des participants. Ça peut paraître ridicule, ça ne l’était pas.

Moi je ne faisais jamais rien. Mais je me sentais bien, dans ce grand capharnaüm lumineux où étaient entreposées pêle-mêle les créations des artistes passés, présents et futurs. C’était presque uniquement des femmes qui travaillaient, certaines très séduisantes. Chacun allait à son rythme. On parlait de tout et de rien. J’inventais des quizz de cinéma ou de littérature au profit d’un jeune et gros garçon enjoué qui passait beaucoup de temps à écouter Léo Ferré et qui parlait fréquemment de sa mère. Il avait aussi un faible pour les fortes poitrines. Il les contemplait avec une gentillesse désarmante. Il en dessinait une, parfois, à sa manière très enfantine. Moi, quelquefois, je m’endormais presque, bercé par les petits rires de satisfaction de celles qui montraient les couleurs de leur collier ou bracelet de perles en plastique, et qui oubliaient ainsi un moment leurs peurs du lendemain ou du soir même.

Lors de ma visite de remboursement j’ai voulu y retourner quelques minutes. Je ne me suis pas attardé. L’atelier avait déménagé dans le bâtiment des masseurs. Ce n’était plus qu’une sorte de salle de classe exiguë et sinistre. Il n’y avait plus aucune douceur de vivre, plus aucune trace de ces après-midi délicieusement languissantes. Là-bas on avait tout cassé pour construire d’autres chambres. Toujours plus de chambres.


dimanche 26 juin 2011

Les enfants de Palerme

* San Giovanni degli Eremiti, 15.15


Je pars le coeur en fête. Ce matin je n'y croyais plus.


Je viens de passer un moment d'éternité avec deux enfants adorables, Finocchio Giovanni et Aziotto lgnazio, adorables comme des enfants, qui aident leur père le samedi et le dimanche, dans une de ces innombrables baraques de trois fois rien de Palerme, et en face de cette église que j'aime tant. Ils mettent le prénom après le nom, comme nous autres autrefois à l'école. Ou alors ils me les ont dits comme ça parce que je les intimidais, avec mon appareil photo.

Ils les auront, leurs photos. Des photos comme je sais les faire, sans me presser. Avec la Tour Eiffel en prime. Et moi, dans I'objectif je les regardais sans me presser. Je croyais voir avec leurs rires éclatants, en un peu plus jeunes, Antoine et Quentin. Et Sabine aussi, et aussi Émilie, la pauvre Émilie qui ne verra jamais la Sicile. Si proche et si lointaine de la petite Rosalia. Les morts, les pauvres morts, sont toujours pauvres.


Mais Seigneur qu'ils rayonnaient leurs visages à Giovanni et lgnazio, d'une indicible joie de vivre. Et à présent, heureux comme Ulysse, pleinement apaisé pour une fois, je retourne chez moi.


Ciao ragazzi et ragazza. Ciao Rosalia. Andiamo via. Pariggi, due monati. E doppo, lei vieni con me.


Istanbul, per la Nativita.


Michel Plaud
Octobre 2003

samedi 25 juin 2011

Et, le plus souvent, Lundi sera dimanche.

Nous aurons du pain,
Doré comme les filles
Sous les soleils d'or.
Nous aurons du vin,
De celui qui pétille
Même quand il dort.
Nous aurons du sang
Dedans nos veines blanches
Et, le plus souvent,
Lundi sera dimanche.
Mais notre âge alors
Sera l'AGE D'OR.

Nous aurons des lits
Creusés comme des filles
Dans le sable fin.
Nous aurons des fruits,
Les mêmes qu'on grappille
Dans le champ voisin.
Nous aurons, bien sûr,
Dedans nos maisons blêmes,
Tous les becs d'azur
Qui là-haut se promènent.
Mais notre âge alors,
Sera l'AGE D'OR.

Nous aurons la mer
A deux pas de l'étoile.
Les jours de grand vent,
Nous aurons l'hiver
Avec une cigale
Dans ses cheveux blancs.
Nous aurons l'amour
Dedans tous nos problèmes
Et tous les discours
Finiront par "je t'aime"
Vienne, vienne alors,
Vienne l'AGE D'OR.

Léo Ferré

Humility

Actualités

L'actualité de l'abbaye de Ligugé

Parole d'un sage

25 juin 2011

Abba Antoine dit : « Je vis tous les filets de l'ennemi déployés sur la terre, et je dis en gémissant : “Qui donc passera outre ces pièges ?” Et j'entendis une voix me répondre : “L'humilité” ». (Apophtegmes des Pères du désert)

Images

(Photo : A. Desarnaud)

Hans, Helmut et Adolf, leur caporal-chef. Appelez-le Chef

Edmond de Sevailledrailles

Ach ! La guerre, gross

malheur !

Préface du Professeur Halesse


A l'amitié entre les peuples

A la construction européenne

A Madame Bertrand

Et à Henriette et Adèle, ses filles bien-aimées


La beindure à l'huile

Z'est drès divvizile

Mais la beindure à l'eau

Z'est pien moins rigolo

Chanson de marche

de la Wehrmacht, 1947


Préface

Voici un ouvrage destiné sans nul doute à connaître un retentissement considérable, aussi bien auprès du grand public que des milieux universitaires. Un ouvrage qui, je le dis sans crainte d'être démenti par l'avenir, devrait constituer l'un des sommets de la littérature sociale et révolutionnaire de la seconde partie de ce siècle.

Préfacer un tel chef-d'œuvre est une lourde tâche. Comment en effet rendre compte du foisonnement des idées, de la richesse des descriptions, des dialogues criants de vérité, sans amoindrir l'incroyable pertinence philosophique et politique du propos ? Car, derrière l'anecdote, magnifiquement documentée sur le plan historique, c'est bien d'une tragédie universelle qu'il s'agit; celle, n'ayons pas peur des mots, de l'exploitation de l'homme par l'homme, montrée sous sa forme la plus atroce, la guerre, hélas. Inhumaine, fratricide, mais parfois aussi monstrueusement joyeuse, lorsque les bornes du désespoir sont dépassées. L'auteur réussit ainsi le tour de force de nous faire hurler de rire avec sa description quasi-clinique de l'abomination absolue. Ce n'est pas là la moindre preuve de son génie.

Voici donc deux pauvres hères, Hans et Helmut, droit issus du Lumpenproletariat allemand, vivant dans des conditions atroces, et en butte aux humiliations et aux sarcasmes d'une hiérarchie aussi tatillonne qu'imbécile. Ils sont les soldats misérables et exploités de toutes les guerres. Et, admirable invention de l'auteur, on ne le soulignera jamais assez, voici aussi le personnage d'Adolf, leur chef. Si stupide, aliéné et boursouflé qu'il soit, ne symbolise-t-il pas quant à lui rien moins que le capitalisme monopolistique et apatride dans toute son horreur ? Et pourtant, Edmond de Sevailledrailles réussit, tout en racontant les méfaits d'Adolf sans nulle complaisance, le tour de force de lui faire transparaître parfois quelques signes d'humanité, en dépit de sa révoltante ignominie.

Que dire, également, de l'intemporalité des protagonistes, qui traversent les époques sans jamais vieillir ? Où trouver les superlatifs ? Ne rejoignent-ils pas ainsi, dans l'universalité, le capitaine Haddock, le commissaire Maigret, et Ferdinand Bardamu ? Bien sûr, quelques beaux esprits ne manqueront pas d'ergoter que les Allemands ne participèrent point à la Guerre de Cent ans. Mais qu'en savent-ils ? Ils n'y étaient pas, que l'on sache. Et que font-ils de la liberté de l'écrivain ? Et de la licence poétique ?

En vérité cette erreur historique qui n'en est pas une est parfaitement voulue et maîtrisée. L'auteur en effet à aucun moment ne veut mettre en scène les perfides Anglais autrement que comme une menace invisible et sournoise. Référons-nous plutôt à la sourde angoisse de Hans et de Helmut attendant le débarquement des infâmes Britanniques sur les plages de la Bretagne, puis, plus tard, sur les lacs de Haute-Savoie. Quelle leçon d'art dramatique !

Et, anéantissant définitivement nombre de clichés imbéciles et haineux, répandus calomnieusement par l'odieuse propagande anglaise, l'auteur démontre, de manière tout à fait irréfutable et une bonne fois pour toutes, que les Allemands, de tout temps, furent des gens très bien élevés et même très sympathiques. Ils aimaient, comme vous et moi, les fruits de mer, la raclette et la soupe au chou. Ils n'auraient pas fait de mal à une mouche. Et leur sensibilité était bien souvent bouleversante. Quiconque a un jour assisté à la OktoberFest de Münich pourra en témoigner.

Bien des événements relatés dans ce livre, tous absolument authentiques et vérifiés, sont extrêmement désopilants. Mais l'amertume n'est jamais très loin, qui fait que souvent le rire cède la place à la tristesse et à la colère. A cet égard le dernier épisode est particulièrement poignant et crépusculaire. Comment en effet qualifier l'attitude de ces Français qui, cinquante ans après la fin de la guerre, se permettent de poursuivre de leur vindicte sordide quelques malheureux qui ne firent que leur devoir ? Qui sont donc ces messieurs Morauboche et Abaleshleus ? Pour qui se prennent-ils ? Ne sont-ce pas eux qui tondirent quelques jeunes filles aussitôt après l'arrivée des brutes anglaises, et après que leurs épouses eussent écrit tous les jours pendant quatre ans à la Gestapo pour dénoncer leurs voisins ? La question est posée.

Il est un patriote heureusement pour sauver l'honneur de la France et laisser percer une petite lueur d'espoir, c'est le pathétique et bouleversant personnage de Monsieur Maréchal, le pharmacien. Il est, à lui tout seul, notre fierté nationale, pratiquant sans trêve la résistance passive à l'occupant, armé de ses seuls képi et bâton, pendant que d'autres, toute honte bue, folâtrent derrière le tunnel sous la Manche avec des Anglaises lascives. Un Monsieur Maréchal qui, n'écoutant que son courage, n'hésite pas à risquer le peloton d'exécution en déconseillant à Adolf de manger des annamites phalloïdes. Là encore, quelle leçon ! Ce Maréchal n'est d'ailleurs pas sans faire penser à un autre, qui fit, lui, don de sa personne à la France, comme l'autre à sa pharmacie. Simple coïncidence de noms ? Connaissant Edmond de Sevailledrailles, rien n'est moins sûr.

Ils n'est enfin certainement pas anodin que les seuls êtres humains à manifester un tant soit peu d'humanité et d'amitié à Helmut et à Hans soient deux pauvres travailleurs immigrés, Rachid et Mouloud, aussi odieusement exploités qu'eux. Bel exemple de solidarité prolétarienne s'il en fut. Et quelle dignité dans le comportement de ces deux malheureux opprimés, qui, pour ne pas se compromettre avec l'occupant, se refusent obstinément, au risque de leur vie, à apprendre un traître mot d'allemand !

Voici en tout cas une lecture d'où l'on ne sort pas indemne. Et nul doute que nombre de manuels d'histoire devront être, après cette parution, sérieusement révisés. En ce qui me concerne, dès que mon état de santé me permettra de reprendre mon activité de professeur d'histoire et de géographie au Collège Maurice Thorez de Saint-Ouen, je compte bien, sans attendre les directives ministérielles, inscrire l'étude de cet ouvrage au programme de mes classes de quatrième.

D'Edmond de Sevailledrailles lui-même, je ne dirai que quelques mots, par respect de sa modestie naturelle et de son horreur des manifestations publiques. Il a même récemment refusé une invitation personnelle émanant de Monsieur Bernard Pivot. Il est, au sens noble du terme, un pur aristocrate. Qu'il suffise de savoir qu'il est depuis trois ans mon compagnon de chambre. C'est un homme d'une érudition et d'un éclectisme stupéfiants, sachant allier dans ses travaux rigueur et pragmatisme pour l'identification et la résolution de toutes les difficultés; c'est également un travailleur infatigable, et c'est enfin, ce qui est tout à son honneur, un grand connaisseur des arts de la table.

Sans les déflorer, je dirai simplement, pour que ses nombreux lecteurs soient rassurés, qu'il n'a actuellement pas moins de trois autres ouvrages en préparation; l'un consacré au théâtre élisabéthain, qui là encore devrait mettre à bas nombre d'idées reçues sur le sujet; un roman d'épouvante gothique, dont je ne suis autorisé à dévoiler que le titre: "Le fantôme du poisson rouge" ; et enfin, une gigantesque étude, présentée sous la forme d'un guide exhaustif et comparatif, des prestations offertes par les divers bars-tabac du département des Hauts-de-Seine. L'on sait d'ores et déjà que certains mastroquets indélicats commencent à frémir. Bières pression, sandwiches jambon-beurre, plats du jour, ballons de Côtes-du-Rhône, rhums et calvados, rien en effet n'échappera aux impitoyables analyses d'Edmond de Sevailledrailles. Qu'il en soit ici par avance remercié.

Hubert Halesse, membre de la Société des Agrégés


Hans et Helmut au Moyen-Age


Nous étions en 1338, un an seulement après le début de la Guerre de Cent ans. Depuis six mois, la troisième armée allemande, commandée par le Maréchal Ludwig Van Rommel, assiégeait le Château de Tiffonges, qui, comme on le sait, était situé entre Nantes et Montaigu, et était la propriété du Seigneur Gilles de Rais, qui par la suite, de nombreuses fois et dans toutes les positions, coucha avec Jeanne d'Arc.

Hans et Helmut, soldats de seconde classe, et Adolf, leur caporal-chef, s'ennuyaient à mourir. Les assiégés étaient solidement retranchés dans le donjon du château, avec quantité de canards, de lapins, de poulets, d'oies, de pommes de terre et de nouilles, et surtout de Muscadet; assez pour rester là plusieurs années sans rien faire d'autre que de traiter tous les soirs les Allemands de gros imbéciles; ces pauvres Allemands qui n'avaient eux que du chou pourri pour toute nourriture.

Ces misérables Français se permettaient en outre, chaque fois qu'ils avaient bu quelques litres de Muscadet de trop, de chanter, rien que pour narguer les assiégeants, des chansons aussi stupides que:

- "Bien le bonjour, Madame Bertrand, vous avez des filles, vous avez des filles."

Ou bien encore:

- "De Nantes à Montaigu, la digue la digue, de Nantes à Montaigu, la digue du cul."

Mais la Kommandantur s'impatientait. Il fallait que l'on en finisse. L'honneur de la nation allemande était en jeu. C'est pourquoi l'on fit venir une machine de guerre particulièrement redoutable, baptisée catapulte, fabriquée entièrement à la main et en bois dans les usines I.G. Farben, en Allemagne. Avec cette machine, le donjon maudit allait être instantanément réduit en miettes.

- "On fa leur vaire foir ze gue z'est gue l'armée allemande," triomphait Adolf.

- "Ils font êdre trôlement édonnés," rigolait Hans.

- "Ach, la gadabulde, gross malheur bour les Vranzais," insistait Helmut.

Les Allemands commencèrent donc à tirer des boulets vers le donjon. Malheureusement, il n'était pas très facile de régler convenablement la catapulte. Les boulets tombaient une fois trop près, une fois trop loin, quelquefois même du côté opposé au donjon.

Les assiégés étaient morts de rire. Ils s'amusaient à tirer à l'arc sur les Allemands avec, à la place de flèches, des os de poulets et de lapins, tout en continuant à chanter des chansons obscènes.

- "Che fais la régler moi-même, zette gadabulde," fit Adolf, furieux.

Après quatre heures d'efforts acharnés, ponctués de nombreux jurons en langue allemande, l'engin parut enfin en état de marche.

- "Che crois que z'est prêt, déclara Adolf. Hans, donne-moi ein poulet."

- "Jawohl mein Führer, répondit Hans, ach mais gross malheur, on n'en a blus."

- "Ach ! ch'ai une itée, mein Führer, intervint Helmut. On n'a gu'a leur cheter le donneau où on fait nos pessoins depuis un mois."

- "Ja, sehr gut, kolossale bonne itée," acquiesca Adolf, qui se mit aussitôt à trépigner de bonheur.

Helmut ne se tenait plus de joie. Il se voyait déjà caporal-chef à la place d'Adolf.

- "Hans, tonne-moi le donneau," hurla Adolf.

- "Ach, mein Führer, mais che ne zais blus où il est,"s'excusa Hans.

- "Efidemment, buisgue du es azzis dessus, gross impézile," tonna Adolf.

- "Ach, entschuldigung mein Führer, où ai-che la tête ?" fit Hans.

- "Dans le tonneau, grosse andouille," s'écrièrent en choeur les assiégés morts de rire.

- "Maudits Vranzais, fous allez foir ce que fous allez foir," leur cria Adolf.

Helmut et Hans avec d'infinies précautions chargèrent le tonneau et son précieux contenu dans la catapulte. Ils tendirent la corde et attendirent le signal. Les assiégés, dans le donjon, retenaient leur souffle.

- "Vais addenzion, Hans, zes enchins-là, z'est drès dancheureux, prévint Helmut.

- "Jawohl, répondit Hans quelque peu inquiet, zurdout quand on n'a pas de gasque."

- "Ein , zwei, drei, Feuer," hurla Adolf.

La catapulte se détendit brusquement et le tonneau s'éleva gracieusement dans les airs. Hélas, encore une fois, le réglage de la catapulte aurait demandé à être amélioré; car au lieu de partir vers le donjon, le tonneau s'éleva parfaitement à la verticale. Arrivé à l'apogée de sa trajectoire, il se retourna délicatement et se mit à répandre en pluie fine son contenu sur l'armée allemande stupéfaite.

Adolf pensait s'en tirer à bon compte, car, en tant que caporal-chef, il était seul autorisé à porter une casquette. Mais hélas c'est sur lui que le tonneau, une fois vidé, tomba, endommageant irrémédiablement sa casquette.

Les assiégés une fois de plus étaient morts de rire. Ils envoyèrent aussitôt un émissaire, chargé de leurs propres tonneaux, demander aux Allemands s'ils voulaient bien être assez aimables pour recommencer l'expérience.

- "Jawohl, répondit Hans, mais d'apord il vaut que notre Führer corriche le réglache de la gadabulde."

- "Dais-doi, impézile," hurlait Adolf d'une voix assourdie, en essayant de sortir la tête du tonneau.

Les soldats allemands étaient d'avis qu'on envoie Hans et Helmut aux assiégés, directement, au moyen de la catapulte, dès qu'on aurait réussi à la régler. Adolf quant à lui hésitait entre les pendre, les écarteler, les décapiter, ou le tout à la fois.

Mais en définitive, ils ne furent condamnés qu'à une peine relativement légère. Ils furent chargés de nettoyer le campement, et de faire la lessive de toute la troupe.

- "Ach, Helmut, disait Hans, la guerre, gross malheur !"

- "Jawohl, Hans, sehr gross malheur, répondait Helmut, mais vais addenzion afec da brosse, ch'en ai encore rezu dans l'oeil !"

- "Allez, gourache, ricanait Adolf méchamment, blus gue guadre-fingt dix-neuf ans et la Guerre de Zent ans zera vinie. On bourra rendrer gez nous !"

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Hans et Helmut dans les tranchées


Nous étions en 1917, au plus fort de la Première Guerre mondiale. Depuis six mois, la troisième armée allemande, commandée par le Maréchal Johannes Sebastian Rommel, et la septième armée française, commandée par le Maréchal Nouvoici, se faisaient face. Chacune avait creusé son propre réseau de tranchées, et personne ne s'aventurait à mettre le nez dehors, sous peine d'une mort certaine et subite.

Hans et Helmut, soldats de seconde classe, et Adolf, leur caporal-chef, s'ennuyaient à mourir. Leur moral était épouvantable, d'autant qu'ils ne disposaient pour toute nourriture que de chou presque toujours avarié; alors que les Français passaient le plus clair de leur temps à s'empiffrer de saucisson, de rillettes, d'andouille, de fromage de tête et de bifteck frites, le tout arrosé d'énormes quantités de Beaujolais-Villages.

Après dîner, ils poussaient même l'indécence jusqu'à chanter à tue-tête, de leurs voix avinées, des chansons obscènes auxquelles les pauvres Allemands ne comprenaient rien.

- "Bien le bonjour, Madame Bertrand, vous avez des filles, vous avez des filles."

Ou bien encore:

- "De Nantes à Montaigu, la digue la digue, de Nantes à Montaigu, la digue du cul."

Les Allemands, la nuit, que les ronflements des Français empêchaient de dormir, en étaient réduits, pour se distraire et essayer de digérer le chou, à imiter le cri au clair de lune du loup de Forêt Noire.

- "A quoi reconnaît-on le loup allemand ?" se moquaient les Français.

- "C'est le seul qui porte une casquette et des bottes." riaient-ils entre eux grassement.

Adolf ne décolérait pas.

- "Maudits Vranzais, za ne ze bazzera bas gomme za," hurlait-il à longueur de journées.

Et pourtant, le pire était à venir.

Les maudits Français inventèrent en effet, un beau jour, un jeu d'un particulier mauvais goût. Ils avaient remarqué que dans l'armée allemande, nombreux étaient les soldats prénommés Hans. Si on se mettait à crier "Hans", se dirent-ils, il y en aurait forcément bien un qui répondrait.

Ce qui fait qu'une après-midi vers trois heures, alors que les Français finissaient leur cognac et les Allemands leur soupe au chou, on entendit crier, venant de la tranchée française: "Hé, Hans, t'es là ?"

Hans aussitôt se leva d'un bond, renversant sa soupe sur les genoux d'Helmut, sortit vivement la tête de la tranchée et hurla en agitant les bras: "Jawohl, jawohl, ich bin hier !"

Une série de détonations se fit alors entendre, et une douzaine de balles de gros calibre perforèrent le casque de Hans, le rendant définitivement inutilisable.

Adolf arriva en courant, et devint fou furieux en constatant l'état du casque.

- "Ein gasque dout neuf ! Gross impézile ! Che t'ai déchà dit zent vois de ne chamais meddre la dêde hors de la dranjée," hurlait-il.

- "Ach, mein Führer, che suis déssolé, che croyais que z'était mon coussin Günter," s'excusait Hans piteusement.

C'est alors qu'un nouveau cri se fit entendre, venant à nouveau de la tranchée d'en face: "Hé, Adolf, t'es là ?"

Adolf instantanément se mit au garde-à-vous, leva la tête hors de la tranchée, et hurla en direction des Français: "Jawohl mein Maréchal."

Ce sur quoi il reçut lui aussi une douzaine de balles dans sa belle casquette de caporal-chef.

Il devint tout rouge et se mit à piétiner rageusement les restes de sa casquette, pendant que Hans et Helmut rigolaient doucement en attendant d'aller éplucher les choux pour la soupe du soir.

Adolf néanmoins revint peu après, coiffé d'une casquette neuve et portant sous le bras un nouveau casque pour Hans.

- "Vais-y addenzion à zelui-là, gross idiot, il n'y en a blus beaugoup dans le magassin." dit-il à Hans.

- Jawohl mein Führer, fit Hans, che fous chure que zes maudits Vranzais ne m'auront pas deux vois. D'ailleurs, che sais bien que mon coussin Günter n'est bas afec eux. "

Pourtant, le lendemain à la même heure, le casque de Hans et la casquette d'Adolf furent à nouveau irrémédiablement détériorés. Et pareil le surlendemain, ainsi que les dix jours qui suivirent. Les Français y avaient pris goût. Ils jouaient aux dés pour savoir qui allait tirer sur sur Hans et Adolf la prochaine fois.

Adolf ne décolérait plus. Et comme si cela ne suffisait pas, il était à présent obligé de porter un casque, comme tout le monde, vu qu'il n'y avait plus de casquettes dans le magasin.

Un soir, en revenant du magasin, Adolf se mit à regarder Hans haineusement et lui dit:

- "Che te bréfiens, gross apruti, z'est le dernier gasque du magassin. Zi du de le vais drouer, du n'auras gu'à meddre une de mes fieilles gasquettes."

Et, très content de lui-même, il se mit à rire bruyamment en se tapant sur les cuisses et en répétant:

- "Ach ! Kolossale blaissanderie ! Grosse finesse !"

Mais Helmut intervint.

- "Jawohl mein Führer, sehr gut blaissanderie, mais che crois que ch'ai une itée."

- "Was itée, gross crétin ?" demanda Adolf, s'attendant déjà au pire.

- "Zes maudits Vranzais, poursuivit Helmut, on fa leur vaire la même chosse. Che sais drès bien que chez eux, il y en a blein qui s'abbellent Maurice. Che fais me gacher afec le vuzil, Hans griera: "Maurice, wo bist du ?", et che n'aurai gu'à direr zur dout ze qui bouche."

- "Ach ! Za baraît une bonne itée, fit Adolf. Beut-êdre, zi za marge, che fous dizbenzerai d'éblucher les choux ze zoir."

Ils se mirent donc en place sans plus attendre.

- "Hans, mets don gasque, z'est blus brudent," fit Helmut.

- "Ach, jawohl Helmut, mais che ne le troufe blus," fit Hans.

- "Z'est barze gue il est zur da dêde, gross impézile, cria Adolf.

Et l'idée de Helmut, en effet, marcha au-delà de toute espérance. Mis à part que lorsque Hans eut crié: "Maurice, wo bist du ?", Helmut eut beau scruter l'horizon, rien ne bougea. Par contre on entendit, quelques secondes plus tard, venant de la tranchée française, une voix s'écrier: "Oui, je suis là, Hans; et toi, t'es où ?"

Ce sur quoi Hans se releva en sursaut, renversant Helmut, qui planta malencontreusement sa baïonnette dans la cuisse gauche d'Adolf, et s'écria: "Ach, Guten Tag, Maurice, che zuis là.", détruisant ainsi le dernier casque du magasin. Et les Français eurent même la méchanceté d'ajouter: "Et toi aussi, Adolf, t'es là ?"

Le soir même, alors qu'ils nettoyaient les latrines, Hans, qui tenait la pelle, disait à Helmut, qui tenait le seau:

- "Ach, Helmut, la guerre, gross malheur !"

- "Jawohl, Hans, sehr gross malheur, répondait Helmut, mais vais addenzion afec la belle, ch'en ai encore rezu zur les bieds !"

- "Ach, za borde bonheur, ricanait Adolf méchamment. Zurtout le gauge."

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Hans et Helmut sur le mur de l'Atlantique


Nous étions en en 1942, en Bretagne, et en plein milieu de la Seconde Guerre mondiale. La région hélas était occupée par les Allemands, sous le commandement du Maréchal Wolfgang Amadeus Rommel. Hans et Helmut, soldats de seconde classe, et Adolf, leur caporal-chef, s'ennuyaient à mourir. Ils étaient pourtant stationnés dans un ravissant petit village en bord de mer, que ses habitants, nul ne savait pourquoi, avaient récemment rebaptisé Fridolin-sur-Plage.

Le travail de Hans et de Helmut consistait essentiellement à surveiller la mer jour et nuit, au cas ou ces maudits Anglais auraient eu l'idée de débarquer en France par surprise. Pour les en empêcher, les Allemands avaient eu l'intelligence de construire le long des côtes une multitude de fortifications en béton, toutes plus coquettes les unes que les autres, et toutes merveilleusement équipées de mitrailleuses et de canons en tous genres.

C'est dans un de ces blockhaus, comme les avaient surnommés les Français, que Hans, Helmut et Adolf, leur chef chargé de les surveiller, montaient la garde. Mais ils avaient beau scruter l'océan avec leurs jumelles, les Anglais tardaient à débarquer.

- "Z'est zûrement à gause du maufais temps," disait Hans.

- "Ou beut-êdre gu'ils ze zont berdus dans le prouillard, zes impéziles," conjecturait Helmut.

- "Daisez-fous, grossen idioten, fous allez leur vaire beur," chuchotait Adolf.

Leur moral était épouvantable. Tout ce qu'il y avait à voir, là où ils étaient, c'était le phare, dont la lumière et la corne de brume les empêchaient chaque nuit de fermer l'oeil. Et pour couronner le tout, conformément aux traditions de l'armée allemande, ils étaient exclusivement nourris de soupe au chou.

Un matin pourtant, Adolf revint du village tout souriant, ce qui chez lui était très inhabituel.

- "Hans ! Helmut ! Ch'ai rezu ein gross mandat de ma tante, la grosse Bertha. Z'est la pelle-zoeur du Maréchal Sigmund Rommel. Che fous infite au restaurant. On fa mancher un kolossal blateau de vruits de mer. Ch'en rêfe debuis le déput de la guerre."

Hans et Helmut étaient fous de joie.

- "Ach ! Danke schön mein Führer ! Z'est drès aimaple à fous," remerciait Helmut.

- "Ja, mais gu'est-ze gue z'est les vruits de mer ?" demandait Hans.

- "Z'est gomme la jougroude, mais afec des goquilles," rigolait Adolf.

Le soir même, donc, ils se rendirent tout joyeux dans le restaurant le plus chic de Fridolin-sur-Plage, poétiquement baptisé "La moule rieuse". Ils commandèrent le plus énorme et le plus cher plateau de fruits de mer de la carte. Tellement cher d'ailleurs que tout le mandat de la grosse Bertha allait y passer.

- "Za ne vait rien, disait Adolf, l'imbordant z'est qu'on fa ze régaler."

Hélas, leur déconvenue fut grande lorsqu'ils virent arriver le fameux plateau de fruits de mer. Il se composait, ce plateau, d'une demi-douzaine d'huîtres qui répandaient une odeur épouvantable, de trois ou quatre langoustines trop cuites, de quelques misérables crevettes grisâtres, d'une poignée de bigorneaux anémiques, et de quelques coquilles de moules vides, pour la décoration.

Comme ils se trouvaient dans un restaurant très chic et qu'ils n'avaient pas envie de se faire remarquer, ils ne firent d'abord aucune remarque et commencèrent à manger à contrecoeur et en silence. Ils auraient bien aimé faire passer le gôut des fruits de mer en buvant du vin, mais il n'y en avait pas en cette saison, leur avait-on dit.

Mais vers la fin du repas, juste après que Hans et Helmut soient allés vomir pour la deuxième fois, Adolf explosa.

- "Maudits Vranzais, dit-il à Hans et à Helmut, za ne ze bazzera bas gomme za. Maîdre d'hôdel, che fous brie !"

- "Ja," fit celui-ci en s'approchant.

- "Afez-fous déchà fu un bladeau de vruits de mer ?" commenca Adolf.

- "Ja," répondit le maître d'hôtel.

- "Eh pien moi auzzi, ch'en ai fu, fit Adolf, mais che peux fous dire que des comme zelui-là, chamais."

- "Ja," opina le maître d'hôtel.

- "On tirait que les goquillaches ze zont envuis en Anglederre," poursuivit Adolf, impitoyable.

- "Ja, Ja," persista le maître d'hôtel.

Hans et Helmut, malgré leurs nausées, se mirent à se tordre de rire.

- Ach, mein Führer ! Les goquillaches ze zont envuis en Anglederre. Kolossale blaissanderie ! Wunderbar, mein Führer," s'écriaient-ils hilares.

- "Ja," renchérit le maître d'hôtel.

Adolf était de plus en plus rouge.

- "Arrêdez de dire Ja dout le demps, gross impézile. Che fais vous vaire vuziller," hurla-t-il.

- "Ja," répondit une fois de plus le maître d'hôtel.

Attiré par le bruit, le chef de cuisine s'était approché de la table. Il fit signe au maître d'hôtel de s'éloigner.

- "Excusez-le, Monsieur l'officier, fit-il, c'est Mouloud, le cousin de ma femme Aïcha, que j'ai rencontrée pendant mon service militaire au Maroc. Il est très gentil et très efficace, mais il ne parle pas bien l'allemand. A vrai dire il ne connaît qu'un seul mot."

- "Ja ?" demanda Adolf.

- "Oui, Ja, fit le chef de cuisine, comment vous en êtes vous aperçu ?"

Adolf poussa un gros soupir et ne dit plus rien. Le chef de cuisine était un individu particulièrement répugnant, terriblement costaud, avec une grosse moustache et des poils partout sur les bras et sur la poitrine.

De plus, Hans et Helmut avaient remarqué qu'il portait, sur un de ses énormes avant-bras, un tatouage qui disait: "A bas les chleuhs".

- "Gu'est-ze gue z'est, les Jleuhs ? demanda Hans à l'oreille de Helmut.

- "Dais-doi, impézile, du fas nous vaire remarguer," chuchota Helmut en lui donnant un grand coup de pied sous la table.

- "Au fait, Monsieur l'officier, il vous a plu, mon plateau de fruits de mer ?" demanda le chef de cuisine à Adolf en le regardant droit dans les yeux.

- "Ja, répondit Adolf faiblement, mais che fous zignale que che ne zuis pas ovvizier."

- "Ja, Ja, sehr gut, le bladeau, Monzieur," firent Hans et Helmut en essayant de paraître enthousiastes, et tout en continuant à cracher quelques morceaux de langoustines avariées.

Adolf s'était mis à mordre la visière de sa casquette pour s'empêcher de vomir.

- "Parfait, dit le chef de cuisine. Revenez-donc quand vous voudrez. Vous serez toujours les bienvenus. Surtout vous, Monsieur l'officier. Mouloud, viens débarrasser la table de Monsieur l'officier."

- "Ja," fit Mouloud qui arriva ventre à terre.

Sans un mot de plus, il se saisit de la casquette d'Adolf et commença à la remplir scrupuleusement avec les détritus des fruits de mer. Adolf poussa un hurlement.

- "Rends- moi ma gasguette, impézile, elle est doude neufe."

- "Ja," répondit Mouloud, qui replaça immédiatement la casquette sur la tête d'Adolf.

Ce dernier, couvert de coquilles d'huîtres et de restes de crevettes, se leva péniblement et alla régler l'addition au chef de cuisine, qui se bouchait le nez à cause de l'odeur. Puis ils repartirent tous les trois vers leur blockhaus.

Heureusement, Helmut et Hans, sur le chemin du retour, eurent bien vite retrouvé leur bonne humeur naturelle.

- "Ach, mein Führer, faisait Hans en rigolant, fous afez eine moule dans l'oreille."

- "Et ein picorneau dans le nez," s'étranglait Helmut.

Jusqu'à ce qu'Adolf, fou de rage, leur dise:

- "Eh pien, buizgue z'est gomme zà, z'est fous qui irez les ramazzer, les goquillaches, zur les rogers là-pas, et dous les chours engore."

Hans et Helmut n'avaient plus qu'à obéir. Mais quand ils revinrent, le lendemain, de leur première pêche, ils n'avaient pas attrapé le moindre coquillage, et de plus, ils étaient, dans leur uniforme, trempés des pieds à la tête .

- "Gu'est-ze gue fous afez engore vait ?" demanda Adolf, une fois de plus furieux.

- "Ach, mein Führer, che ne gomprends bas, dit Hans. Les rogers zont dezzendus à un mèdre zous l'eau. On ne beut bas addraber les coquillaches.

- "Et moi, mein Führer, ch'ai vailli me noyer, fit Helmut. Che ne zais pas nacher."

- "Z'est barce gue z'est marée haute, impéziles, hurla Adolf. Les coquillaches, za ze bêche à marée passe."

- "Ach, sehr gut mein Führer, dit Helmut. Che te l'afais dit, gross apruti," fit-il à Hans en lui crachant un gros paquet d'algues à la figure.

Dans les jours qui suivirent, ils ne retournèrent donc à la pêche aux coquillages que lorsqu'ils étaient bien sûrs que la marée était basse pour un grand moment.

- "Hans, basse-moi l'ébuissette," disait Helmut.

- "Jawohl, Helmut, répondait Hans, ach, mais che ne troufe pas mes boddes."

- "Du les as dans des bieds, gross impézile, disait Helmut excédé. Tépêje-doi afant gue la marée monde."

Hélas, les coquillages que Hans et Helmut rapportaient chaque matin, après des heures de labeur harassant, n'étaient pas très nourrissants. C'étaient essentiellement des étoiles de mers, des crabes minuscules, des coquilles de moules et des bigorneaux vides.

- "Za ne ze manche pas," hurlait Adolf.

- "Jawohl mein Führer, faisait Hans, mais les édoiles de mer, z'est drès choli."

- "Et les grabes, z'est drès affecdueux," ajoutait Helmut.

Au bout de quelques semaines d'efforts infructueux, ils se remirent donc à la soupe au chou. Or il advint un matin que le chauffeur de la camionnette de ravitaillement fit une erreur funeste, en leur livrant, à la place de leur ration de chou, trois douzaines de canettes de bière mexicaine, initialement destinées personnellement au Maréchal Sigmund Rommel, qui était de passage dans la région.

Exceptionnellement, Adolf n'était pas là. Hans et Helmut se consolèrent aisément de son absence. Lorsqu'ils eurent terminé la bière, ils se sentaient de très bonne humeur. Le soir tombait.

- "Ch'ai une itée, fit Hans pris de fou-rire. Et zi on dirait zur le phare ?"

- "Ach, wunderbar, Hans, répondit Helmut tout aussi hilare, che fais essayer de droufer nos vuzils."

Ils se mirent donc sans plus attendre à tirer toutes leurs munitions sur le phare, mais sans jamais l'atteindre. Cela finit par les énerver.

- "Ach, grogna Hans, ze n'est pas trôle. Il est drop loin, ze phare."

- "Buizque z'est gomme za, on fa direr zur les pateaux, dit Helmut. Chusdement, ch'en fois un qui arrife."

Effectivement, un bateau arrivait. C'était Adolf, accompagné de Mouloud, lequel avait ce jour-là emprunté la barque de son patron, le chef de cuisine du restaurant "La moule rieuse". Ils avaient passé toute la journée à la pêche à la sardine, sans en attraper une seule. Adolf commençait à avoir l'impression que les sardines n'aimaient pas le chou.

Hans et Helmut se mirent donc à concentrer leurs tirs sur la barque, qui n'était qu'à quelques dizaines de mètres d'eux, et qu'ils pouvaient donc difficilement rater. Ce qui fait qu'au bout d'un petit quart d'heure, la barque commença à couler, et qu'Adolf et Mouloud durent rentrer à la nage.

Adolf fut longtemps d'humeur exécrable. Dans la confusion, il avait en plus perdu sa casquette. Et il dut en outre écrire de nouveau à sa tante, la grosse Bertha, pour lui quémander un autre mandat, afin de rembourser la barque du chef de cuisine.

Et c'est ainsi que par représailles, Hans et Helmut furent invités à attendre l'arrivée des Anglais, non plus dans le blockhaus, mais dans le phare.

- "Ach, Helmut, la guerre, gross malheur !" disait Hans.

- "Jawohl, Hans, sehr gross malheur, répondait Helmut, mais dezzends donc la boupelle, che grois gue les époueurs bazzent temain."

- "Hans, Helmut, ne fous entormez bas, z'est l'heure de zouvvler dans la gorne de prume," leur hurlait Adolf tous les quarts d'heure, depuis le blockhaus.

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Hans et Helmut en Haute-Savoie


Nous étions en 1944, en plein milieu du début de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hans et Helmut, soldats de seconde classe, et Adolf, leur caporal-chef, s'ennuyaient à mourir. Ils avaient attendu pendant trois ans l'arrivée des Anglais en Bretagne, mais désormais ce n'était plus la peine, puisque les Anglais étaient arrivés en Normandie. Comme donc il n'y avait plus rien à surveiller sur le mur de l'Atlantique, ils furent envoyés ailleurs, plus précisément en Haute-Savoie, près d'Annecy, où les restes de l'armée allemande étaient commandés par le Maréchal Gustav Rommel. Leur tâche consisterait à lutter férocement contre la Résistance, très redoutable en cette région.

- "Ach, che zuis bien gondent, fit Adolf en partant, za fa nous chancher de zes maudits vruits de mer, gui me rentent dout le demps malate."

Mouloud et le chef de cuisine du restaurant "La moule rieuse", avec qui ils avaient fini par se lier d'amitié, étaient venus les saluer avant leur départ.

- "Allez, au refoir Mouloud, firent Hans et Helmut, ezzaie d'abbrendre un beu l'allemand."

- "Ja," dit Mouloud comme d'habitude.

- "A bas les Chleuhs, cria le chef de cuisine en essuyant furtivement une larme. Nom de Dieu ! Je perds mes meilleurs clients."

Le voyage, qu'ils effectuèrent dans une bétaillère réquisitionnée pour la circonstance, fut très éprouvant. Mais au bout de sept jours, ils aperçurent enfin le lac d'Annecy.

- "Ach, mein Führer, on z'est drombés de roude. Z'est engore la mer," s'écria Hans.

- "Mais non, impézile, fit Helmut, z'est zeulement la rifière qui est en grue."

- "Hans ! Helmut ! leur cria Adolf. Ze n'est blus le moment de blaissander. Daissez-fous et égoutez-moi. Izi, il fa valloir vaire drès addenzion. Zes réssizdants zont drès danchereux, et ils ne nous aiment pas du dout. Et en blus, ils n'ont même bas d'univormes.

- "Ach, mein Führer, demanda Hans, mais alors gomment on les regonnaît ?"

- "On les regonnaît barze gue tès gu'ils te foient, ils de dirent tessus, gross idiot, " répondit Adolf sur un ton sinistre.

Adolf, Hans et Helmut, donc, dans leur petit village de Fridolin-sur-Lac, furent au début extrêmement prudents. C'est à peine s'ils mettaient le nez dehors autrement que pour aller chercher leur ration de chou. Ils commencèrent par conséquent, au bout de quelques semaines, à s'ennuyer de nouveau à mourir. Aussi Adolf un matin décida-t-il qu'ils iraient faire une petite patrouille dans la forêt toute proche. Il s'était au préalable renseigné à la Kommandantur, il n'y avait pas l'ombre d'un résistant à cinquante kilomètres à la ronde.

- "Il vaut guand même vaire addenzion, dit Adolf. Hans, Helmut, fous n'aurez gu'à meddre fotre gasque zous le pras, gomme za on nous brendra pour des gueilleurs de jambignons."

- "Ach, grosse ponne itée, mein Führer, mais et fous, afec fotre gasquette ?"

- "Che fais meddre la fizière de l'autre gôdé de ma dêde, gomme za ch'aurai l'air d'un dourizde," fit Adolf avec finesse.

- "Ach, wunderbar mein Führer, s'écria Hans. Aber, foilà que che ne droufe blus mon vuzil."

- "Il est terrière don tos, gross impézile, s'énerva une fois de plus Adolf.

- "De doude vazon, tu n'en auras pas pessoin bour les jambignons," rigola Helmut.

- "Zurdout gue les jambignons, za ne gourt bas drès fite," insista Adolf malicieusement.

Ils se mirent donc en route, et arrivèrent bientôt sur un étroit sentier forestier. Hans et Helmut auraient bien voulu chanter cette vieille chanson française que Mouloud leur avait apprise, celle qui disait, entre autres: "Fous afez des filles gu'ont le gul drop grand." Mais Adolf, par crainte des résistants, leur imposait le silence.

Mais voilà qu'ils aperçurent soudain, venant vers eux sur le chemin, un vieil homme qui portait un panier.

- "Zoyons brudents, chuchota Adolf, z'est beut-êdre un réssizdant."

- "Bonjour, Monsieur l'officier, " fit le vieil homme en soulevant sa casquette.

- "Ponchour, Monzieur. Guelle pelle chournée, n'est-ze-bas ? répondit Adolf, cherchant la visière de sa casquette sans se souvenir qu'elle était dans son dos.

- "Ah ben oui, une belle journée, pour sûr que oui. Mais ça serait-y pas que vous chercheriez des champignons, par hasard ?" fit le vieillard.

- "Foui, z'est exacdement za," fit Adolf, fou de joie que sa ruse ait si bien fonctionné.

- "Beut-êdre gue fous bourriez nous tire où ils zont ?" demanda Hans poliment.

- "Ah ben oui, que je sais où ils sont, pour sûr que oui, fit l'ancêtre avec un grand sourire. Mais ça, je le dis pas aux étrangers, pour sûr que non. C'est que pour les Savoyards, pour sûr que oui."

- "Gomment za, gue bour les Zafoyards ! Che zuis Zavoyard, moi Monzieur, se mit à hurler Adolf. Dites-nous dout de zuite où ils zont, zes jambignons, ou che fous vais vuziller. Maufais Vranzais ! Zabodeur !"

- "Ah ben oui, Monsieur l'officier, fit le vieil homme effrayé, si vous insistez je vais vous le dire, pour sûr que oui. Faites encore cinq cents mètres, et vous en trouverez plein le sous-bois sur votre gauche. Vous les reconnaîtrez facilement, ils sont tout rouges avec des pois blancs. Mais dites à personne que c'est moi qui vous l'ai dit. Pour sûr que non."

- "Ch'esbère gu'ils zont pons, zes jambignons" dit Adolf soupçonneux.

- "Ah ben oui, qu'ils sont bons, pour sûr que oui, dit le vieux, même qu'après en avoir mangé, vous n'aurez plus envie de rien d'autre. Allez, au plaisir, Monsieur l'officier."

- "Au blaissir, Monzieur, fit Adolf radouci. Ach, bour fotre invormazion, che dois fous tire gue che ne zuis pas ovvizier."

- "C'est tout à votre honneur, Monsieur l'officier, pour sûr que oui," dit le vieil homme en s'éloignant.

Hans, Helmut et Adolf se précipitèrent vers le sous-bois que leur avait indiqué le vieux, et y découvrirent effectivement d'énormes quantités de champignons rouges à pois blancs. Ils se mirent à les ramasser avec ardeur.

- "Nein, nein, disait Adolf, ne les meddez bas tans fos gasques. Za fa les apîmer. On fa les meddre tans ma gasquette."

- "Ach, mein Führer, gu'est-ze gue za feut tire, Poches ?" demanda Hans soudain.

- "Che ne zais bas, répondit Adolf, bourguoi ?"

- "Barze gue le fieux Monzieur, dit Hans, il afait un dadouache zur le pras où z'était égrit "Mort aux Poches."

- "Nein, che n'en zais rien, fit Adolf, et bourdant che barle drès pien vranzais. Oggupe-doi tonc des jambignons, barezzeux."

- "On lui temantera la zemaine brochaine", dit Helmut pour conclure.

Ils redescendirent vers le village tous les trois de très bonne humeur. Hans et Helmut marchaient devant en chantant: "Elles ont des guls gomme des marmides", et Adolf les laissait faire.

Le sentier était très fréquenté par les paysans, et de ce fait était généreusement recouvert de crottin de cheval. Lorsque Hans et Helmut en apercevaient un gros tas bien frais, ils attendaient qu'Adolf arrive dessus et se mettaient à crier: "Ach ! Mein Führer ! ein afion !" Adolf aussitôt se mettait à scruter le ciel en criant: "Où za ein afion ? Où za ?", et se retrouvait donc les deux pieds dans le crottin. "Che me fencherai," ruminait Adolf pendant que Hans et Helmut riaient comme des ânes.

- "Helmut ! Hans ! fit-il soudain. Arrêdez-fous une zeconde. Je fais fous vaire eine bedide vodogravie. Zoufenir bour fos vianzées."

- "Ach ! Danke schön mein Führer, firent Hans et Helmut étonnés. Z'est drès aimaple à fous."

- "Meddez-fous là, zur le gôté, et regulez un beu," fit Adolf.

- "Gomme za ?" demandèrent Hans et Helmut.

- "Engore un beu, Ja, encore un beu, on y est bresgue," dit Adolf.

- "Sehr gut, mein Führrrrrrr....," firent Hans et Helmut, qui venaient de tomber dans le ravin.

Lorsqu'ils réapparurent, une demi-heure plus tard, couverts de boue et avec leurs uniformes en lambeaux, Adolf n'avait toujours pas fini de hurler de rire en courant en tous sens.

- "Ach mein Führer, ze n'est bas drès chentil, fit Hans. En blus, ch'ai berdu mon gasque."

- "Et moi mon vuzil." fit Helmut.

- "Redournez les chercher, impéziles, dit Adolf sadiquement. Moi, ch'ai bertu mon abbareil vodo. Et à brézent, vaides addenzion aux afions."

Rentrés au village, ils allèrent sans tarder voir le pharmacien, pour s'assurer que les champignons étaient bien comestibles. "Oufrez, Monzieur Maréchal, oufrez," criait Adolf en tambourinant sur la porte. "Me voilà, me voilà," fit Monsieur Maréchal vingt minutes plus tard. "J'étais aux cabinets."

Le pharmacien était un homme très âgé, à la voix chevrotante, qui, à cause d'un dentier mal posé, postillonnait énormément. Il était en outre très sourd. Il portait en permanence un vieux képi de la Première Guerre mondiale, et ne se déplaçait qu'avec l'aide d'un bâton. Quand on lui demandait pourquoi, à quatre-vingt dix ans passés, il ne prenait pas sa retraite, il répondait qu'il avait fait don de sa personne à la pharmacie, et qu'il n'en sortirait que pour aller se faire enterrer, à l'Ile d'Yeu dont il était originaire, avec son képi et son bâton.

Il n'était pas rare que les enfants des écoles se rassemblent devant son officine et se mettent à crier: "Monsieur Maréchal ! Monsieur Maréchal ! Nous voilà !" N'écoutant que son grand coeur, le pharmacien leur distribuait alors des suppositoires et des pommades contre les hémorroïdes, en ajoutant parfois malicieusement: "Encore un suppositoire que les Boches n'auront pas."

Adolf présenta donc à Monsieur Maréchal sa casquette débordante des fameux champignons rouges à pois blancs.

- "Ah, Monsieur l'officier, fit le vieux pharmacien après trois quarts d'heure d'un examen minutieux, ce sont des annamites phalloïdes, des champignons très nocifs pour la santé. Je vous en supplie, Monsieur l'officier, ne les mangez pas."

- "Fous êtes zûr ?" demanda Adolf soupçonneux.

- "Ah, Monsieur l'officier, s'emporta Monsieur Maréchal en postillonnant à tout va, les champignons ne mentent pas. Je hais ces champignons qui nous ont fait tant de mal. Nous avons commis trop de fautes. C'est à cause du Front Populaire et des congés payés. Voilà la vérité !"

- "Drès pien, drès pien, fit Adolf toujours aussi soupçonneux, ne fous énerfez pas, Monzieur Maréchal. Et arrêdez de me gracher tessus, che fous brie. Au blaissir, Monzieur Maréchal. Ach, mais che fous rabbelle gue che ne zuis bas ovvizier."

- "Eh bien moi je le suis, fit Monsieur Maréchal toujours aussi énervé, et en envoyant une dernière salve de postillons à la figure d'Adolf. J'étais sergent-chef pendant la guerre de Crimée, sous les ordres du Maréchal Nourvoissi, si vous voulez le savoir. Mais cela dit, n'hésitez pas à revenir me voir, si vous avez besoin de suppositoires. A bientôt, Monsieur l'officier."

En regagnant le logement de fonction, et en finissant de s'essuyer le visage, Adolf paraîssait pensif.

- "Ach, ze Monzieur Maréchal est ein réssizdant, ch'en suis zûr, réfléchissait-il tout haut. Il ezzaie de nous embêcher de mancher zes exzellents jambignons. Che le verai vuziller demain madin ! Zabodeur ! Maufais Vranzais !"

- "Jawohl, mein Führer, disait Hans pour essayer de le calmer, mais alors, gomment on vera bour les zuppozidoires ?"

- "Et bour mes hémorroïtes ?" ajoutait Helmut.

Le soir venu, Hans et Helmut se mirent à préparer les admirables champignons. Malgré les dénégations d'Adolf, ils n'étaient pas totalement rassurés.

- "Ils ont eine drôle d'oteur, zes jambignons," disait Hans.

- "Ja, gomme une oteur d'azide," répondait Helmut.

- "Ja, eine sehr maufaise oteur, mais bludôt gomme de l'algool à prûler," corrigeait Hans.

En dinant, les choses n'allèrent pas en s'arrangeant.

- "Ils ont auzzi ein trôle de goût," disait Hans.

- "Ja, un goût drès pissare, répondait Helmut. Che grois gue che brévère le chou."

- "Mais non, impéziles, faisait Adolf qui se régalait. Ils zont exzellents, zes jambignons. Tonnez-moi fotre bart, zi fous n'en foulez bas."

A la suite de ce repas mémorable, Hans et Helmut gardèrent le lit pendant quatre jours. Adolf, quant à lui, vomit sans interruption pendant deux semaines. Il ne se souvenait plus qu'il devait faire fusiller Monsieur Maréchal. Il ne supportait même plus l'odeur de la soupe au chou. Hans et Helmut, tant bien que mal, essayaient de le réconforter.

- "Ach, mein Führer, foulez-fous gu'on redourne chercher des jambignons ?" demandait Hans.

- "Nein, danke schön," répondait Adolf faiblement.

- "Mein Führer, précisait Helmut, il fa fous valloir une audre gasquette; les jambignons ont vait des drous dans la fôtre."

Au bout d'un mois, grâce à Dieu et aux suppositoires de Monsieur Maréchal, auxquels pourtant il trouvait comme un pénible arrière-goût de champignons, Adolf fut à nouveau sur pied. Il revint un matin du village extrêmement guilleret, ce qui chez lui n'était pas coutumier.

- "Hans ! Helmut ! Che fous infite au rezdaurant. Ch'ai rezu un mandat de ma dande Hildegarde, zelle gui est mariée afec le Maréchal Franz Siegfried Rommel. On fa mancher eine grosse raglette."

- "Ach, viele danke, mein Führer, firent Hans et Helmut qui se réjouissaient à l'avance. Mais gu'est-ze gue z'est, eine raglette ?"

- "Z'est du vromache fontu afec du champon et des bommes de derre. Z'est drès vin, drès déligat, se réjouissait Adolf. On fa ze récaler !"

Ils se rendirent donc le soir même au restaurant le plus chic du village, aimablement baptisé: "La moule du lac."

- "Eine raglette, bitte, crièrent-ils en choeur.

- "Ja," répondit le maître d'hôtel.

Mais au bout d'une heure et demie, quand on leur apporta la raclette, ils furent terriblement déçus. La raclette en tout et pour tout était composée de quatre pommes de terre dans un état de décomposition avancée.

- "Maîdre d'hôdel, che fous brie" hurla Adolf, furieux.

- "Ja," fit celui-ci.

- "Vaites-moi foir où est le vromache" demanda Adolf, impitoyable.

- "Ja," répondit le maître d'hôtel.

- "Et le champon," insista Adolf, croyant enfoncer le couteau dans la plaie.

- "Ja," poursuivit imperturbablement le maître d'hôtel.

- "Ach, mein Führer, intervint Helmut, z'est gurieux, che droufe gu'il rezzemple un beu à Mouloud."

Le visage du maître d'hôtel s'éclaira alors d'un large sourire.

- "Ja, se mit-il à crier. Mouloud. Cousin à Rachid, Mouloud. Fruits de mer. Madame Bertrand. A bas les Chleuhs !"

Adolf ne disait plus rien, il se contentait à présent de regarder les pommes de terre.

- "Ah ben dites, Monsieur l'officier, fit le chef de cuisine qui s'était approché, vous seriez bien aimable de faire un peu moins de bruit."

Le chef de cuisine ressemblait lui aussi à s'y méprendre à celui du restaurant "La moule rieuse", près du mur de l'Atlantique. Et lui aussi avait un tatouage sur l'avant-bras, sur lequel on pouvait lire: "Dehors les Fritz".

- "Mangez-donc vos pommes de terre pendant qu'elles sont chaudes," dit-il en regardant Adolf droit dans les yeux.

- "Ach, mais il n'y a bas de vromache ! Bas de champon !" fit Adolf d'une voix éteinte.

- "Figurez-vous que les Boches ont déjà tout emporté," répondit méchamment le chef de cuisine.

- "Z'est guoi, les Poches ?" demanda Hans.

- "Dai-doi, impézile, chuchota Helmut. Du fas nous vaire remarguer."

Ils durent donc ingurgiter leurs pommes de terre, bien entendu arrosées d'eau, puisque les Boches avaient bu tout le vin du restaurant, et s'en retournèrent à leur logement de fonction, après que Rachid, tout sourire, leur ait tenu la porte en criant joyeusement:"Ja ! Cousin Mouloud ! Fruits de mer ! Morts aux Boches !"

- "A bientôt Monsieur l'officier, dit le chef de cuisine. Je vous téléphonerai dès que j'aurai du fromage."

- "Che n'ai bas le télévone, répondit Adolf de plus en plus triste. Et en blus, che ne zuis bas ovvizier."

- "Ca ne fait rien, Monsieur l'officier, je vais demander à Mademoiselle Félicie Lagerbe, la postière, de vous le faire installer," dit poliment le chef de cuisine pour conclure.

Quelques semaines s'écoulèrent ensuite paisiblement, pendant lesquelles ils s'abstinrent totalement de champignons et de raclette. Mais un soir qu'Adolf était sorti, et alors qu'ils épluchaient paisiblement les choux du dîner, Hans et Helmut entendirent soudain une série de grondements épouvantables, cependant que le ciel s'illuminait d'éclairs. Ils furent pris de panique.

- "Helmut, cria Hans, ze zont les réssizdants gui nous addaguent."

- "Fite, Hans, cria Helmut, fa meddre la midrailleusse zur la roude."

- "Ach, jawohl, cria encore Hans, mais che ne droufe blus les munizions."

- "Elles zont audour de don gou, impézile," hurla Helmut.

Ils se mirent alors à tirer dans toutes les directions, alors que les explosions et les éclairs redoublaient. Aucun résistant n'était visible, mais leur maison, au bout d'un moment, commenca à être sérieusement endommagée par leurs tirs de mitrailleuse. Soudain ils aperçurent une voiture qui approchait.

- "Dire, Helmut, dire, ze zont eux !" hurla Hans.

- "Nein, nein , ne direz bas !" hurla Adolf, qui était dans la voiture, conduite par Rachid.

Tous les deux en effet avaient passé l'après-midi à pêcher sur le lac. Ils n'avaient du reste rien attrapé, à cause des Boches qui avaient déjà tout pêché, comme les avait avertis le chef de cuisine. Rachid avait ramené Adolf au restaurant, lui avait offert une pomme de terre, puis, comme l'orage menaçait, l'avait aimablement raccompagné dans la voiture du chef de cuisine.

Hans et Helmut, qui n'entendaient rien, continuèrent à tirer. Adolf et Rachid eurent tout juste le temps de sauter de la voiture avant qu'elle n'explose. La casquette d'Adolf était restée à l'intérieur.

Et c'est ainsi que pendant qu'Adolf écrivait à sa tante Gertrud, demi-soeur du Maréchal Wilhelm Otto Rommel, pour lui demander un petit mandat qui l'aiderait à rembourser la voiture du chef de cuisine, Hans et Helmut furent chargés de monter la garde, nuit et jour, au milieu du lac.

- "Ach, Helmut, la guerre, gross malheur !" se lamentait Hans en essayant de ramer. Mais heureussement gue Rachid nous a brêté za parque."

- "Jawohl, Hans, sehr gross malheur, mais z'est tommache gu'elle brenne l'eau, répondait Helmut en essayant d'écoper."

- "Hans, Helmut, leur criait Adolf depuis la rive, vaides addenzion aux zous-marins anglais. Il baraît gu'il y en a blein, bar izi."

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Hans et Helmut en Poitou-Charentes


Nous étions en 1996, bien longtemps après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hans et Helmut, autrefois soldats de seconde classe, ainsi qu'Adolf, autrefois leur caporal-chef, avaient depuis bien des années remisé aux oubliettes leur uniforme, leur casque, leur casquette et leur fusil. Mais ils ne s'étaient pas pour autant perdus de vue. A intervalles réguliers ils dînaient ensemble, et, devant la soupe au chou, s'écriaient chacun leur tour en hurlant de rire: "Ach ! La guerre, gross malheur !"

Et lorsque Hans ou Helmut se mettait à répondre:"Jawohl, mein Führer.", Adolf faisait semblant de se mettre très en colère et tapait du pied en criant:

- "Nein ! Nein ! Che ne zuis blus fotre Führer ! La guerre est vinie ! Grossen idioten !"

- "Entschuldigung, mein Führer," répondaient alors Helmut et Hans en rigolant encore plus fort.

Il advint heureusement, un beau jour, que leur association d'anciens combattants leur proposa, pour un prix très modique, un magnifique séjour en France, où ils visiteraient, en particulier, le célèbre parc du Futuroscope, près de Poitiers.

Hans, Helmut et Adolf s'inscrivirent avec enthousiasme.

- "Za fa nous rabbeler le pon demps," trépignait Adolf.

- "Jawohl, mein Führer, le mur de l'Adlantigue, les vruits de mer, et Mouloud," disait Hans, tout ému.

- "Et la Haute-Zafoie, les bommes de derre, le lac, les jambignons, et Rachid," poursuivait Helmut.

- "Et Monzieur Maréchal, le varmazien, se souvenait Adolf, tout ému lui aussi. Dous les ans, che lui enfoie eine garde bozdale".

Tous les trois partirent donc un matin en autocar pour la France. Leurs épouses étaient restées à la maison, car, comme disait Adolf:

- "Ze n'est pas la beine d'emborder za pière à Münich. A nous les bedides Vranzaises."

- "Drès chusde, mein Führer, répondait Hans, et za fa nous faire des égonomies."

- "Ach, ch'ai ajeté douze boîtes de brézervatifs," se vantait Helmut.

Le voyage, malheureusement, prévu pour durer huit heures, en dura quarante-trois, à cause d'une inexplicable succession de pannes en tout genre. Pourtant le véhicule avant son départ avait été inspecté dans le moindre détail chez un garagiste d'origine française, Monsieur Emile Morauboche. Le chauffeur, également d'origine française, était un homme de toute confiance, qui s'appelait Monsieur Félix Abaleschleus. C'était à n'y rien comprendre. Mais il en aurait fallu bien plus pour entamer le moral de Hans, Helmut et Adolf, qui, pendant les quarante-trois heures de trajet, ne cessèrent de se relayer pour chanter les vieilles chansons françaises qu'ils avaient apprises autrefois.

- "Pien le ponchour, Matame Perdrand, fous afez tes filles, fous afez tes filles."

Ou bien encore:

- "Te Nandes à Mondaigu, la tigue la tigue, Te Nandes à Mondaigu, la tigue du gul."

Enfin, ils arrivèrent à proximité du célèbre parc du Futuroscope, près de Poitiers. Malheureusement, en raison de leur retard, l'hôtel qui leur avait été réservé ne pouvait plus les recevoir. Les propriétaires, Messieurs Ilnauronpalalsace et Laloraine, furent extrêmement désagréables. Ils osèrent même leur dire que si ça ne leur plaisait pas c'était pareil, et qu'ils n'avaient qu'à rentrer chez eux manger du chou.

- "Ach! Zes Vranzais ne zont pas drès aimaples," disait Hans.

- "Guel malheur gue la guerre zoit vinie, pestait Adolf. Che les aurais vait vuziller."

- "Jawohl mein Führer, mais ne nous vaizons bas remarguer," chuchotait Helmut pour essayer de le calmer.

Ils passèrent donc une nuit de plus dans l'autocar, ce qui leur permit d'être pour ainsi dire les premiers à pénétrer dans le parc. Ils furent tous les trois émerveillés. Cinémas dynamiques, cinémas haute définition, cinémas en relief, sans compter les bateaux à pédales et les camions télécommandés, il n'y avait que l'embarras du choix.

Ils passèrent ainsi une journée inoubliable. Comme il faisait très chaud, ils avaient pris soin de se protéger la tête, d'autant qu'ils étaient tous les trois à peu près chauves. Helmut portait un très beau chapeau tyrolien, Hans un magnifique béret basque que lui avait prêté Monsieur Abaleschleus, en lui disant qu'avec ça, on le prendrait forcément pour un Français, et Adolf enfin arborait une superbe casquette de base-ball sur laquelle figurait l'inscription: "Deutschland über alles." Et tous les trois portaient des shorts et des chemisettes couleur vert-de-gris, habilement récupérés par Adolf, peu après la fin de la guerre, dans les stocks de l'armée du Maréchal Rainer Maria Rommel.

Toute la journée ou presque fut une colossale rigolade. Pour commencer, Helmut et Hans entreprirent de faire un combat naval sur les bateaux à pédales. Ils y réussirent si bien qu'ils durent, une fois tombés de leur embarcation, regagner le ponton à pied.

- "Za me rabbelle guand on bêchait les goguillaches," rigolait Hans en essorant son béret.

Les cinémas dynamiques les impressionnèrent fortement. En sortant, Hans alla se plaindre à la Direction de ce que son siège n'arrêtait pas de bouger. Helmut, lui, quitta la séance avant la fin pour aller vomir au plus vite la soupe au chou du petit déjeuner. Quant à Adolf, il donnait furieusement des coups de pied à son siège en hurlant:

- "Zabotache! Zabotache! Maudits Vranzais! Vuzillés!"

Mais ce qui les émerveilla le plus fut le cinéma en relief. On y passait un film tourné apparemment au fond de la mer, et des hordes de poissons avaient sans arrêt l'air de vous sauter à la figure sans prévenir.

- "Mein Führer! Addrabez-le, zelui-là, il est drès gros, che le ferai cuire afec des choux," hurlait Hans.

- "Addenzion mein Führer, ein reguin! Il fa nous déforer," s'écriait Helmut.

- "Mais non impéziles, ze n'est gue du zinéma, essayait de les rassurer Adolf. Mais vaites addenzion aux grogodiles, guand même."

Pour couronner la journée, il y avait le soir, à la tombée de la nuit, un spectacle aquatique à ne pas manquer. Aussi décidèrent-ils de dîner sur place, et même dans le meilleur restaurant du site, joliment appelé: "La moule en folie".

C'était Adolf qui invitait, car il venait la semaine précédente d'hériter de toute la fortune de sa tante Marguerite, fille naturelle du Maréchal Fritz Rommel, morte à quatre-vingt dix-sept ans en s'écriant une dernière fois: "Gott mit uns."

Ils commandèrent donc le menu le plus cher, à trois cents vingt-deux francs toutes taxes comprises, et qui proposait, entre autres merveilles culinaires, une assiette de fruits de mer.

- "Ch'adore les vruits de mer, disait Hans, che n'en ai pas manché depuis la guerre."

- "Zeux de chez Mouloud n'étaient pas drès bons," se souvenait Helmut.

- "Oui mais là on fa ze récaler," disait Adolf en se frottant les mains.

Mais quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils virent arriver, en guise de fruits de mer, une misérable assiette de spaghetti, sur lesquels trois moules minuscules se couraient après.

- "Z'en est drop, hurla Adolf. Maîdre d'hôdel, che fous prie! Ze ne zont pas des vruits de mer !"

- "Que Monsieur l'officier me pardonne, s'inclina le maître d'hôtel, mais que Monsieur l'officier veuille donc examiner de plus près son assiette. Monsieur l'officier verra qu'elle est en forme de coquille Saint-Jacques. C'est donc bien d'une assiette de fruits de mer qu'il s'agit."

- "Ja, z'est frai, mein Führer, il a raisson, s'écrièrent Helmut et Hans. Et en plus, il gomprend l'allemand, zelui-là. Ze n'est bas gomme Rachid et Mouloud."

- "Mais si cela peut être agréable à Monsieur l'officier, je peux lui proposer un plat de remplacement, poursuivit le maître d'hôtel. Notre chef de cuisine a justement préparé aujourd'hui du chou farci aux fruits de mer."

- "Nein, danke schön, répondit Adolf sombrement. Mais bermeddez-moi de fous invormer que che ne zuis pas ovvizier."

- "Il n'y a pas de mal, Monsieur l'officier," fit le maître d'hôtel en s'inclinant.

Le maître d'hôtel s'en fut, laissant Adolf, Hans et Helmut à leurs spaghetti, après avoir discrètement soufflé au serveur et en ricanant: "Je t'en foutrai, moi, du Deutschland über alles et du Gott mit uns. Ils connaisent pas encore Saïd, ces trois grosses andouilles."

Heureusement le spectacle aquatique, ensuite, fut si féérique qu'il leur fit oublier les spaghetti. Il y avait des jets d'eau de toutes les couleurs, des feux d'artifice, des rayons laser qui faisaient des petits bonshommes qui couraient dans tous les sens, et ils eurent même l'impression de voir passer un cheval blanc au galop.

- "Ach ! Ils zont vorts, zes Vranzais," disait Hans.

- "Ze n'est pas édonnant qu'ils aient gagné la guerre," précisait Helmut.

- " Che me rabbelle gu'afant le guerre, ils tizaient: "Nous faincrons barze gue nous zommes les blus vorts. Ils ne ze drombaient pas te peaugoup. On n'aurait chamais dû les addaguer." murmurait Adolf, soudain tout triste.

Le spectacle terminé, les lumières commencèrent à s'éteindre. Il ne faisait plus très chaud, tout à coup. Les trois vieux soldats se digèrent lentement vers la sortie, et vers leur autocar, que Monsieur Abaleschleus était encore occupé à saboter. Ils n'y prêtèrent aucune attention. De plus, leurs bottes leur faisaient très mal aux pieds.

Leurs yeux s'embuaient de larmes à l'évocation silencieuse de leurs vieux souvenirs de guerre. Le pauvre Monsieur Maréchal était peut-être mort, à présent. Et Mouloud ? Et Rachid ? Qu'étaient-ils devenus ? Avaient-ils fait des progrès en allemand ? Les trois hommes s'étreignirent brusquement.

- "Ach, Helmut, la guerre, gross malheur !" dit Hans en pleurant.

- "Jawohl, Hans, sehr gross malheur, répondit Helmut, qui éclata soudain en sanglots, et en blus, che ne zais bas guoi vaire de mes douze boîtes de brézervatifs."

- "Ach, zi du feux, dit Adolf d'une voix brisée, che les tonnerai à mon bedit-vils. Za lui zera udile, à l'Univerzidé de Heidelberg."

- "Ach, folondiers, mein Führer, dit Helmut. Et gomment il z'abbelle, déchà, fotre bedit-vils ?"

- "Mamadou N'golo, dit fièrement Adolf. Z'est un sbézialisde de la liddéradure allemande du zeisième ziègle. Zurdout Goedhe, che grois."

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