lundi 6 juin 2011

Les lutins de l'automobile

On croit trop souvent que pour qu'une voiture soit confortable, fonctionne correctement , soit fraîche en été et bien chauffée en hiver, bref donne entière satisfaction à son propriétaire, il suffit qu'elle ait été conçue par des ingénieurs intelligents et talentueux, assemblée par des ouvriers consciencieux et par des robots sophistiqués, et enfin contrôlée par des contrôleurs impitoyables et méticuleux ; le tout dans de belles usines spacieuses et bien éclairées, où l'abondance de plantes vertes et de machines à café fait régner la bonne humeur à tous les étages.

Tout cela est exact, assurément, mais, on l'oublie trop souvent, ne saurait suffire à assurer la tranquillité et à la joie de vivre du propriétaire. Car que devient donc une voiture, une fois sortie des chaînes de montage et des mains de dizaines de techniciens affectueux ? Précisément, elle est hélas livrée à un conducteur. Et c'est là que les affaires se gâtent. Hormis quelques maniaques prétendant à de vagues connaissances en mécanique, qui n'auront de ce fait rien de plus pressé que de désosser entièrement l'engin pour voir comment c'est fait, l'immense majorité des détenteurs d'automobile ignore tout et se moque éperdument de ce qu'il peut bien y avoir à l'intérieur.

Bien sûr, l'on sait qu'il faut une clé pour ouvrir les portières et démarrer. L'on sait aussi que de nuit ou par temps de brouillard, il convient de se servir des phares ; ou des essuie-glaces, quand il pleut. L'on n'ignore pas non plus à quoi servent le volant et la pédale de frein. Mais comment vérifier le niveau d'huile lorsque l'on ne sait pas que la voiture contient de l'huile, et que l'on ne sait pas non plus comment ouvrir le capot ? Comment comprendre le rôle de ces innombrables lumières et cadrans, sur la planche de bord ? Et comment enfin reconnaître un bruit anormal lorsque l'on a l'intime conviction que tout bruit est normal ?

A cette incompréhension et à cette insouciance qui pourraient facilement être fatales aux soupapes et aux pistons, il convient encore d'ajouter les multiples malheurs qui guettent la carrosserie du véhicule dès que le contact est mis. Nos garages, nos rues, nos villes ne sont qu'une succession atroce de pièges insidieux et redoutables : piliers, bittes d'amarrage, calvaires (en Bretagne, surtout), stops, feux rouges, feux verts, feux oranges (les plus sournois de tous), et surtout, surtout, les véhicules adverses, immanquablement conduits par des fous furieux, des vieillards séniles, des aveugles, des sourds-muets, des maniaques de l'autoradio ou du téléphone portable, des amants lascifs ou des irresponsables qui lisent leur journal au lieu de regarder devant eux.

Dans une telle jungle la mécanique et la tôlerie, si elles devaient rester livrées à elles-mêmes, auraient tôt fait de périr sous les abus répétés du conducteur. La famille et les animaux domestiques se chargeant par ailleurs, à coup de boissons renversées, de bonbons non terminés, de cigarettes mal éteintes et de déjections diverses, de détruire les aménagements intérieurs.

Ce n'est d'ailleurs pas pour rien qu'autrefois une sage coutume, hélas tombée en désuétude (sans doute sous la pression du lobby des assurances), consistait à accrocher au rétroviseur intérieur de l'automobile (également tombé en désuétude) le portrait de Saint Christophe.

Mais alors, s'interrogera-t-on à juste titre, comment se fait-il que tant d'automobiles soient en état de circuler, au point que, presque chaque jour, leur accumulation nous empêche d'arriver à l'heure sur notre lieu de travail ?

Voilà une excellente question, sur laquelle des centaines de chercheurs n'ont cessé de méditer durant des décennies, et à laquelle, voici seulement quelques années, a répondu de manière irréfutable l'ingénieur Léon Blum (sans rapport avec le Front Populaire), promotion Arts et Métiers 1932, après une brillante carrière entièrement passée au Service des Aiguillages de la SNCF. Dans un article méconnu de l'hebdomadaire "La vie du rail" l'explication, lumineuse, est fournie.

C'est que, explique et démontre Monsieur Blum, la mécanique, comme tout objet inanimé, a une âme. Une âme d'enfant, oserions-nous presque dire. Qui fait que chaque organe de l'automobile, si misérable et infime soit-il, qu'il s'agisse de la boîte de vitesses, du pneu avant droit, du filtre à air ou du cendrier, est placé sous la surveillance d'un petit lutin efficace et malicieux, toujours en alerte, et de plus invisible à l'oeil nu.

Ce sont eux, les petits lutins, qui limitent les dégâts matériels et corporels lorsque nous nous emparons du volant, et ce sont eux également qui nous évitent de faire dix kilomètres à pied sur la bande d’arrêt d'urgence de l'autoroute, pendant que notre voiture achèverait de se consumer.

Une telle surveillance de tous les instants suppose une organisation rigoureuse. A chaque élément, même supposé mineur, du véhicule, est donc affecté un petit lutin en salopette, muni d'une caisse à outils, qui aura reçu au préalable une formation spécialisée de plusieurs mois.

En cours de conduite, les informations sont regroupées sur un poste de commande central, placé sous la direction d'un lutin issu d'une Grande École d'Ingénieurs (Arts et Métiers de préférence), ce système permettant d'avertir en temps réel les autres lutins des dangers qui les menacent.

- "Appel à tous les pare-chocs, on va essayer de se garer."

- "Bien reçu, Central, on se prépare à l'impact."

- "Attention aux bordures de trottoirs, les pneus, on va bientôt tourner à droite."

- "Bien reçu, Central, on a l'habitude."

- "Siège arrière gauche, vous allez recevoir de plein fouet la moitié d'une canette de Coca-Cola."

- "Bien reçu, Central, on sort le Sopalin."

Après chaque déplacement du véhicule, a lieu une réunion de synthèse (un "debriefing" comme disent les ingénieurs).

- "Aujourd'hui, on s'en est bien sortis, on n'a emplâtré personne."

- "Oui mais moi, je suis un peu inquiet, depuis vingt-deux mille kilomètres qu'on n'a pas fait la vidange, l'huile c'est comme de la boue. Ça fait des copeaux partout."

- "Et nous c'est pareil, pour les pneus, ils sont complètement lisses et dégonflés."

- "Il n'y a plus une goutte d'eau dans le radiateur. La chaleur est insupportable."

- "Le garagiste est prévu pour la semaine prochaine, les gars, mais d'ici là il va falloir tenir bon."

Et ce n'est pas tout. D'un véhicule à un autre, grâce au téléphone portable, les lutins peuvent communiquer entre eux.

- "Allo, la Renault 25 en stationnement dans la rue Adrien Lemoine, attention à votre rétroviseur, on arrive."

- "Bien reçu, Peugeot 205, rétroviseur rabattu. Attention aux portières, quand même."

- "Fiat Punto, ici la Clio, derrière vous. On est sur le point de vous rentrer dedans."

- "Merci, Clio, on change de file tout de suite."

Ainsi donc, sans les petits lutins chargés de les protéger infatigablement, nos automobiles se flétriraient plus vite qu'une rose par un après-midi d'été. Car sauf exception, les petits lutins sont toujours d'excellente humeur, incroyablement efficaces et toujours prêts à rendre service au conducteur insouciant.

Sauf exception, dis-je, car je me dois à présent de raconter la navrante histoire d'un véhicule à qui tout aurait dû réussir, et à qui pourtant un destin des plus cruels réserva un sort parfaitement funeste. Car les lutins, on ne le sait pas assez, supportent très mal l'inactivité, au point d'encourir, lorsqu'ils y sont exposés, des dommages psychologiques graves.

En 1986, donc, Monsieur et Madame Polaud, retraités, domiciliés dans un petit village de la Vienne, se portèrent acquéreurs, sur les conseils éclairés de leur garagiste, d'une superbe Renault 9 flambant neuve, équipée des plus récents perfectionnements en matière de sécurité et de confort. Ils étaient ravis, et les lutins aussi. Plus prudent sur la route que Monsieur Polaud, et plus soucieux de l'entretien du véhicule, ça n'existe sûrement pas, se disaient-ils à juste titre et en se frottant les mains.

Chaque déplacement, de plus, était un bonheur absolu. Il fallait tout de même parvenir à s'extraire du garage sans rien démolir, ce qui exigeait de la part des lutins un sang-froid à toute épreuve. Mais ils savaient qu'ensuite, dès que la voiture atteindrait quarante kilomètres à l'heure, Madame Polaud s'écrierait, sur le ton de quelqu'un qui va mourir dans la minute :

- "Marcel, va donc pas si vite !"

Et que, si d'aventure à l'horizon la route semblait vouloir cesser d'être droite, Madame Polaud se crisperait aussitôt sur son siège en murmurant dans un dernier souffle :

- "Marcel, ralentis donc, tu vois bien qu'il y a un virage."

Pour Madame Polaud, en outre, tout bruit était par définition suspect. Ce qui fait que la Renault 9 était plus souvent chez le garagiste, pour des vérifications aussi approfondies qu'inutiles, que sur la route.

Tout cela mettait les lutins en joie, d'autant qu'en dehors des phases d'entrée et de sortie du garage, toujours un peu périlleuses pour la carrosserie, ils n'avaient pas énormément de travail.

Or il advint un triste jour que d'un commun accord Monsieur et Madame Polaud décidèrent soudain de ne plus utiliser l'automobile familiale. Monsieur Polaud était à présent bien aise de faire son tour du village et de stationner chaque matin un moment au bistrot et à pied, sans que son épouse ne lui demande plus de ralentir, ni la voiture ni la consommation, et quant à Madame Polaud, elle se sentait nettement plus rassurée de ne plus voir son époux, quelque peu sourd il faut bien le dire et doté d'une vue qui n'était pas des plus excellentes, se mettre au volant du dangereux engin.

Mais la paix du ménage ne fit plus du tout la joie des lutins. Ils se trouvèrent du jour au lendemain tout d'un coup totalement désoeuvrés et en conçurent une amertume durable. Cela devait durer deux ans, au bout desquels les lutins, d'ordinaire si joyeux, étaient à force d'inactivité devenus d'une méchanceté folle et féroce. Ils firent solennellement le serment que si jamais la Renault 9 ressortait du garage, leur vengeance serait terrible.

Et leur désir un beau jour fut enfin exaucé. Un jour d'été où l'enfant Polaud, en route pour ses vacances estivales, rendait visite à ses chers parents avec sa voiture personnelle, le lutin chargé de la courroie de distribution de celle-ci, sentant la détresse de ses camarades de la Renault 9, fit volontairement et par solidarité exploser ladite courroie, envoyant de ce fait irrémédiablement moteur et voiture à la casse. Monsieur et Madame Polaud se firent alors une joie d'offrir la Renault 9 à leur fils bien-aimé, ça leur ferait de la place pour ranger le bois de chauffe, se dirent-ils intelligemment. Et c'est alors que pour l'enfant Polaud les ennuis commencèrent.

Car la vengeance des lutins effectivement fut terrible. Il faut cependant admettre à leur décharge que l'enfant Polaud aurait pu penser par lui-même qu'une voiture ayant séjourné deux ans dans un garage sans bouger a besoin de quelques ménagements, et n'apprécie guère qu'on la fasse rouler à cent-soixante kilomètres à l'heure après seulement quelques minutes de conduite. Les lutins mécaniciens, tout en colère qu'ils étaient, ne trouvaient pas cela très raisonnable. Et de fait, le résultat ne se fit guère attendre : grâce aux efforts conjugués des lutins et de l'enfant Polaud, moins d'un an plus tard il fallut installer un moteur neuf.

Ces tristes événements se déroulèrent voici quelques années. Les lutins ne sont pas restés inactifs. Pendant ce temps ils ont réussi à ce qu'il n'y ait plus, sur la Renault 9, aucune pièce d'origine. Batterie, carburateur, radiateurs, pompes diverses, tout y est passé. La carrosserie ne présente plus la moindre surface intacte et la peinture n'est plus qu'un lointain souvenir. Ouvrir les portières est soit impossible, soit terriblement bruyant. Fermer la voiture à clé est un lointain souvenir. Les lutins par le passé ont provoqué des pannes subites et rédhibitoires sur des endroits aussi agréables que le boulevard périphérique extérieur. Ils ont fait fumer la voiture par tous ses orifices. Ils ont fait appel aux forces de police pour lui dresser les contraventions les plus variées. Bref, ils s'en sont donné à cœur joie.

Mais que l'on se rassure, malgré toutes ces avanies, cette histoire se termine bien. L'enfant Polaud est devenu philosophe. Il sait que chaque fois qu'il enclenche le démarreur de sa voiture et que le moteur, au bout de quelques minutes, veut bien consentir à tourner, la probabilité qu'il rentre à pied est non négligeable. Il sait de toute façon qu'il peut abandonner la Renault 9 dans les endroits les plus variés, même la fourrière n'en voudrait pas. De leur côté les lutins se sont un peu rassérénés et font de leur mieux à présent pour conserver l'épave en l'état. À l'heure d'ailleurs où nous écrivons ces lignes, cela fait bien deux mois, oui, deux mois, que la Renault 9 n'a subi ni panne ni collision. Pourvu que ça dure !

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