lundi 6 juin 2011

From where I stand in the sun, I will fight no more

MICHEL PÉ. - INGÉNIEUR ANARCHO NIHILO TROTSKO MAO BOLCHEVICO GAUCHISANT, MODÉRÉ- ALCOOLIQUE ET TABAGIQUE, IMMODÉRÉ


Michel Pé, oui, le reconnais, c'est bien moi. Enfin presque.

Alors d'abord et pour que ce soit clair, moi j'ai toujours pensé que pour une incinération, il faut quelque chose de flamboyant. La vérité, donc, c'est qu'il y a quelques années, j'ai confectionné une cassette contenant mes chansons préférées de Léo Ferré, et que c'est ça précisément que je passerai à mes funérailles. Vingt ans. Les romantiques. Madame la misère. Les anarchistes. Ostende. La mort. Ni Dieu ni maître. La vie d'artiste. Quartier latin. Et je n'ai pas molli sur le culturel. Apollinaire, Rimbaud, Ruteboeuf, Aragon, Caussimon, tous. L'assistance en aura pour son argent. Ceux qui n'aiment pas ça n'auront qu'à rentrer chez eux. De toute façon j’ai changé d’avis. Ce sera la symphonie des chants de deuil, de Gorecki.

Mais c'est un détail. En vérité, surtout, si je parle de moi au présent, c'est tout simplement parce que, contrairement à ce que l'on pourrait croire en lisant certaines foutaises issues d’esprits dérangés, je ne suis pas mort du tout. La preuve, c'est que j’ai tout écrit moi-même, confortablement installé sur la terrasse ombragée d'un bungalow situé au sud de la côte atlantique, en alternant avec des séances de bar et de piscine, puis, un an après, en Provence. Pour être tout à fait honnête, je dois admettre que j'ai fait les finitions au bureau. Et que j’ai continué à en rajouter, très peu mais un peu, jusqu’à aujourd’hui.

Et j'ajoute que j'ai bien l'intention d'être encore vivant l'an prochain et les suivants. Ne serait ce que pour rédiger ma prochaine œuvre, qui ne sera ni plus ni moins que mon discours de départ en retraite. Prononcé à la manière de Fidel Castro du temps où il était en forme. Trois heures et demie, ce ne sera pas trop long pour évoquer ma longue et prestigieuse carrière, en retracer l'une après l'autre toutes les étapes éblouissantes et surtout citer sans en oublier un seul tous les ingénieurs, employés et techniciens qui se sont ingénié pendant près de quarante ans à me casser les couilles du matin au soir.

Sans oublier les clients et les autres directions de la société, par principe hostiles et malveillantes, et toutes et tous par définition jamais contents. Adjudants-chefs obtus et endimanchés, costumes cravates à chier partout, jeunes diplômés nuls et prétentieux, vieux chevaux de retour confits dans la bière et la vinasse, profiteurs professionnels occupés à doubler leur salaire en notes de frais, Anglo-Saxons abrutis et incultes, je n'oublierai personne dans mes litanies.

Un exposé d'un quart d'heure naturellement sera consacré à la Haute-Savoie. Bœufs ! Catholiques ! Enculeurs de chèvres ! Gagne-petits ! Médiocres ! Insignifiants ! Trouducs ! Pisse-froids !

J'émaillerai bien sûr la chose de références littéraires et cinématographiques érudites, de citations latines et grecques extrêmement sophistiquées, ainsi que de nombreux calembours et saillies de toutes sortes.

Je n'oublierai pas, dans mes remerciements, d'inclure les tabourets d'Arlette et ceux de l'Auvergnat, devenus ceux d’Isabelle, qui ont abrité pendant tant d'années mes méditations solitaires. Ainsi que les Sociétés Philip Morris, Heineken, Carlsberg et Kronenburg, qui m'ont permis de tenir bon dans l'adversité.

J'ai déjà dans la tête, pour la cérémonie des adieux, le début et la fin de cet admirable discours.

Monsieur le directeur, comme disait le général de Gaulle à un chef d'état africain qui venait de lui infliger un discours dithyrambique de quatre heures, je te remercie de tes aimables paroles.

Et, en conclusion, chers amis, la technique pendant quarante ans m'a empêché de me consacrer pleinement à mon sport favori, la littérature, mais j'ai bien l'intention de rattraper le temps perdu. Je compte à présent y engager toutes mes forces disponibles. Et je vous remercie du fond du cœur pour m'avoir si intelligemment offert, à l'occasion de mon départ, les oeuvres littéraires et cinématographiques complètes de Marguerite Duras. Car, comme disait le regretté Pierre Desproges, la Marguerite, elle a pas écrit que des conneries, elle en a aussi filmé.

Enfin ça, c'est plutôt la fiction. La trame générale, ou le schéma directeur, comme on dit de nos jours. Et je ne vais tout de même pas me précipiter pour l'écrire. Il faut d'abord que je me repose un peu.

Ce que j'aimerais bien, à présent, c'est écrire des trucs pour les enfants des écoles. Des écoles tout court, pas ceux des grandes écoles, eux on ne peut plus rien leur apprendre, ils croient déjà tout savoir. J'ai fait un truc qui y ressemblait, il y a longtemps, à un moment où personne ne pouvait plus rien me refuser, à cause de la mort d’Émilie. J'ai fait un matin une sorte de conférence dans une école primaire, en lisant un extrait d'Apollinaire. Je me souviens très bien du début.

C'est le printemps viens-t-en Pâquette

Te promener au bois joli

Les poules dans la cour caquètent

L'aube au ciel fait de roses plis

Et surtout le dernier vers.

Et les grenouilles humides chantent

Alors je leur ai dit, aux enfants, c'est simple, les grenouilles coassent, les corbeaux croassent et les fourmis croondent. Personne n'a rien compris, mais peut-être quelques-uns s'en souviennent. Rien n'est jamais totalement inutile.

Par contre, pour en revenir sur terre, j'ai déjà quelques idées sur la chose telle que je l'envisage dans la réalité. À condition évidemment que j'y arrive, à la retraite.

Pour commencer, le discours du directeur, je serais surpris qu'il y en ait un. Même pas certain qu'il se déplace, d'abord. Qu'est-ce qu'il pourrait dire, le pauvre, à part qu'il est bien content que je m'en aille ?

Le cadeau aussi, j'y ai pensé. Roland, je l'ai prévenu. Si jamais c'est un machin avec de l'informatique dedans, je le lui casse sur la tête. Moi je ne demande pas la lune. Un weekend au Campanile de la Porte de Clignancourt, boissons comprises et avec la personne de mon choix, ça ira très bien. Restera à trouver la personne. Mimine sera difficile à convaincre, je le sais d'expérience, Bibiche m'enverrait aux urgences, et Miss Trixie n'aime que les Bretons.

Alors ensuite, le restaurant d'entreprise, très peu pour moi. Champagne tiède et cacahuètes, non merci. C'est vrai, je veux bien l'admettre, que ça peut-être agréable, le Champagne. J'en ai même bu souvent, dans ma jeunesse, mais alors jamais dans des verres. Et faire comme ça en public, c'est pratiquement impossible, sauf si on va dans des endroits très spécialisés.

Non, moi ce que je ferai, c'est un open bar chez Isabelle. Bière, pastis et Beaujolais à volonté. Accompagnés de rillettes, de saucisson, de fromage de tête et de camembert, pour que ça passe mieux. Et alors, sur le coup de sept heures, la surprise du chef. Je passerai discrètement un coup de fil au commissariat de Saint-Cloud en leur conseillant de surveiller les sorties de l'usine. Rien que pour le plaisir de lire le lendemain matin dans Le Parisien que Trente-quatre cadres supérieurs de chez Marcel Dassault ont été placés en garde à vue, et dix-huit autres stockés dans un gymnase parce que les cellules de dégrisement étaient pleines.

Et après, je ne m'attarderai pas. Déjà, pour commencer, chez Marcel Dassault, je n'y remettrai plus jamais les pieds. Parce que le problème, quand on part en retraite, c'est que tout le monde ou presque est plus jeune que soi et que c'est un peu contrariant. Et ceux qui vous disent qu'à soixante-cinq ans on est encore un jeune homme, c'est des menteurs.

Ah et puis je les aime bien, ces jeunes et moins jeunes espoirs de la profession, mais je préfère nettement les vieux débris dans mon genre, et hélas plus ça ira, dans l'industrie moins il y en aura. Parfois je l'avoue je suis agacé, en les voyant, tous ces cadres costumés et propres sur eux, incapables de se déplacer sans un ordinateur portable sur l'épaule et un téléphone vissé sur l'oreille. Les centres de décision aujourd'hui visiblement se sont déplacés dans les endroits les plus divers. Grâce à la téléphonie mobile, ça se passe à présent dans la rue, au restaurant, au bar, et parfois même sur la lunette des chiottes. Des gens que tout ça n'intéresse absolument pas ont ainsi à subir, au lieu de déjeuner ou de boire leur bière paisiblement, des discours vaniteux et grotesques, à base de préoccupations misérables et d'autoritarisme imbécile.

J'ai vu le monde en quelques ans devenir une véritable pétaudière, écrivait Céline avec justesse. L'usage immodéré du courrier électronique, où n'importe qui aujourd'hui écrit n'importe quoi à n'importe qui en insultant l'orthographe et la grammaire, le démontre chaque jour davantage. Et il y a aussi le langage, qui ne s'est pas amélioré. J'ai connu autrefois une entreprise où l'on écrivait en français. C'est une époque révolue. On ne s'exprime plus à présent que dans un sabir grotesque, à base d'acronymes inconnus et de barbarismes et locutions interchangeables, prétentieux et vides de sens. Il est même devenu de bon ton d'écrire les inepties directement en anglais. Un anglais pitoyable, dépourvu de tout rapport avec la langue originelle, et dont le seul mérite est de pouvoir être compris n'importe où, depuis la Lozère jusqu'à la Mongolie.

J'ai récemment entendu parler d'un jeu qui ne devrait pas tarder à faire fureur dans les réunions de cadres. Chaque participant a sous les yeux une collection d'expressions choisies parmi les plus débiles de la langue de bois manageriale. Le premier qui arrive à en caser huit en moins d'une heure s'écrie alors, Bingo, j'ai gagné, et est dispensé de réunion pendant un mois entier.

Quant à moi, plus d'une fois dans ma jeunesse j'ai fait visiter nos ateliers à des gens que je ne connaissais pas et dont je n'avais que foutre. Pierre, qui n'était pas encore mon ami, m'y collait systématiquement, exprès pour m'emmerder. Il trouvait ça drôle. Il savait bien qu'avec mon sens de l'orientation, invariablement je finirais par emmener les visiteurs aux toilettes ou dans la chaufferie. Et que ça ne servait à rien de me poser des questions, jamais je ne saurais quoi répondre.

Une fois, quand même, j'ai eu une petite revanche. C'étaient des gens importants, pour changer. Des Australiens, je crois. Du coup, Pierre a fait la visite lui-même et moi j'ai fait l'interprète. Et alors je me suis fait un devoir de ce que ma traduction n'ait strictement rien à voir avec ce que Pierre racontait. L'accompagnateur a terminé en sueur.

Aujourd'hui sans aucun doute je procéderais différemment. Messieurs Dames, je ferais, voici le plan du zoo. Je vous souhaite une agréable visite. Quant à moi je retourne me coucher. Je vous rappelle cependant qu'il et formellement interdit de donner des cigarettes et de l'alcool aux animaux. Seulement du café et de l'eau minérale. Oui je sais, c'est dur, mais c'est pour leur santé.

Donc, voici pour commencer la fosse aux ours. N'y descendez sous aucun prétexte. L'ours, je le rappelle, sous ses allures placides, a souvent mauvais caractère. Vous poursuivrez par l'enclos des grands fauves, prière de ne pas s'approcher de trop près, sinon vous finirez déchiquetés. Après quoi, si vous êtes encore en vie, vous pourrez vous détendre avec le bassin des phoques et des otaries, et puis, pour la plus grande joie de vos chers petits, vous irez voir nos éléphants, eux alors totalement pacifiques. Les cacahuètes sont autorisées. Pour les singes également, que vous verrez s'ébattre joyeusement sur leur rocher, pleins de dynamisme et de joie de vivre. Ne manquez pas non plus notre superbe collection de perroquets, tous plus bigarrés et bavards les uns que les autres. Et que je n'oublie pas notre volière de rapaces, avec son extraordinaire collection de buses et de vautours. Des aigles aussi, oui, mais très peu, ils supportent mal la captivité. Et enfin, clou du spectacle, notre banquise artificielle, unique au monde, où sont rassemblés en permanence plus de quatre cents pingouins et autant de manchots, inlassablement affairés à régler les affaires du monde.

Oui, je sais, c'est un peu excessif, raconté comme ça. Du bétail honnête et compétent, il y en a aussi. Le problème, c'est qu'on ne peut rien écrire sur eux.

Enfin bref, moi, je dirai adieu à tout ça sans le moindre regret. Je mettrai deux trois jeans, chemises et teeshirts dans le sac, une paire de baskets, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit pour caler l'ensemble, et sans oublier quelques photos de mes enfants, parce que les enfants, ils ne restent pas avec vous toute la vie, tandis que les photos, si.

Et je prendrai le premier vol en partance pour Palerme et j'y resterai. J'achèterai un taudis dans une ruelle qui voit quand même un peu le soleil et je me nourrirai de calamars grillés, de gambas, de poivrons et d'aubergines, accompagnés de Marsala, de Lacryma Christi et de Sambucca.

Parce que Palerme, c'est encore mieux que Venise, dont Céline encore écrivait qu'on y respire une odeur de mort somptueuse qu'il est bien difficile d'oublier par la suite.

Et puis alors Palerme a ça de bien qu'on peut sans difficulté s'y suicider de toutes sortes de manières. La plus radicale, évidemment, consiste à mettre la main au cul d'une jeune personne accompagnée de son mari, d'un cousin ou d'un beau-frère. On peut aussi déclarer fièrement, Fanculo, stronzo, à un garçon de café, à un poissonnier, à un carabinier ou même à un prêtre. On peut également, mais c'est atrocement douloureux, boire un verre entier de Fernet-Branca. Cul sec, parce que sinon, c'est impossible. On peut périr d'épuisement en essayant d'acheter des timbres dans un bureau de poste, ou en tentant d'arracher un renseignement à un employé des chemins de fer. Que l'on parle italien ou non n'y change rien. Uriner en ville sur un tas de gravats, demander à un passant où se trouve le bureau la plus proche de Cosa Nostra sont aussi des moyens de mourir de mort violente qui peuvent s'avérer très efficaces. Mourir d'inanition en attendant l'autobus ou en essayant de faire fonctionner un distributeur de billets de banque est également très fréquent.

Mais alors le moyen le plus distrayant et de loin, sans conteste, est assurément la conduite automobile. Les méthodes sont nombreuses, je ne citerai que les deux principales. La première consiste à rouler en ville de nuit, et à tenter de franchir un carrefour sans s'arrêter, sous prétexte que le feu est vert. La seconde, c'est d'essayer de rouler à moins de cent-vingt kilomètres heures sur la voie médiane du boulevard périphérique.

Mais à vrai dire, la raison surtout pour laquelle j'aime tant Palerme, c'est que je connais là-bas une petite fille de deux ans, Rosalia Lombardo, qui y dort depuis 1920, au fond de la crypte des capucins, dans une petite alcôve au milieu des momies. Il y en a là des milliers, de momies, et la plupart sont un peu délabrées, au moins autant que les façades des palais. On voit bien que les moines ne passent pas le chiffon tous les jours. Mais alors il vaut mieux aller les voir, les momies, quand il n'y a personne, c'est mieux pour la méditation et on échappe ainsi aux commentaires imbéciles des touristes, toutes nationalités réunies pour une fois dans la bêtise et la vulgarité. On se rassure comme on peut, quand on voit la mort en face.

Mais Rosalia, elle, c'est autre chose. Avec son visage d'ange et son petit nœud rose dans les cheveux, on croirait qu'elle va se réveiller d'un instant à l'autre. Elle me fait penser à Émilie. Elle est le seul miracle auquel je croie. Un miracle médical un peu macabre, mais un miracle quand même. Le médecin était même si content du résultat qu'il n'a jamais voulu dire à personne comment il s'y était pris.

Mais peut-être est-il préférable qu'elle reste endormie, Rosalia. Elle ne comprendrait pas le monde où nous vivons. Moi-même j'ai renoncé depuis longtemps à comprendre. Et elle au moins ne perdra jamais son innocence, à défaut de la plupart de ses organes.

Ah et puis la Sicile, dans le fond, je ne verrais peut-être pas d'inconvénient à m'y faire enterrer. Il ne faut après tout guère plus d'un an pour qu'un mort devienne propre et fréquentable. Je me suis par le passé souvent promené dans de nombreux cimetières d'Europe, et je sais que les siciliens sont les plus beaux et les plus émouvants du monde. Le Père-Lachaise mis à part, naturellement, car j'y ai un rapport personnel. Mais les tombes là-bas en Sicile sont ornées de façon exquise, avec des mosaïques, et avec des vitrines qui contiennent des petits objets familiers des défunts, avec des fleurs séchées et des photographies anciennes. Et surtout il y a toujours des arbres, et des fleurs, partout. La sortie dominicale après la sieste, à Palerme, semble consister à aller fleurir le grand-père. Les voisins ainsi en profitent.

Et s'il reste du temps, on emmène les enfants dire bonjour aux momies. Il n'est jamais trop tôt pour leur apprendre la vie.

Pour dire juste quelque mots de quelques hommes chez Marcel Dassault que j’ai connus et admirés, il y a d’abord Chief Joseph Premier. Il est mort l’an dernier. En vingt ans il m'a dit deux choses plus une. Vous fumez trop. Je fume trop. Et, la veille de son départ : Comment allez-vous ? From where he stands in the sun, he will fight no more. Chief Joseph Deuxième, qui est né avec une lime à ongles entre les dents, est en retraite et joue au golf. Chief Joseph Troisième est en retraite et je ne sais pas où il est. Je veux qu’il sache s’il me lit que je n’ai pas changé pour lui. Et Chief Joseph Quatrième n’est pas en retraite et il mouille la chemise tous les jours.

C’est aujourd’hui le six juin 2011 et je suis en retraite depuis deux mois. Aujourd’hui je n’ai pas bu d’alcool. Je suis the Secret Pilgrim. I am a newcomer to the overt world, but I am learning.

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