A l'oncle Ethan
Let's go home, Debbie
On était chez les Kerbulot poissonnier de manière héréditaire, et pour ainsi dire depuis que l'homme avait appris à pêcher. Dès leur plus tendre enfance, avant même de savoir écrire et compter, les enfants Kerbulot apprenaient à ouvrir l'huître et la palourde, à dépiauter la lotte et la raie, à vider le hareng et le maquereau, à débiter la limande en filets et à faire cuire la langoustine.
On accourait de loin et en masse pour acheter son poisson chez les Kerbulot, dont la poissonnerie précisément était située dans le petit village de Kernangetéplut, à peu près à mi-distance entre Kernanveutut et Kernanvoilat. La renommée de l'établissement, joliment appelé Le Hareng du Morbihan, dépassait largement les limites du département. Bien souvent des touristes s'enhardissaient jusqu'à venir photographier ses plus beaux spécimens de crevettes, de bigorneaux et de merluchons, sous le regard fier de Germaine et Maurice Kerbulot, les heureux propriétaires de la poissonnerie fine. Certains tour operators y faisaient même faire halte à leurs autocars de troisième âge.
Germaine et Maurice dans leur grande sagesse avaient eu trois enfants. Edouard, l'aîné, ne manifestait hélas aucune disposition pour la poissonnerie, et de ce fait faisait le désespoir de sa famille. Préparant, à l'époque où ce récit commence, le concours d'entrée à l'Ecole Normale Supérieure, il passait le plus clair de son temps libre assis sur les rochers, à lire des ouvrages aux titres obscurs et parfois même à déclamer du Chateaubriand ou du Victor Hugo. Par contre, chaque fois que son père avait entrepris de l'initier à l'ouverture de l'huître, il avait presque immédiatement fallu le conduire aux urgences de l'hôpital de Vannes. C'était la raison pour laquelle il avait les mains pratiquement toujours bandées, ce qui le gênait un peu pour lire.
Sa sœur Denise, âgée de seize ans, était bien un peu plus douée que son frère, mais elle aussi posait un très gros problème. C'est qu'elle était, sans exagérer, d'une laideur à faire frémir. Au point que son père fréquemment lui disait, d'un ton excédé : "Denise, nom de Dieu, reste donc pas dans la poissonnerie, tu vas faire fuir les clients. Et tu fais peur aux huîtres, en plus. Quand elles savent que tu es là elles veulent plus s'ouvrir."
Mais Dieu merci la soeur cadette, la petite Bernadette, qui allait, elle, vers ses quinze ans, manifestait des dons autrement plus prometteurs et intéressants. C'était, Bernadette, une véritable virtuose du couteau à huîtres, une petite prodige de l'éviscération poissonnière. Elle raflait, en catégorie junior, toutes les coupes des concours d'écaillers de la région morbihanaise et au-delà. Sa stupéfiante dextérité était connue et célébrée dans toutes les agglomérations bretonnes, de Kernantégévé à Kernannottokar. Enfin pour couronner le tout elle était d'une beauté quasiment irréelle et céleste.
Les Kerbulot menaient ainsi une vie laborieuse mais paisible, entourés de leurs poissons et de leurs coquillages, qu'ils aimaient comme s'il s'était agi de leurs propres enfants ; surtout les homards et les crabes lorsqu'ils s'ébattaient gaiement dans le vivier. Ils ne savaient pas encore que leur pauvre vie allait bientôt basculer dans la tragédie la plus atroce.
-oOo-
Nous étions fin septembre, mois funeste pour l'huître s'il en est. Après deux mois de pluie et de froid intenses, le temps s'était enfin remis au beau. Il ne tombait plus qu'un léger crachin, et il n'y avait presque plus de vent. Et voici qu'un dimanche matin, alors que les enfants Kerbulot et leur mère s'apprêtaient à partir à la messe qu'allait incessamment célébrer le bon père Kermorut, une antique deux-chevaux Citroën se gara devant Le Hareng du Morbihan.
Bien que la voiture fût immatriculée à Paris, l'homme qui la conduisait portait un caban, un tricot rayé et une casquette de marin. Il était en outre chaussé de bottes en caoutchouc verdâtres. Mais Maurice Kerbulot savait depuis longtemps reconnaître le touriste au premier coup d'œil ; aussi, à peine le visiteur dominical fut-il entré, lâcha-t-il son habituelle salve de plaisanteries fines à l'usage des Parisiens.
- "Venez voir mon maquereau comme il est costaud, ma lotte comme elle est rigolote, mon hareng comme il est marrant, mon merlan comme il est violent, et ma palourde comme elle est lourde."
- "Bonjour Maurice, fit simplement l'homme. Et bonjour les filles, comme disait l'aveugle en passant devant chez vous."
Maurice se pétrifia. Il connaissait cette voix. Et ce visage aussi lui était familier. Nom de Dieu, c'était pas possible. Il se mit à trembler et à bégayer.
- "Mais, mais, vous êtes... ? Tu es... ? Fernand... ?"
- "Je suis Fernand, oui, fit l'homme. Je rentre au pays après une longue absence. Bonjour Germaine. Bonjour mes neveux."
- "Les enfants, nom de Dieu, c'est votre oncle Fernand, mon frère. Il était parti depuis vingt ans, à Paris", s'étrangla Maurice.
- "Sois le bienvenu, Fernand, murmura Germaine, brusquement devenue très pâle et écrasant furtivement une larme sur une coquille de moule. Tu es dans cette poissonnerie ici comme chez toi."
Fernand ne répondit rien. Il regardait Germaine fixement. En vingt ans, se disait-il, elle avait quand même pris un peu d'embonpoint. Une trentaine de kilos, au bas mot. Et un teint légèrement couperosé, également. Sans parler des verrues. Les effets secondaires du Muscadet, sans doute. Quant à Maurice, c'était un miracle qu'il tienne encore debout. Il devait avoir un compte ouvert dans tous les bistrots de Bretagne. Et les neveux et nièces, alors là une catastrophe. A part la petite qui était jolie comme un cœur, le garçon avait l'air d'un complet abruti, avec ses mains bandées et son livre sous le bras, d'un nommé Kierkegaard, écrivain breton sans aucun doute mais quand même ça n'excusait pas tout ; et quant à l'autre fille, c'était une véritable abomination, une vision de cauchemar. Une maladie de peau sur pieds. A peine revenu au pays, Fernand avait déjà envie de retourner à Paris.
Maurice, lui, regardait fixement son frère. Tandis qu'il se remémorait les circonstances du départ de Fernand, vingt ans plus tôt, il sentait l'émotion le submerger, et une grosse boule se former dans sa gorge. Les souvenirs de ses aventures de jeunesse lui revenaient par vagues déferlantes.
Germaine, Fernand et lui, en ce temps-là, étaient inséparables. A bord de la deux-chevaux de Maurice ils couraient ensemble tous les bals populaires, les fêtes maritimes et les festoù-noz du Morbihan, où Germaine avait coutume de jouer de la cornemuse. Et lorsqu'aux premières lueurs de l'aube ils regagnaient Kernangetéplut, il n'était pas rare qu'ils se reposent d'abord quelques minutes tous les trois dans une grange, un hangar à bateaux ou même en plein air lorsque le temps le permettait.
Leur bonheur hélas s'assombrit brutalement lorsque Germaine se retrouva enceinte, sans savoir précisément de qui, sinon qu'il s'agissait à coup sûr, disait-elle, d'un Kerbulot. "Débrouillez-vous comme vous voulez, les gars, leur déclara-t-elle sans ambages, mais il faut qu'un de vous deux m'épouse, sinon mon père va sortir le fusil de chasse."
Fernand et Maurice étaient tous les deux sincèrement épris de Germaine, qui plus d'une fois leur avait fait la démonstration de talents véritablement exceptionnels. Tirer Germaine à la courte paille eût manqué d'éclat, la jouer à la belote ou aux dés eût été vulgaire, aussi optèrent-ils pour un concours public de dégustation de Muscadet et d'huîtres, un samedi soir, au bar-tabac Le Bigorneau Joyeux, que tenait leur cousin Emile Kermerlant. Celui qui tomberait le premier aurait perdu le cœur de Germaine et tout le reste aussi.
Ce fut une soirée exceptionnelle pour la vente de l'huître et du Muscadet, une soirée qui resta gravée dans la mémoire collective des habitants de Kernangetéplut, de Kernanveutut et de Kernanvoilat. Les deux concurrents, qui s'étaient entraînés tout l'après-midi, étaient au mieux de leur forme. Au bout de deux heures, après sept douzaines d'huîtres et quatre bouteilles de Muscadet chacun, nul n'aurait su émettre le moindre pronostic tant ils paraissaient encore alertes, chantant à tour de rôle les merveilleuses vieilles chansons du folklore breton, accompagnées merveilleusement par Germaine à la cornemuse.
La neuvième bouteille de muscadet fut hélas fatale à Fernand. Alors qu'il attaquait le premier couplet des Filles de Camaret, celui où il est question de cierges, il s'interrompit subitement, se mit à regarder fixement l'assistance, s'empara du bol de vinaigre à l'échalote qu'il but avidement, et enfin tomba la tête la première dans les coquilles d'huîtres.
Maurice avait gagné. Germaine s'approcha de lui et avec des sanglots dans la voix lui dit : "A partir de maintenant, Maurice, c'est toi mon homme, le seul." Maurice la regarda, et dans un souffle lui répondit : "Tu es bien bonne, Germaine, j'espère que je pourrai suffire à ton bonheur." Après quoi il tomba à son tour, le visage dans une flaque de Muscadet, et ne prononça plus une parole de la soirée.
Lorsqu'il se réveilla, deux jours plus tard, Fernand eut tôt fait de comprendre que la vie pour lui ne serait plus jamais comme avant. Sa décision fut rapide et brutale : il devait sur le champ quitter ce petit village de Kernangetéplut où il avait déjà trop de souvenirs. Il enfila donc son tricot rayé, son caban, sa casquette, chaussa ses bottes en caoutchouc verdâtres et s'en alla voir son frère.
- "Maurice, fit-il noblement, je viens vers toi sans rancune et sans arrière-pensées. Tu as gagné Germaine, son cœur et tout le reste, de façon parfaitement loyale. Bien au contraire, c'est moi qui avais triché."
- "Comment ça, triché ? Tu sais même pas jouer à la belote !"
- "Mais si, reprit Fernand, ça me fait honte de te l'avouer, mais j'avais commencé l'entraînement à neuf heures du matin. Mais c'est pas pour te dire ça que je suis ici. Ce que je suis venu te dire, Maurice, c'est que je peux plus rester à Kernangetéplut. Même à Kernanveutut ou à Kernanvoilat je pourrais pas non plus. Je ferais rien que de penser à Germaine, à son beau regard, à sa cornemuse et à tout le reste. Alors j'ai décidé de monter à Paris, pour essayer de faire fortune et d'oublier."
- "Ça me brise le cœur de te voir partir, Fernand, lui dit son frère qui avait brusquement fondu en larmes, mais je respecte ta décision. Je dois te dire aussi que j'aurais pas été trop tranquille de te savoir rester dans les environs. En tout cas, tu peux me faire confiance, je m'occuperai bien de la poissonnerie, de Germaine et de tout le reste."
- "Et aussi je voudrais te demander une dernière chose, Maurice, fit Fernand d'un ton grave. C'est rapport au bébé de Germaine. Il serait pas impossible qu'il me ressemble un peu. Mais même si c'était le cas, je voudrais que tu l'élèves comme s'il était de toi."
- "Ça va sans dire, répondit Maurice d'un ton grave lui aussi. J'en ferai un poissonnier de cet enfant de l'amour, parole de Kerbulot. Mais je te signale quand même en passant que c'est pas non plus impossible qu'il ressemble à moi. Fernand, quel que soit le père, tu peux partir le cœur léger. Et pour te prouver à quel point je t'aime et je suis ému, comme j'ai gagné Germaine, je te fais cadeau de la deux-chevaux. Par contre, il faudra que tu l'aères avant de partir, vu qu'elle sent un peu le poisson."
- "Alors note bien toi aussi, conclut amèrement Fernand, que Germaine aussi, il faudra que tu l'aères de temps en temps."
Et c'est ainsi que l'oncle Fernand, trois jours plus tard, après une dernière dégustation de fruits de mer arrosés de flots de Muscadet, sortit sans se retourner du Bigorneau Joyeux, les yeux embués de larmes, sa casquette de marin fièrement posée sur sa jeune et noble tête, se mit au volant de l'automobile familiale et partit affronter les périls de la capitale.
-oOo-
Et voici donc que Fernand était de retour après vingt ans d'une longue absence. Vingt ans pendant lesquels il n'avait jamais donné signe de vie, même pas envoyé la moindre carte postale. Son neveu et ses nièces regardaient avec stupeur cet oncle dont leur mère leur avait si souvent parlé, et qu'ils voyaient aujourd'hui pour la première fois. Germaine et Maurice avaient du mal à refouler leurs larmes.
- "Tu n'as pas changé, Fernand, soupira Germaine. Toujours aussi élégant. Toujours aussi svelte."
- "Toi non plus, Germaine. Aussi belle qu'autrefois, dans la grange", mentit pudiquement Fernand.
- "Allez vous autres, assez de sensibleries, fit brusquement Maurice d'un ton bourru qui dissimulait mal sa profonde émotion. Je sors le Muscadet. Bernadette, dépêche-toi d'ouvrir huit douzaines d'huîtres pour commencer le déjeuner. Denise, fais cuire sans tarder cinq kilos de langoustines. Et toi, l'intellectuel, attrape-moi immédiatement deux homards dans le vivier."
- "Mais papa, tu sais bien que j'ai peur des homards", gémit Edouard.
- "Si tu veux mon avis, fit Fernand à l'oreille de son frère, je trouve pas que ce garçon il me ressemble tellement."
- "Peut-être, chuchota Maurice, mais ce qui est sûr, c'est qu'il me ressemble pas du tout."
- "A vrai dire, poursuivit Fernand, je lui trouve des airs de monsieur Lanauzée, je sais pas si tu te souviens de lui."
- "Le professeur de philosophie en retraite ? Celui qui était allergique aux fruits de mer ? Celui qui donnait des leçons de cornemuse à Germaine ? Nom de Dieu, Fernand, ça y est, je comprends tout subitement. Mais à vrai dire j'aime mieux ça, tous comptes faits, fit Maurice après quelques instants de réflexion. C'est pour tout t'avouer une sorte de soulagement. Au moins, par bonheur, c'est pas un Kerbulot, celui-là."
- "Je peux pas faire cuire les langoustines, les interrompit Denise. Je vais de ce pas à la messe."
- "La messe se passera de toi, espèce de tourteau, tonna Maurice. De toute façon, j'ai rencontré le père Kermorut, avant-hier, au Bigorneau Joyeux, et il m'a dit comme ça qu'il préférerait nettement que tu viennes plus à l'église le dimanche. Il paraît que tu fais fuir les paroissiens, et même que tu traumatises les premiers communiants et les enfants de chœur."
- "Alors là, celle-là, je suis sûr qu'elle est pas de moi, reprit Fernand à l'oreille de Maurice. Moche comme elle est, ça serait pas possible. J'étais déjà parti, de toute manière, et depuis longtemps, Dieu merci."
- "Ah non mais pour elle je suis tout à fait tranquille, murmura à son tour Maurice fièrement. C'est le portrait tout craché du médecin, le docteur Levomy, celui qui est venu s'installer ici un an après ton départ. Il a très vite fait faillite, le pauvre, parce que les gens quand ils le voyaient avec ses furoncles et ses abcès ils supportaient pas qu'il les touche. Ils ressortaient de son cabinet encore plus malades qu'en y arrivant. A la fin il avait même guère plus que Germaine, comme clientèle."
- "La petite par contre, c'est une vraie merveille. Regarde la vitesse où elle ouvre les huîtres. Et jolie comme un cœur, en plus, poursuivit Fernand, brusquement extasié. J'arrive pas à croire qu'elle soit de vous."
- "Je te remercie, Fernand, c'est très aimable à toi, comme réflexion, mais ça c'est une tout autre histoire. Je te raconterai plus tard en particulier. Cette petite en deux mots c'est quasiment une orpheline, qu'on a recueillie, Germaine et moi, dans des circonstances terriblement dramatiques. Mais en attendant, viens donc t'asseoir et partager quelques huîtres avec nous."
Ce fut un repas de fruits de mer comme seuls les Kerbulot savaient les préparer. Bernadette ouvrait les huîtres, Denise s'occupait des langoustines et Edouard tentait d'attraper les homards, pendant que Maurice débouchait les bouteilles de Muscadet et que Germaine, émue et rougissante, hachait menu les échalotes.
L'après-midi tirait à sa fin. Edouard s'était éclipsé, un livre d'un nommé Schopenhauer sous le bras. Sûrement pas un Breton, celui-là encore, soupirait tristement son père. Denise essayait vainement de lutter contre son acné juvénile, et Bernadette coupait infatigablement des têtes de congres. Germaine se curait les dents avec une patte de langoustine, tandis que Maurice et Fernand avaient repris leur concours de dégustation de Muscadet, interrompu vingt ans plus tôt par la fatigue.
- "J'ai rapporté de Paris quelques petits cadeaux pour les enfants, fit aimablement Fernand. C'est Emile Kermerlant, au téléphone, qui m'a renseigné sur leurs goûts. Il y a les mémoires de Jacques Pradel pour Edouard, le dictionnaire de la dermatologie pour Denise et le grand livre de la moule pour Bernadette."
- "Il ne fallait pas, Fernand", fit Germaine de plus en plus rougissante.
- "Mais dis-donc, Fernand, fit Maurice, rendu soudain plus hardi par cinq bouteilles de Muscadet, raconte-nous donc plutôt ce que tu as fait à Paris pendant vingt ans."
A ces mots Fernand, qui jusqu'alors avait paisiblement ingurgité, en grandes quantités, huîtres, langoustines, palourdes, homards et Muscadet, se pétrifia. Son regard s'obscurcit et il déclara avec une dureté surprenante :
- "Ne me demandez plus jamais ce que j'ai fait à Paris pendant vingt ans. Sachez seulement qu'aucune bête au monde ne l'aurait supporté."
Fernand après cela resta un moment silencieux. Non, il n'exagérait pas. C'est peu de dire que pendant vingt ans il n'avait pas eu la vie facile. Tout avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices. Emile Kermerlant lui avait donné l'adresse de son neveu, Albert Kerlimende, qui cinq ans plus tôt avait quitté son village natal de Kernanvétété pour lui aussi aller faire fortune dans la Ville Lumière. Ce à quoi il avait parfaitement réussi, lui avait affirmé Emile, puisqu'en peu de temps il était devenu l'adjoint du directeur de l'un des plus prestigieux restaurants de fruits de mer du boulevard de Clichy, Le Goéland de la Place Blanche.
Fernand s'y rendit donc immédiatement et tomba dans les bras de son compatriote morbihanais, lequel en effet officiait à l'entrée du restaurant, avec un tablier, une casquette et un couteau à huîtres.
- "Ça alors, Fernand, on peut dire que tu tombes à pic, fit Albert. Le directeur recherche justement un écailler de haut niveau. Il en a embauché un la semaine dernière, un genre d'intellectuel, un nommé Lanauzée, je crois, et voilà que ce pauvre garçon, le premier jour il s'est coupé trois tendons. Ça fait qu'il est à l'hôpital et que moi je suis totalement débordé."
Ainsi chaudement recommandé par Albert, Fernand obtint donc derechef le prestigieux poste d'écailler de haut niveau. Et c'est là que les ennuis commencèrent. Car chez les Kerbulot on possédait depuis toujours le sens du fruit de mer de qualité. Et le fruit de mer que servait Le Goéland de la Place Blanche, alors là jamais Le Hareng du Morbihan n'aurait osé le proposer à personne.
Fernand était scandalisé. Au point qu'il se mit bientôt à faire connaître ses sentiments à haute voix, à l'adresse de tout client potentiel qui se risquait à approcher du restaurant.
- "Messieurs dames, si avez envie de périr dans d'atroces souffrances, c'est ici l'endroit qu'il vous faut. Regardez-moi, je suis à moitié asphyxié par l'odeur des huîtres. Enfin, si on peut appeler ça des huîtres."
- "Regardez les crevettes, là, comme elles sont bien rouges. C'est parce qu'elles ont passé trois semaines au soleil. Prenez-en une, madame, n'ayez pas peur, vous allez voir, elle est toute fondue à l'intérieur."
- "Entrez entrez ! Fruits de mer avariés en tout genre ! Soles en état de décomposition avancée ! Trente-deux morts en six mois pour trois fois plus cher que n'importe où ailleurs ! Bienvenue les moribonds !"
- "Sentez-vous bien, monsieur, cette odeur infecte qui se dégage de ce que l'on ose ici appeler un crabe ? Cette pauvre bête, sachez-le, est décédée depuis trois semaines et attend toujours sa sépulture."
Cela hélas ne pouvait durer éternellement. Le directeur du Goéland de la Place Blanche était mortifié par la raréfaction subite de sa clientèle. Un soir il prit Fernand à part, et avec un air profondément affligé lui dit :
- "Voyez-vous Fernand, j'en ai connu bien des écaillers, mais des comme vous, jamais. J'ai perdu grâce à vous, en deux mois, soixante-dix pour cent de mon chiffre d'affaires. Ça fait que je n'ai plus assez de travail pour deux écaillers et que je crois bien que je vais devoir me séparer de vous."
- "Pourquoi pas Albert, plutôt ? protesta lâchement Fernand. Il est complètement bon à rien. Il ouvre pas plus de quatre huîtres à l'heure. Même les langoustines il sait pas comment ça marche."
- "Je le sais bien, s'excusa le directeur, mais mon épouse ne supporterait pas que je le foute à la porte. Elle prétend que c'est un cousin à elle. Un cousin à la mode de Bretagne, si vous préférez. Ce sont des affaires privées qui ne vous regardent pas. Notez qu'en compensation pour la perte de votre emploi, je veux bien vous présenter à mon épouse, si le cœur vous en dit. Mais en tout cas, Fernand, je vais vous garantir une chose. Si jamais les affaires reprennent, j'embaucherai peut-être un Yougoslave, un Vietnamien ou un Sénégalais, mais plus jamais un Breton, ah ça non."
Fernand avait donc définitivement perdu son prestigieux emploi d'écailler. Heureusement Albert, qui n'était pas rancunier et qui surtout était bête à bouffer du foin, encore une fois vint à son secours.
- "Il y a un poste d'amiral qui vient de se libérer à deux pas d'ici. Fernand c'est exactement ce qu'il te faut."
- "Amiral ? Tu rigoles ? Au service militaire, à Brest, ils m'ont foutu dehors au bout d'un mois, pour mauvais esprit, soi-disant."
- "Fernand ! C'est pas exactement le même genre d'amiral. Va voir les propriétaires de ma part, Edmond Kerleharant et Félix Kerlemakrot. Ils sont natifs du Morbihan, comme nous. Ils seront trop heureux d'embaucher un compatriote."
Et c'est ainsi que Fernand, en peu de temps, se retrouva vêtu d'une superbe vareuse à boutons dorés et d'une casquette à galons dorés, arpentant les trottoirs du boulevard de Clichy en essayant d'appâter les touristes allemands, anglais ou néerlandais. Seul désagrément, les propriétaires avaient exigé qu'il renonce à ses bottes en caoutchouc verdâtres. Sanglé dans son superbe uniforme il arpentait donc à présent les abords du prestigieux cabaret artistique Le Minou de Locmariaquer en apostrophant les passants.
- "Entrez vite, mesdames et messieurs, le spectacle va commencer. Ici tout est gratuit. Vous allez rencontrer des jeunes filles avec des mensurations comme vous n'en n'avez jamais vues. Des artistes de classe internationale ! Et le service chez nous est très personnalisé. Les jeunes filles viennent s'asseoir sur vos genoux après leur tour de chant, dans leur plus simple appareil, et vous offrent le champagne à profusion. Préparez-vous à passer une soirée inoubliable et très peu coûteuse!"
Mais Fernand avait beau exercer avec ardeur et bonne humeur sa toute nouvelle profession, la douleur de la séparation d'avec Germaine et le souvenir des si nombreux et émouvants moments passés dans la grange n'en restaient pas moins encore très vifs. Et l'on a beau être amiral, on n'en est pas moins homme. C'est pourquoi il ne tarda pas à se lier d'amitié avec l'une des plus talentueuses artistes de l'établissement, qui, vue de dos, lui rappelait furieusement son amour de jeunesse. Et quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu'il découvrit que sous son pseudonyme de scène, Lola Davidson, se cachait en réalité Henriette Kerkachaleau, native de Kernanféribotte, à quelques kilomètres à peine de Kernangetéplut.
Dès lors ce ne fut plus de la sympathie mais de l'amour. Fernand emménagea bientôt dans la petite chambrette d'Henriette. Bien sûr, il devait attendre quatre heures du matin et plus pour aller se coucher, car les activités professionnelles d'Henriette, après son tour de chant, imposaient que le modeste logis soit disponible à tout moment. Mais il était encore jeune et insouciant, considérait comme Monsieur Lanauzée la vie avec une grande philosophie, et du reste les collègues de travail d'Henriette l'aidaient bien souvent à patienter agréablement.
Hélas Fernand attrapa progressivement des goûts de luxe. Il se mit en effet à s'acheter des costumes de tweed à veste croisée, des chemises roses, des cravates en soie avec des palmiers dessus et des chaussures en crocodile. Il fréquentait les meilleurs restaurants, fumait les meilleurs cigares et portait une bague à chaque doigt.
Bien sûr son salaire d'amiral n'y suffisait pas. Aussi se mit-il à emprunter régulièrement un peu d'argent à Henriette ainsi qu'à ses trop aimables collègues. Rapidement il prit l'habitude d'aller leur rendre visite à heures fixes sur leur lieu de travail. Tout cela n'était plus du tout du goût de messieurs Kerleharant et Kerlemakrot, qui voyaient s'amenuiser dangereusement leurs bénéfices. Aussi un jour, n'en pouvant plus, téléphonèrent-ils discrètement et courageusement à l'un de leurs meilleurs amis, Arthur Kerlecongre, inspecteur de police au commissariat de la rue des Martyrs, qui leur rendait visite chaque semaine pour toucher sa petite enveloppe, et lui demandèrent-ils de mettre un terme à la situation.
Et c'est ainsi que Fernand écopa sans comprendre pourquoi de cinq ans de prison, dont deux avec sursis. Cela allait être son premier séjour dans les geôles de la République, mais, comme nous le verrons, pas le dernier.
-oOo-
Car à compter de l'instant où, pour la première fois, le fourgon cellulaire le transportant passa la porte d'entrée de l'établissement pénitentiaire de Fresnes, la vie de Fernand ne fut plus qu'une lente descente aux enfers. Croyant, au contact de ses compagnons de cellule, apprendre comment gagner de l'argent sans se fatiguer, il n'apprit en fait que l'art et la manière de passer le plus clair de son temps en prison.
Ce n'était pourtant pas faute que le gardien-chef, Lucien Kerbrochet, l'ait plus d'une fois, lors de son premier séjour, sévèrement et solennellement mis en garde : "Fernand, nom de Dieu, quand tu sortiras, trouve-toi donc un boulot honnête. T'approche plus jamais des fruits de mer et des filles non plus. Prépare plutôt le concours de facteur, tu seras bien plus tranquille."
C'était peine perdue. Fernand s'imaginait mal en facteur. Lorsqu'il fut libéré pour bonne conduite, au bout de deux ans et onze mois, il se précipita à la Porte de Saint-Ouen, où, chaudement recommandé encore une fois par un de ses anciens camarades, il obtint immédiatement une place de vendeur de voitures d'occasion. Incontestablement il y excella et sans se poser de questions. Il faut dire qu'il n'était pas tellement homme à s'étonner de ce que les transactions se fassent pour ainsi dire toujours de nuit et en argent liquide. Il ne fut surpris que le jour où deux inspecteurs le ramenèrent, menottes aux mains, à l'établissement de Fresnes.
Il en prit cette fois-là pour deux ans, dont six mois avec sursis. Lucien Kerbrochet se désespérait : "Fernand, nom de Dieu, tu es dans la spirale infernale. Tu as mis le doigt dans l'engrenage du malheur. Si tu te fais pas facteur, tu seras taulard à vie."
Mais Fernand n'avait que faire des conseils de Lucien. Lui, facteur, jamais. Il se souvenait trop bien du pauvre facteur de Kernangetéplut, Octave Kerrouget, éthylique au dernier stade, incapable dès le matin de tenir sur son vélo, au point que les habitants étaient forcés de venir chercher leur courrier au Bigorneau Joyeux, où Octave passait l'essentiel de sa journée de travail. Non, se disait-il, jamais il ne deviendrait comme ce pauvre alcoolique d'Octave. Il préférait nettement aller postuler aux emplois sûrs et richement rémunérés que lui indiquaient aimablement ses compagnons de détention.
Et c'est comme cela que sa carrière de détenu prit son envol. Un emploi de camionneur international lui valut cinq ans pour trafic de drogue. Puis il travailla quelque temps dans une entreprise de gardiennage, jusqu'à ce qu'un soir, par suite d'abus de Muscadet, il assomme malencontreusement le directeur, qu'il avait pris pour un cambrioleur ; ce qui malgré ses protestations lui valut encore six mois pour coups et blessures volontaires.
Pendant presque dix ans tous les emplois qu'il occupa le conduisirent invariablement en prison. Il fut successivement ferrailleur, Père Noël aux Galeries Lafayette, agent immobilier, démarcheur en assurances et hôtesse sur le minitel rose. A chaque fois le résultat ne se faisait pas attendre plus de trois semaines.
Bien heureusement le personnel de l'administration pénitentiaire avait fini par le prendre en amitié. Il était devenu le prisonnier le plus populaire de Fresnes. Chaque fois qu'il arrivait au greffe il était accueilli par des cris de joie. On lui faisait fête.
- "Fernand ! Déjà de retour ! Quel bonheur ! lui disaient les gardiens. On t'a gardé ta cellule, la 813, celle avec les Bretons. On a même pas eu le temps de changer les draps."
- "A la semaine prochaine, Fernand, lui disait Lucien Kerbrochet, résigné, à chaque fois qu'on le libérait. Je vois bien maintenant que tu as pas l'étoffe d'un facteur."
Puis un jour, au bout de douze condamnations, Fernand en eut assez. Je suis pas fait pour le grand banditisme, se dit-il, ni même pour le petit. Il vaudrait mieux que je mette à profit ce que j'ai appris ici. N'écoutant que son courage et sa détermination il se mit à préparer d'arrache-pied, avec l'aide de Lucien, le concours de gardien de prison, auquel, grâce à ses connaissances approfondies de toutes les finesses de fonctionnement de l'administration pénitentiaire, il fut du premier coup reçu et très brillamment.
Grâce à son ancienneté et à ses relations il obtint naturellement un poste à Fresnes, cet établissement qu'il connaissait mieux que personne. Et lorsque Lucien prit sa retraite, c'est évidemment lui qui fut nommé gardien-chef. Fait rarissime, l'administration l'autorisa à loger sur place. Il disposait ainsi d'une cellule modeste mais confortable, qu'il avait tapissée de cartes postales représentant des paysages bretons et des jeunes bigoudaines dans leur plus simple appareil. Lorsqu'il avait fini son travail il troquait son uniforme et sa casquette de gardien contre son caban, son tricot rayé et sa casquette de marin, sans oublier ses bottes en caoutchouc verdâtres, et allait de cellule en cellule, devisant aimablement avec les pensionnaires. Il n'allait plus que rarement à Paris, de peur de revenir menottes aux mains entre deux inspecteurs malintentionnés.
Mais ce bonheur inattendu ne lui convenait pas vraiment. Il ne dura que trois ans. Fernand, qui avant tout chérissait la mer, voulait être un homme libre. Il avait beau aimer son travail et entretenir des relations cordiales et chaleureuses avec les détenus, en leur prodiguant force conseils sur les métiers à ne pas exercer lorsqu'ils seraient libérés, la Bretagne, et plus particulièrement le Morbihan, avec ses côtes déchiquetées, ses poissonneries et ses concerts de cornemuse, lui manquaient atrocement. Il ne pouvait indéfiniment rester à Fresnes. C'est pourquoi un matin il alla résolu et sans un mot rendre sa casquette et son uniforme, sortit de la cour sans se retourner tandis que les gardiens, en larmes, entonnaient "Ce n'est qu'un au-revoir Fernand", monta dans sa vieille et fidèle deux-chevaux et mit le cap à l'ouest, direction Kernangetéplut.
-oOo-
En quelques minutes Fernand douloureusement venait de revivre ces vingt années, certes parfois joyeuses, mais la plupart du temps désespérantes et carcérales, passées entre Paris et Fresnes. Il se versa de nouveau un verre de Muscadet et le but d'un trait. Maurice et Germaine respectaient sa nostalgique méditation. Puis, quelques minutes plus tard, Maurice regarda tendrement sa femme.
- "Germaine, sans te commander, sors-nous donc la bonbonne de prune, fit-il sobrement. On dirait que Fernand a du vague à l'âme, et la prune c'est le meilleur des médicaments, c'est bien connu."
Ils en étaient à leur troisième dégustation silencieuse lorsqu'on frappa à la porte. Germaine alla ouvrir péniblement. Devant elle se tenait rien moins que Léon Kergranbland, tout essoufflé et les yeux légèrement exorbités.
Léon était une personnalité locale de première importance. Il cumulait à Kernangetéplut les fonctions de responsable de la brigade de gendarmerie et de capitaine des sapeurs pompiers. C'était un homme très respecté, et par ailleurs, ce qui ne gâtait rien, un des meilleurs clients du Bigorneau Joyeux. Mais aujourd'hui, Léon d'habitude si enjoué paraissait singulièrement préoccupé.
- "Entre donc, Léon, fit joyeusement Germaine. Tu peux dire que tu tombes à pic, j'étais justement en train de sortir la prune. C'est sûrement l'odeur qui t'a attiré jusqu'ici."
- "Juste un petit verre, alors, dit Léon, vu que je la digère pas toujours très bien. Maurice, je viens te demander ton aide urgente. Je suis en effet aux prises avec une affaire grave. Ah bonjour monsieur, excusez-moi, je ne vous avais pas aperçu dans la pénombre."
- "Ben alors, Léon, rigola Maurice, ça serait-il donc que tu reconnaîtrais pas mon frère ?"
- "Bonjour Léon, fit Fernand avec une feinte gravité. Est-ce que les gendarmes rient toujours dans la gendarmerie ?"
- "Ah mais ça alors, nom de Dieu, mais c'est Fernand, s'écria Léon. J'ignorais que tu étais déjà rentré. Quel bonheur de te revoir. Je te demande pas ce que tu as fait pendant vingt ans, attendu qu'on avait régulièrement des nouvelles de toi, à la gendarmerie. D'ailleurs ça nous serait agréable que tu passes, à l'occasion. On a reçu de Paris des papiers à te faire signer."
- "Bois donc ta prune, Léon, au lieu de nous agacer avec tes histoires de gendarmes, dit Maurice avec gaieté. Et c'est quoi, plutôt, ton affaire grave ? Tes gendarmes ont donc perdu la clé de la cave ? Ou alors tu voudrais faire monter Germaine à la grande échelle, comme dans le temps ?"
- "Plaisante pas avec ça, Maurice, fit Léon, tu sais bien que la cave est toujours ouverte. Non, figure-toi qu'on a comme par hasard reçu juste avant de déjeuner un coup de téléphone comme quoi il y aurait le feu à une grange, à trois kilomètres après Kernanvoici, sur la route de Kernancecauterres, et que par malheur je n'ai plus personne pour conduire le camion."
- "Comment ça avant de déjeuner ? s'étonna Fernand. Il est sept heures du soir et vous êtes pas encore partis ? Et comment ça personne pour conduire le camion ? Ils se sont fait retirer leur permis en état d'ivresse, tes pompiers ?"
- "C'est-à-dire qu'aujourd'hui, répondit calmement Léon, figure-toi que c'était notre banquet mensuel, et qu'on vient juste de sortir de table. On n'allait quand même pas l'annuler pour une malheureuse grange. Et quant au camion, en tant qu'officier de gendarmerie, je suis obligé d'être très ferme et strict. J'ai dit comme ça à mes pompiers, en se levant de table, les gars, sans vouloir vous vexer, aucun de nous ici présents n'est en état de conduire."
- "Oui mais qu'est-ce que ça peut bien faire, poursuivit Fernand, vu que c'est toi qui fais souffler les automobilistes dans le ballon ?"
- "Ça fait que les gendarmes de Kernanvoici, avec qui je suis depuis toujours en très mauvais termes, passent leur temps à arrêter les honnêtes gens pour leur faire des prises de sang, y compris et surtout mes gendarmes et mes sapeurs pompiers. J'ai même dans l'idée qu'ils en ont après nous particulièrement. Tu sais bien ce que c'est, Fernand, que la guerre des polices. C'est pour ça Maurice que j'ai pensé à toi, vu que je sais pertinemment que tu bois très peu. Je suis même venu chez toi à pied, pour pas prendre des risques inconsidérés, et que c'est justement pour ça que je suis tout essoufflé. Tiens, je me ressers une prune, avec ta permission."
Maurice lui hélas résistait nettement moins bien qu'autrefois à la prune. Pendant que Léon parlait il s'était endormi et ronflait à présent du sommeil du juste. Germaine également, une patte de langoustine coincée entre les dents, s'était assoupie. Fernand comprit que l'honneur de la famille était désormais entre ses mains.
- "Léon, fit-il, je vais t'accompagner et conduire le camion, vu que j'ai pour ainsi dire rien bu. Mais tu m'enlèveras pas de la tête qu'elle est bizarre, ton histoire. Dans un pays où il pleut tout le temps, je vois pas du tout pourquoi les granges se mettraient à brûler."
- "Veux-tu dire, Fernand, que ça pourrait être une affaire tout simplement criminelle ? s'inquiéta Léon. Qu'on serait aux prises avec un ou plusieurs pyromanes ? Ce serait alors véritablement d'une gravité sans précédent. Laisse-moi donc te dire que si ta supposition s'avère exacte, la gendarmerie fera son travail vite et bien, et fais-moi confiance."
Léon et Fernand se levèrent et mirent respectivement leur casque et leur casquette sur la tête. En quittant Le Hareng du Morbihan Fernand déposa un chaste et ultime baiser sur le front de Bernadette, occupée à préparer les moules marinière pour le repas du soir, et lui dit tendrement :
- "Bernadette, ma nièce, j'espère bien être de retour assez tôt pour dîner. Ne mets pas trop quand même de Muscadet dans les moules, ça leur fait tourner la tête. Et si par hasard je rentrais trop tard, demande à ta mère de me laisser la bonbonne de prune sur la table. L'extinction des incendies, ça donne soif."
- "Soyez prudent, mon oncle, lui répondit Bernadette. Avec Léon, il faut toujours s'attendre au pire."
-oOo-
Très intelligemment, Léon avait attendu qu'il fasse nuit pour se mettre en route. Comme ça, se disait-il, on repérera le feu plus facilement. Mais c'était sans compter avec le crachin persistant et le brouillard opaque, qui rendaient la visibilité quasiment nulle. Ce n'était pourtant pas que tous ils manquassent d'enthousiasme. A l'arrière du camion les pompiers chantaient en chœur Les Filles de Camaret, tandis qu'à l'avant, Fernand et Léon évoquaient leurs souvenirs de jeunesse.
- "Tu vois, Fernand, j'ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi tu as quitté le pays si brusquement. Parce que Germaine, tout de même, c'était pas une affaire bien terrible. Tu te serais consolé facilement."
- "Tu dis ça par dépit, Léon, ou parce que tu l'as connue sur le tard, rétorquait Fernand. C'était la meilleure affaire du département. Tout le monde te le dira, à Kernangetéplut, même le bon père Kermorut, qui lui faisait le catéchisme. Germaine, nom de Dieu, elle avait ça dans le sang."
- "Très bien, très bien, restons calmes. C'est vrai que je suis un peu aussi de ton avis, de par mon expérience. En tout cas, Fernand, t'avise surtout pas de faire des excès de vitesse avec le camion. Ces cons de gendarmes de Kernanvoici sont très féroces et impitoyables, avec leurs foutus radars."
- "Alors ça, Léon, fais-moi confiance, jamais. La vitesse c'est une chose avec laquelle je plaisante pas. A Paris, j'ai ramassé soixante-deux contraventions pour stationnement gênant, quatorze mises en fourrière, sept retraits de permis pour conduite en état d'ivresse, huit mois avec sursis pour insultes à agent, mais jamais une seule amende pour excès de vitesse. Avec la deux-chevaux j'ai jamais dépassé quarante-cinq kilomètres à l'heure, même sur le périphérique."
Lorsqu'ils arrivèrent sur le lieu du sinistre, après s'être perdus deux ou trois fois, il n'y avait véritablement plus grand-chose à éteindre. La grange était en effet parfaitement calcinée. Même le propriétaire, lassé d'attendre en vain les pompiers, était rentré chez lui. Les sapeurs de Léon continuaient à chanter. Solitaire et préoccupé Fernand ne cessait d'arpenter les décombres avec un air songeur et sombre.
- "C'est un feu qui n'a rien de naturel, marmonnait-il. Regarde, Léon, ça fait le quatrième jerrican d'essence que je trouve sur les lieux du sinistre. Des gens sont venus ici avec des intentions malveillantes, c'est presque une certitude. Et je vais te dire une chose, j'ai comme un mauvais pressentiment. On aurait voulu nous éloigner de Kernangetéplut qu'on s'y serait pas pris autrement."
- "Sacré bon Dieu, Fernand, tu es peut-être bien dans le vrai. Mais si les expertises des jerricans te donnent raison, je te garantis que la gendarmerie sera sans pitié. Ne perdons pas de temps. Allez les gars, dit Léon à ses pompiers, essayez donc de remonter dans le camion, malgré l'état où vous êtes. On va essayer de rentrer chez nous."
Ce n'est qu'arrivés au Hareng du Morbihan qu'ils comprirent l'étendue du désastre. La poissonnerie de toute évidence avait été le théâtre de combats violents et désespérés. Les fruits de mer et les poissons avaient volé partout. Le vivier avait été renversé, les crabes et les homards couraient insouciants dans tous les sens. Germaine gisait, assommée, retroussée, au milieu des maquereaux et des sardines, tandis que Denise était en proie à une violente crise de nerfs. Edouard pleurait, effondré sur un ouvrage déchiré d'un nommé Spinoza, et quant à Maurice, il était étendu sur la table de la salle à manger, une énorme bosse sur la tempe, et le nez dans une carapace de homard.
Fernand marchait de long en large dans la poissonnerie dévastée pendant que Léon, à grandes paires de gifles, aidait Germaine tant bien que mal à recouvrer ses esprits. "Ils m'ont assommé avec la bonbonne de prune", furent les premiers mots de Maurice. "Si c'était que ça, se lamenta Germaine en se réveillant, mais c'est qu'en plus ces bandits ils sont partis avec."
- "Je vais procéder sans plus attendre à l'enquête préliminaire et recueillir les dépositions des témoins oculaires, fit Léon avec solennité. Ce n'est plus l'ami ni le pompier, mais à présent le gendarme qui vous parle. D'abord, ils étaient combien ? De quel sexe étaient-ils ? Et est-ce qu'ils sont natifs de Kernangetéplut ?"
- "Ils étaient quatre. Rien que des hommes, fit Germaine encore éplorée. Trois Arabes et un Noir."
- "J'en déduis alors qu'ils ne sont pas d'ici. Mais comment tu peux savoir que c'étaient des Arabes ? demanda Léon stupéfait. On n'en a jamais vu un seul dans le Morbihan."
- "On en voit plein, à la télévision, hurla Denise. Ils ont des poils partout et les dents complètement pourries."
- "Toi, morue, tu parleras quand je t'interrogerai, tonna Léon. Et ne t'avise surtout pas de prétendre qu'ils t'auraient violée. Personne te croirait."
- "Moi, dit faiblement Germaine, ils se sont permis l'audace de me violer sauvagement. J'ai préféré ne pas trop résister, de peur de les rendre encore plus agressifs. Mais ce que je peux dire en toute certitude, c'est que c'étaient pas des Bretons. Parce que des mensurations pareilles, ça existe pas dans le Morbihan. Surtout le Noir."
- "Germaine, nom de Dieu, soupira Maurice, pourvu que tu tombes pas enceinte. Manquerait plus qu'un Arabe ou un Noir dans la famille ! Mais bon sang, j'y pense tout d'un coup, où donc est passée Bernadette ?"
-oOo-
Fernand, qui avait jusque-là gardé un silence pesant, aperçut soudain, à ses pieds, un objet brillant qu'il ramassa. C'était un couteau à ouvrir les huîtres, sur le manche duquel était gravé le prénom de sa nièce. Il le tourna et retourna longuement entre ses mains avant de déclarer gravement :
- "Les Arabes et le Noir, c'est pas que la prune qu'ils ont volée. Ils en ont profité pour enlever la petite Bernadette."
La famille Kerbulot était en état de choc. Ainsi donc la pauvre Bernadette avait été kidnappée. Qui dorénavant allait ouvrir les huîtres et étriper les merlans ? Et que voulaient ces maudits Arabes et ce Noir qui avaient saccagé la poissonnerie et violé Germaine ? Sous l'effet de la douleur, même Edouard et Denise, exceptionnellement, s'étaient mis au Muscadet. C'est Léon qui le premier reprit ses esprits.
- "C'est pas possible que trois Arabes et un Noir soient passés inaperçus à Kernangetéplut. Je vais de ce pas aller poursuivre mon enquête au Bigorneau Joyeux. J'y passerai la nuit s'il le faut. Fernand, veux-tu me prêter ta deux-chevaux ? Ça me ferait gagner du temps."
- "Sans t'offenser, dit Fernand froidement, je préfère pas. Tu as encore bu deux bouteilles de Muscadet dans le camion et une ici, ça serait pas prudent que tu conduises."
Léon partit donc, très contrarié et légèrement titubant. Germaine envoya aussitôt Edouard et Denise se coucher. Fernand demeurait soucieux.
- "Vous m'avez pas encore tout raconté, sur Bernadette, fit-il au bout d'une longue réflexion. C'est peut-être sans rapport avec l'affaire, mais il faut que je connaisse toute la vérité, toute."
- "Bien, fit Germaine en soupirant, puisque tu insistes. Mais surtout ne t'étonne pas si tu es surpris. Est-ce que tu te souviens de ma cousine Henriette Kerkachaleau, qui habitait à Kernanféribotte ?"
- "Monsieur Lanauzée lui donnait des cours de chant", ajouta Maurice.
- "Je me demande si je l'ai pas rencontrée une ou deux fois, à Paris, fit Fernand brusquement très gêné. Mais quel rapport avec Bernadette ?"
- "Le rapport, poursuivit Germaine, c'est qu'elle est en effet, Henriette, partie à Paris pour continuer ses études de chant, à peu près en même temps que toi si ma mémoire est bonne. Elle a d'ailleurs trouvé tout de suite une très bonne place de chanteuse dans un établissement très chic sur les Champs-Elysées, qu'elle nous a écrit."
- "Le malheur, reprit Maurice, c'est qu'elle s'est amourachée d'un sale individu qui valait vraiment pas grand-chose. Un bon à rien qui passait la moitié de la journée au lit et qui lui volait son argent. Et même qu'il a fait de la prison à plusieurs reprises."
- "Qu'est-ce qui te permet de juger d'un homme que tu connais pas ? s'emporta brutalement Fernand. Je te signale en plus que la prison ça prouve absolument rien. Il y a davantage d'innocents que tu crois, en prison. Et je vois toujours pas le rapport avec Bernadette."
- "Tu vas comprendre tout de suite, fit Germaine. Juste avant de se faire mettre en prison, l'individu lui a laissé un petit cadeau, à Henriette, si tu vois ce que je veux dire. Un cadeau qu'elle a porté neuf mois, et qu'elle a appelé Bernadette."
- "Mais son père, à cet enfant ? hurla soudain Fernand au bord de la crise de nerfs. Pourquoi donc qu'Henriette lui a rien dit ? Il s'en serait sûrement occupé avec joie."
- "Henriette justement nous a dit comme ça qu'elle préférait nettement, vu son caractère, qu'il s'en occupe pas. Et comme après son accouchement elle a tout de suite trouvé un travail très intéressant au Maroc, et qu'elle pouvait pas emmener Bernadette, elle nous l'a confiée. Et pendant quinze ans on n'a eu qu'à s'en féliciter, de cette petite", termina Germaine en fondant en larmes.
- "Et c'était quel genre, au Maroc, le travail d'Henriette, si j'ose ainsi me permettre ?" demanda sombrement Fernand.
- "Démonstratrice en produits de beauté et en lingerie féminine, qu'elle nous a dit, fit Germaine. C'était très bien payé parce qu'elle travaillait la plupart du temps de nuit."
- "Cela dit, Fernand, fit doucement Maurice, je me demande bien pourquoi ça te met dans des états pareils, cette histoire, vu qu'Henriette tu viens de nous dire que tu la connaissais à peine. Note quand même que je viens juste de remarquer une chose curieuse, une étrange coïncidence, c'est que Bernadette on dirait qu'elle te ressemble un peu."
- "Tu pourrais même dire énormément, dit Fernand entre ses dents. Nom de Dieu ! Ces Arabes et ce Noir qui se permettent de voler la prune, d'assommer mon frère, de violer ma belle-sœur et d'enlever ma fille, à partir de maintenant ils vont plus avoir une minute tranquille. Parole de Kerbulot ! Maintenant, vous autres, allons prendre un peu de repos. Demain la journée sera longue !"
-oOo-
Le Bigorneau Joyeux habituellement n'ouvrait guère ses portes avant neuf heures, parce qu'Emile Kermerlant avait souvent le réveil difficile. Emile, issu d'une longue lignée de cafetiers qui tous avaient péri par ce fléau ancestral que constitue l'alcoolisme chronique, s'évertuait dans son travail, qu'il exerçait sept jours sur sept, à perpétuer la tradition familiale.
C'était avant tout une nature polie, enjouée et généreuse, d'où était absente toute préoccupation mercantile. Il ne laissait jamais repartir un client sans lui avoir au préalable offert une tournée, et naturellement ne refusait jamais l'inverse. Ce qui fait qu'il devait bien représenter à lui seul vingt pour cent de la consommation de l'établissement.
Il n'empêche qu'en ce lundi matin Fernand, sous la pluie, l'attendait de pied ferme. Edouard le fils aîné, désespéré par la disparition de sa sœur, bien qu'elle ne le fût pas mais qu'il ne le sût point, avait fortement insisté pour accompagner son oncle, malgré les protestations de ce dernier, pendant que Denise remettait de l'ordre dans la poissonnerie.
- "Emile, un bière pour moi et une menthe à l'eau pour le petit. Et toi, sers-toi donc un pastis. Alors je sais bien Emile que ta mémoire est pas excellente, surtout le matin, mais il va falloir voir que tu me dises tout ce que tu as vu hier et sans rien oublier. Vu que le moindre indice pourra bien être précieux pour retrouver Bernadette."
- "Bon Dieu, Fernand, j'ai déjà tout raconté à Léon hier soir. On y a passé la moitié de la nuit. J'ai un mal de crâne atroce. Et Léon, même que c'est sa femme qui est venue le chercher, à minuit passé, avec la brouette."
- "C'est bien possible, mais ce pauvre Léon, si tu veux mon avis, à l'heure qu'il est il se rappelle plus de rien. Tu vas être obligé, j'ai bien peur, de tout recommencer par le début."
- "Se rappelle plus rien, interrompit Edouard inopinément. Se rappeler est un verbe pronominal, mais transitif. Il ne se souvient plus de rien, par exemple, aurait été correct aussi."
- "Et ma main sur la gueule, trou du cul, hurla Fernand, tu la préfères pronominale, ou transitive ? Bois ta menthe et arrête de me casser les couilles. Emile je t'écoute. Sois précis et bref."
- "Alors donc, fit Emile, je recommence. Ces trois Arabes et ce Noir, ils sont arrivés sur le coup de onze heures, dans une grosse voiture noire immatriculée 75. C'est Paris, ça, hein, arrête-moi si je me trompe. Je te demande ça parce que Léon hier soir était plus absolument sûr. Une BMW, je crois que c'était, parce que Victor Kerlandouille, le charcutier, a exactement la même. Ils ont pris une tournée de pastis chacun, après quoi je leur en ai offert une, par politesse, après quoi ils ils m'ont rendu la politesse, et après quoi je me souviens plus de très bien, comme dit ton neveu, surtout que pas mal d'autres clients à ce moment-là me rendaient aussi la politesse."
- "Oui, mais tu as peut-être un peu entendu ce qu'ils disaient ? Eté intrigué par des conversations obscures ?" s'obstinait Fernand.
- "Des sous-entendus hermétiques ? Des métaphores absconses? Des litotes ?" renchérissait Edouard.
- "On t'a sonné, toi ? Je vais t'en foutre, moi, des métaphores, espèce d'abruti, hurla encore une fois Fernand à l'adresse de son neveu. Lis ton espèce de Bachelard et fous-moi la paix pendant que j'interroge. Emile, fais pas attention à ce petit con. Réponds-moi plutôt en toute clarté et honnêteté."
- "Non, j'ai vraiment rien remarqué de spécial. A vrai dire, fit Emile, ils paraissaient seulement un peu joyeux, surtout après le sixième pastis, mais c'est des choses assez courantes, par ici. Par contre figure-toi qu'il faut que je te dise quand même une chose qui pourrait bien être importante, c'est que le Noir, crois-le si tu veux, je l'avais déjà vu quelque part."
- "Mais où ça, quelque part ? s'étrangla Fernand. Tu pouvais pas le dire plus tôt, espèce d'alcoolique ?"
- "Ici même, dans mon bistrot, répliqua froidement Emile, vexé qu'on ose le traiter d'alcoolique. Ça fait trois semaines environ. Même que je l'ai reconnu tout de suite."
- "Mais bon sang de bois qu'est-ce qu'il venait foutre à Kernangetéplut cet Africain ?" demanda Fernand abasourdi.
- "Je lui ai pas posé la question, par politesse, fit Emile, ça fait qu'il y a pas répondu. Je lui ai juste demandé, histoire de rigoler, s'il voulait que je lui serve un petit noir, et il m'a répondu du tac au tac qu'il préférait un coup de blanc. Alors du coup on a bu trois quatre tournées. Un garçon très poli, malgré qu'il soit noir. Mais en partant, je me rappelle aussi à présent qu'il a voulu savoir l'adresse exacte du Hareng du Morbihan."
- "Et que tu la lui as donnée, je suppose, par politesse également ?" soupira Fernand.
- "C'est cela même, soupira Emile. Je suis pas moi du genre à être désagréable ni curieux avec les étrangers, surtout dans ma profession. Mais par contre, hier, j'ai remarqué qu'ils ont paru un peu inquiets, tous les quatre, quand ils ont vu Léon et ses pompiers se rassembler sur la place de l'église pour aller faire leur banquet mensuel à La Morue du Port. Même qu'un des Arabes a dit à un autre : "Saïd, si on veut pouvoir travailler tranquilles, faudrait essayer de les éloigner un peu, cette bande de bouseux." Ce à quoi le nommé Saïd a répondu en rigolant : "Abdul, fais-moi confiance, aujourd'hui ils vont pas avoir sorti leur uniforme pour rien." Ensuite de quoi ils se sont absentés un grand moment, tous les quatre, puis ils sont revenus à l'heure du café."
- "Et là, ils ont dit quoi ?"
- "Pas grand-chose, sauf que j'ai remarqué qu'ils sentaient tous un peu l'essence. Ils ont pris une tournée de poire chacun, puis une deuxième, puis la mienne et ainsi de suite. Pour tout dire ils ont passé l'après-midi sur le bar. Ils m'ont bu toute ma poire. Et on aurait dit que ça les énervait un peu que Léon et ses pompiers chantent des chansons en face au lieu d'aller éteindre l'incendie de la grange."
- "A propos d'essence, fit Armand Kerrassecasse, le garagiste, qui jusque-là s'était contenté de boire son calvados en silence, je crois bien que ma femme m'a dit qu'elle leur en avait vendu cinquante litres, à ces Arabes et à ce Noir, juste après déjeuner. Même qu'ils ont payé avec une carte bleue périmée."
- "Et ta femme leur a rien dit ?" demanda Fernand, étonné.
- "Non, répondit placidement Armand, vu qu'elle s'en est aperçue juste après qu'ils soient partis. Tu sais bien qu'elle est complètement idiote."
- "Reprends donc un calvados, Armand, ça te calmera les nerfs. Et donc, je termine, quand Léon et ses pompiers ont réussi à sortir de table pour essayer d'aller éteindre le feu, le Noir a dit comme ça aux autres : "Les gars, finissez plutôt votre poire en vitesse, Le Hareng du Morbihan nous attend." Je sais bien, tu me diras que ça aurait dû m'alerter un peu, mais Fernand, je te le demande, des gens qui te consomment trois litres de poire dans une après-midi, comment veux-tu les trouver louches ? Et alors vraiment très polis, en plus."
Fernand réfléchissait intensément. Ces Arabes et ce Noir n'étaient tout de même pas venus de Paris pour voler une bonbonne de prune, ni encore moins pour violer Germaine. Ils s'étaient déplacés de toute évidence exprès pour Bernadette, de manière préméditée et réfléchie. Cela voulait sans doute dire que Maurice et Germaine ne lui avaient pas encore tout dit. Mais maintenant que Bernadette n'était plus seulement sa nièce, mais également sa fille, il irait jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte.
- "Tout me paraît pas encore très clair, dit-il sombrement. On va y aller, morveux, fit-il à l'adresse d'Edouard. Emile, je te laisse te payer les consommations toi-même. Par politesse."
Sur ces entrefaites, alors qu'ils s'apprêtaient tous les deux à sortir dans un grand état de préoccupation, Léon pénétra dignement dans l'établissement, habillé en gendarme de la tête aux pieds et flanqué de son adjoint, Abel Kerlalambic, dont la démarche trahissait déjà un petit déjeuner un peu trop arrosé.
- "Emile, fit-il gravement, considère ton café comme réquisitionné par la force publique. Devant la gravité de la situation j'ai décidé d'y établir mon quartier général, avec Abel que voici."
- "Requisitionné ou pas, protesta Emile, faudra voir aussi à régler les consommations. Je le connais moi, Abel, il fait du douze bières à l'heure et parfois plus. Et d'abord pourquoi tu t'installes pas plutôt dans ta gendarmerie ? Ça serait tout de même plus approprié."
- "Parce que figure-toi qu'hier soir, alors qu'on luttait contre le feu, on a osé nous cambrioler la cave, fit Léon avec dépit. On peut pas matériellement gérer une cellule de crise sans avoir rien à boire. De toute façon l'affaire va être vite réglée. Ils ont été vus. Trois Arabes et un Noir, d'après les voisins. D'ailleurs j'ai comme une intuition que ça pourrait bien être les mêmes que ceux qui ont enlevé Bernadette. L'enquête démontrera si j'ai raison ou pas."
- "Puissamment raisonné, Léon, fit Fernand. Ça se voit que tu regardes le commissaire Maigret à la télévision. A propos de Bernadette, tu aurais peut-être des nouvelles ?"
- "Des nouvelles absolument excellentes, s'exclama Léon. Tu vas être étonné par la rapidité et l'efficacité de la gendarmerie. Mais laisse-moi donc d'abord boire une bière et je vais tout t'expliquer ensuite dans le plus grand détail."
Léon en effet avait fait les choses en grand. Dès le réveil, et après avoir passé trois quarts d'heure sous la douche, soutenu par son épouse qui en avait l'habitude, il avait contacté ses collègues de Kernanvoici et de Kernanvoilat, que pourtant il n'aimait guère. D'un commun accord, vu les circonstances exceptionnelles, ils avaient déclenché le redoutable Plan Corbeau, qui consistait à bloquer toutes les voies terrestres d'accès au Morbihan, et également de sortie, par d'infranchissables barrages de gendarmerie.
- "Dès cet après-midi quinze heures, triomphait Léon, ces Arabes et ce Noir, ils seront pris dans les mailles du filet. Et le gendarme sera sans pitié, Fernand, fais-moi confiance."
- "C'est sûrement tout à fait exact, Léon, soupirait Fernand d'un air dubitatif. Mais le seul problème c'est qu'ils sont partis depuis hier soir, et qu'à cette heure-ci on est en droit raisonnablement de penser qu'ils ont peut-être déjà quitté le Morbihan."
- "Tu parles sans savoir, Fernand, le reprenait Léon. Ecoute donc mon expérience. Ils se sont peut-être arrêtés dîner en route. Et coucher dans un hôtel, si ça se trouve, rapport à la fatigue. Moi par exemple je déteste conduire par temps de nuit. Déjà il faut que je trouve comment allumer les phares, et ensuite j'ai beaucoup de mal à suivre la route."
- "Tu me surprends pas, Léon, lui fit remarquer Fernand, j'ai dans l'idée que même en plein jour tu as du mal à suivre la route. L'ennui c'est que tout le monde est pas aussi cuit dans la vinasse que toi. Sauf ce pauvre Abel, peut-être, regarde-le donc, rien que d'apercevoir des bouteilles de bière, il tremble déjà comme une feuille."
- "Ne médis pas d'Abel, je te prie, s'offusqua Léon. C'est un gendarme de grande qualité. D'élite, oserais-je presque dire. C'est grâce à lui qu'on a récemment démantelé un réseau de trafiquants de drogue notoires. Des gens qui fumaient jusqu'à une ou deux cigarettes de haschich par semaine, au bas mot !"
- "Parfaitement, du haschich, surenchérit Abel en s'écroulant sur le bar. Obligé de faire arrêter mon propre fils ! Quelle honte !"
Abel en effet était tout juste au sortir d'un drame familial épouvantable. Peu de temps auparavant il avait noté que son fils Alphonse se rendait tous les samedis à Vannes et en revenait dans des états étranges. Il n'était pas rare qu'il lui dise des choses comme "Papa, je t'aime" ou "Papa tu es le plus beau, le plus intelligent et le plus cool des gendarmes". Il flottait de plus en permanence, dans la chambre d'Alphonse, un épais nuage de fumée âcre qu'Abel ne parvenait pas à identifier. Un soir il n'y tint plus.
- "Mais qu'est-ce que c'est donc que cette foutue marque de tabac que tu fumes à présent, que ça empeste toute la maison, et que même le chien ça le fait tousser ?"
- "Ben quoi, papa, c'est du shit, c'est cool", répondit simplement Alphonse à son père, qui, rendu perplexe, s'empressa de tout raconter à Léon.
- "La chite, je crois que c'est comme ça que les jeunes appellent le haschich, dans le Morbihan, alors que c'est formellement prohibé par la loi d'en fumer même chez soi. Abel nous sommes sur une affaire très grave, je la prends en main personnellement et immédiatement. Je préserverai cependant ton fils des rigueurs de la justice autant qu'il me sera possible. Fais-moi confiance."
Un samedi après-midi, astucieusement grimé au moyen d'une fausse moustache et déguisé en ostréiculteur, Léon suivit donc discrètement Alphonse jusqu'à Vannes. Son intuition une fois de plus avait été fulgurante, et sa patience fut bien vite récompensée, puisqu'il arrêta rapidement et en flagrant délit Alphonse et trois autres lycéens occupés à se rouler des joints dans un jardin public. Des quatre il ne put malheureusement garder que le fils d'Abel, car l'un était le fils du commissaire, un autre le fils du préfet, et le troisième était la descendance du commandant de la brigade de gendarmerie de Kernanvoici.
Léon soumit Alphonse à un interrogatoire poussé de soixante-douze heures d'affilée, dont il ne tira jamais rien d'autre que : "On t'emmerde, gros connard pas cool". Alphonse fut relâché faute d'éléments concrets à apporter au dossier et continua à fumer de plus belle. La seule différence était qu'il ne disait plus jamais à son père qu'il le trouvait intelligent, mais qu'il le traitait le plus souvent de "sale con pas cool" ou de "sac à vin pas cool".
- "En tout cas, Fernand, reprit Léon, je t'en donne ma parole, ces Arabes et ce Noir ils sortiront pas du Morbihan aujourd'hui et encore moins demain. Ou alors je te promets de bouffer mon képi."
- "Alors bon appétit, Léon, fit tristement Fernand. Je mets pas en doute tes compétences ni ton enthousiasme, mais à partir de maintenant nos chemins vont devoir diverger. Je vais dès à présent prendre les choses en main moi-même. Et je me passerai de tes gendarmes pour retrouver Bernadette. Ça va être un combat sans pitié, parole de Kerbulot. Et toi, quand tu auras fini ton chapitre, bougre d'andouille, hurla-t-il une dernière fois à l'adresse d'Edouard, on pourra peut-être y aller."
-oOo-
Fernand, toujours suivi d'Edouard à présent plongé dans un ouvrage écrit en commun par deux feignants nommés Merleau et Ponty, fit une entrée furieuse et en trombe dans Le Hareng du Morbihan, bousculant au passage et sans s'en soucier les encornets et les grenadiers, et faisant valser à qui mieux mieux les homards terrifiés. Denise poussa un cri de frayeur pendant que son tube de pommade anti-furoncles lui échappait des mains.
- "Maurice, hurla-t-il, j'ai deux mots à te dire, à toi ainsi qu'à Germaine. Faudrait voir à arrêter de vous payer de ma tête, tous les deux ! Ce Noir, il est déjà venu ici, je le sais de source sûre, et vous m'avez rien dit ! Vous m'avez visiblement pris pour un de ces pauvres cons de Parisiens. Alors faut tout me raconter, à présent, si vous voulez avoir une chance de revoir un jour la pauvre petite Bernadette."
- "T'énerve pas, Fernand, bon sang. C'est vrai, fit Maurice terriblement gêné, qu'on a déjà vu un Noir, ça fait trois semaines environ, mais je t'en donne ma parole, j'avais pas dans l'émotion vraiment fait le rapprochement. Faut dire qu'ils se ressemblent tous, ces Africains de malheur. Et pour tout te dire, moi je l'ai pas tellement bien vu, ce jour-là. Quand il est arrivé ici j'étais en train de prendre un petit en-cas chez Emile. C'est surtout à Germaine qu'il a parlé un peu plus longtemps, en particulier."
- "Moi, je dois avouer qu'hier soir, fit timidement Germaine, je l'ai assez bien reconnu tout de suite, surtout à cause des mensurations. Mais j'ai préféré rien dire, pour pas mettre Maurice dans l'embarras."
- "Maurice a vingt ans d'entraînement, pour l'embarras, tempêta Fernand. Maintenant je voudrais bien que vous me disiez ce qu'il voulait, ce foutu macaque ! Pourquoi il était pas resté chez lui à bouffer ses cacahouètes. Il était quand même pas venu de Paris pour acheter des huîtres !"
- "Ne sois pas stupidement raciste, Fernand, protesta Germaine. C'était un garçon d'une grande sensibilité, et d'une politesse exemplaire, je t'assure. En fait, on n'a pas vraiment eu l'occasion de discuter beaucoup. Il a tout juste trouvé le temps de me dire qu'il était le père de Bernadette et qu'il était venu la chercher."
- "Je vais de surprise en étonnement, dit faiblement Fernand. Bernadette qui est blonde avec les yeux bleus, et jolie comme un cœur en plus, serait la fille d'un Noir ! Et tu lui as répondu quoi, je te prie ?"
- "C'est moi qui lui ai répondu, dit Maurice, vu que je venais de rentrer. Et avec la plus grande fermeté, encore. Si vous, vous êtes le père de Bernadette, comme je lui ai dit, moi je veux bien être transformé en hareng saur. A présent, monsieur, rhabillez-vous, veuillez passer cette porte et ne plus jamais pénétrer dans cette poissonnerie. Poli, mais catégorique, que j'ai été."
- "Et quel effet ça lui a fait, au nègre ?" demanda Fernand.
- "Absolument aucun, reprit Germaine. Il nous a acheté une demi-douzaine de maquereaux, deux kilos de crevettes et trois limandes, qu'ils nous a d'ailleurs payés avec une carte bleue périmée, et il est parti en disant qu'on aurait bientôt de ses nouvelles."
- "Avant qu'il s'en aille, quand même, j'ai eu une sacrée bonne idée, fit Maurice. J'ai appelé Denise et je lui ai dit comme ça, Denise, ma fille, je te présente ton père. Il va t'emmener à Paris de ce pas. Va donc faire ta valise en vitesse et fais pas attendre ce monsieur. J'avais dans l'idée de m'en débarrasser, en somme. Mais le Noir ça l'a mis alors dans une colère folle. Une horreur pareille, qu'il a fait pas très poliment, c'est sûrement pas de moi. Vous pouvez vous la garder."
- "Et est-ce qu'il aurait dit quelque chose, demanda Fernand de plus en plus pensif, qui me permettrait de l'identifier plus facilement, à part le fait qu'il était noir ?"
- "Absolument, dit Germaine en rougissant, à un moment pendant qu'on parlait en particulier, il m'a dit comme ça, Germaine, toi au Bar des Amis où je fréquente habituellement, tu ferais un véritable malheur. C'est moi Désiré qui te le dis, ou alors je m'appelle plus Désiré."
- "Moi aussi, dit Maurice fièrement, j'ai remarqué quelque chose de très particulier. Il fumait des Marlboro rouges."
- "Désiré, Bar des Amis, Marlboro rouges, un signalement pareil, avec ça il est cuit, le salopard, grommela Fernand. Ça prendra sûrement pas plus d'une semaine. Je m'en vais retourner à Paris sans perdre un instant. Bernadette c'est comme si elle était déjà de retour."
- "Fernand, murmura Germaine, puisque tu pars à leur recherche, essaie donc de nous ramener aussi Bébert. Hier soir dans l'émotion on s'en est pas rendus compte tout de suite, mais ils nous l'ont enlevé aussi."
- "Et qui c'est ce Bébert ? demanda Fernand stupéfait. C'est le fils à qui, celui-là ?"
- "A personne, dit tristement Maurice. C'était notre plus gros homard. Un animal très affectueux. On se le gardait pour Noël. Et intelligent, en plus. Bernadette lui avait appris à remuer la queue et à faire des castagnettes avec ses pinces. Si tu savais comme il nous manque !"
- "Mon oncle, dit alors Edouard qui jusque-là, très intelligemment, s'était tu, je veux partir avec vous à la recherche des ravisseurs de ma sœur. Ma décision est irrévocable. Je ne veux pas que l'histoire se fasse sans moi. Je ne veux pas qu'il soit dit que le frère de Bernadette a abandonné sa sœur dans l'adversité. Le temps pour moi de prendre quelques livres et je serai prêt à m'envoler avec vous pour la Capitale. L'Ecole Normale Supérieure attendra !"
- "Manquait plus que ça, soupira Fernand. Tu crois que tu seras capable de le reconnaître, ce nommé Bébert, au moins ? Bon, alors très bien, puisque tu y tiens, morveux, on y va. Mais là où je t'emmène, je te préviens que ce sera pas une partie de plaisir. Attends-toi à risquer ta vie à chaque instant. Paris est pas fait pour les faibles, moi j'en sais quelque chose. Germaine, cela dit, je prendrais bien quelques moules marinière avant de partir."
Aux environs de quatre heures, donc, Fernand, ayant terminé son déjeuner, se leva. "Mon neveu, fit-il à Edouard, il est temps d'y aller, sans quoi on sera jamais arrivés à Paris avant la nuit. Embrasse très fort tes parents, parce que je sais pas te dire quand tu les reverras. On va juste s'arrêter cinq minutes le temps que je fasse mes adieux à Emile et après on part direct. Sans arrêt jusqu'à Paris."
Ils quittèrent alors tous les deux et le cœur lourd Le Hareng du Morbihan, Edouard chargé de deux volumineuses valises de livres, et accompagnés par les pleurs de Germaine, de Maurice et de Denise, qui aurait bien voulu venir aussi, mais ce que Fernand avait catégoriquement refusé en prétendant hypocritement que la deux-chevaux ne supportait pas plus de deux personnes.
Ce en quoi il n'était pas loin d'avoir raison, car, après qu'il ait pris quelques digestifs d'adieu au Bigorneau Joyeux et salué Emile et sa clientèle, le véhicule refusa obstinément de démarrer. Fort heureusement Armand Kerrassecasse, le garagiste, se trouvait là comme chaque jour, attablé devant sa bouteille personnelle de calvados.
- "Armand, lui demanda poliment Emile, exceptionnellement, tu voudrais pas aller jeter un œil sur la voiture de Fernand ? On dirait, vois-tu, qu'elle a quelques difficultés de mise en route."
- "Certainement pas, déclara Armand avec un absolu mépris et sans même lever les yeux. Téléphone immédiatement à mon quartier-maître et dis-lui de venir toutes affaires cessantes avec le matériel nécessaire pour renflouer l'épave."
Le quartier-maître, c'est ainsi qu'Armand appelait son chef d'atelier. Car il était en vérité l'exemple vivant d'une vocation contrariée. Alors qu'il avait rêvé dès son plus jeune âge d'être capitaine au long cours, sa mère avait préféré le destiner à la mécanique automobile, en considérant à juste titre qu'il risquerait moins ainsi de se noyer. Elle avait seulement sous-estimé l'obstination et la détermination de son fils, qui à quarante-cinq ans ne savait toujours pas et ne voulait pas savoir pourquoi les moteurs ont besoin d'huile pour faire avancer les voitures.
Armand avait, à son corps défendant et malgré son aversion totale pour les voitures de toutes marques, hérité du garage familial le jour où son père avait succombé accidentelllement à l'explosion d'un moteur. Il mettait un point d'honneur à ne jamais mettre les pieds chez lui. Sa seule contribution à l'entreprise avait été d'exiger qu'on la rebaptise Le Garage du Cap Horn.
Il passait ses journées chez Emile, plongé dans des ouvrages très savants sur la navigation. Il savait tout sur la marine à voiles, absolument rien sur les moteurs à essence. Sa mère et et son épouse, assistées pour la technique du quartier-maître et de deux matelots, s'occupaient de tout. Les mauvaises langues prétendaient aussi que les matelots assistaient l'épouse d'Armand et même sa mère dans d'autres domaines. Armand n'en avait cure. Seules les îles lointaines lui importaient.
Après que le quartier-maître eut procédé à un examen minutieux de la mécanique, soupiré énormément et donné quelques coups de tournevis et de clé à molette savamment placés, le moteur se mit à tousser faiblement de nouveau. Armand consentit à quitter son siège quelques instants pour aller s'entretenir brièvement avec le mécanicien.
- "Je veux pas savoir ce que c'est qu'un carburateur ni à quoi ça sert, hurla-t-il. Retourne t'occuper de ma femme et fous-moi la paix. Fernand, fit-il en se calmant, je te garantis pas que tu vas aller jusqu'à Paris avec ça. Note que je dis pas non plus que c'est impossible. Mais il faudra que tu t'arrêtes à peu près toutes les heures, me dit-on, pour la laisser refroidir un moment. Et aussi que tu dépasses pas les trente noeuds, surtout sur autoroute. En tout cas, si jamais tu vois de la fumée sortir du capot, tu t'arrêtes et tu évacues le bâtiment ; ce serait alors une question de vie ou mort."
- "Tu veux dire, Armand, que je devrais prévoir quelques réparations, une fois rentré à Paris ?"
- "Des réparations, c'est le mot. A vrai dire, à part le balai d'essuie-glace, on me dit que tout le reste est foutu. Le mieux, d'ailleurs, pour cette voiture, ce serait peut-être de la revendre."
- "Tu en parles à ton aise, Armand, mais c'est que je voudrais quand même en tirer un bon prix."
- "Alors va voir mon beau-frère, Fernand Demorteaux, et dis-lui que tu viens de ma part. Il est ferrailleur à Saint-Ouen, où il est très connu et apprécié. S'il est de bonne humeur il t'en donnera facilement deux cents francs nouveaux. Tu ferais semble-t-il une sacrée bonne affaire. Ah, ajouta-t-il, on me dit aussi que le navire prend l'eau. Mais que comme il y a des trous un peu partout à la fois en haut et en bas, s'il pleut, ça s'écoulera tout seul sans que ce soit besoin d'écoper. Un parapluie devrait suffire. Bon voyage et bon vent."
Ce sur quoi, épuisé, considérant qu'il avait déjà trop travaillé pour toute la semaine, il s'en retourna devant sa bouteille de calvados et se remit à l'étude d'une passionnante et palpitante biographie du capitaine Cook.
-oOo-
Pendant la première demi-journée du voyage Fernand n'eut guère besoin de s'arrêter volontairemement pour laisser refroidir le moteur, car la gendarmerie s'en chargea à sa place. Le redoutable Plan Corbeau, mis en service par Léon Kergranbland pour retrouver le Noir, les Arabes, Bernadette et Bébert le homard, fonctionnait en effet à plein rendement. En soixante kilomètres Fernand et Edouard furent ainsi arrêtés neuf fois.
Dans un premier temps Fernand essaya, dans l'espoir d'accélérer les procédures, de se recommander de Léon, mais il comprit rapidement que les effets produits étaient plus souvent néfastes que bénéfiques.
- "Ah tiens donc ? faisait le gendarme, vous êtes un ami de ce gros con de Léon ? Mais je pense bien que je le connais ! La pire honte de la gendarmerie morbihanaise, que c'est, lui et son abruti d'Abel ! Savez-vous, monsieur, que c'est justement grâce à votre ami Léon que je suis actuellement en train de peler de froid sur cette saleté de route, au lieu de vaquer paisiblement à mes tâches administratives, bien au chaud dans ma gendarmerie ? Veuillez donc me montrer les documents afférents au véhicule, je vous prie, enfin si l'on ose appeler cela un véhicule. Ainsi cet abruti de Léon ne m'aura pas fait sortir pour rien."
Fernand prit donc rapidement le parti d'adopter un profil un peu plus bas et cessa de mentionner Léon dans la conversation. Ce qui ne l'empêcha pas de quitter le Morbihan avec une bonne demi-douzaine de procès verbaux en bonne et due forme. Certains gendarmes les lui remettaient aimablement, d'autres nettement moins.
- "Cher monsieur, je récapitule par conséquent que vous n'êtes ni Noir ni Arabe, que votre passager non plus, que vous ne transportez aucune jeune fille blonde ni homard, et que votre voiture n'est visiblement pas une BMW. Vous n'êtes donc pas le suspect que nous recherchons et c'est pourquoi je vais avoir le plaisir de vous laisser poursuivre votre route. Cependant, vu l'état de vos pneumatiques, je suis certain que vous ne serez pas surpris si je vous remets cette petite amende de mille deux cents francs nouveaux. Notez bien à quel point la gendarmerie est magnanime, en vous accordant un délai de quatre jours pour les remplacer, faute de quoi votre véhicule pourrait hélas se trouver immobilisé pour une durée tout à fait indéterminée, ce dont vous me verriez profondément navré."
- "Excusez-nous, monsieur, de vous avoir retardé. La gendarmerie, vous le comprenez sans doute, se doit de faire son travail sans négligence aucune. Bien heureusement vous n'avez visiblement rien à voir avec l'affaire qui nous occupe. Vous voudrez bien néanmoins, sans vous offenser, souffler dans l'objet que voici. Simple contrôle de routine, bien entendu, car il est clair que vous n'êtes pas homme à abuser des boissons alcoolisées. Enfin, nous l'espérons pour vous, sans quoi, à notre grand regret, nous nous verrions contraints de vous infliger une regrettable et douloureuse suspension de permis de conduire."
- "Avez-vous remarqué, monsieur, cette fumée noire que dégage en permanence votre voiture ? Cela fait dix minutes que vous êtes à l'arrêt et voilà que ce n'est pas encore dissipé. On n'y voit pas à deux mètres. C'est véritablement très étonnant. Je me demande même si ce ne serait pas un tant soit peu toxique. Voudriez-vous me montrer votre certificat de contrôle anti-pollution, pendant que finis de vomir, vous seriez bien aimable ?"
- "Ah ça alors, une deux-chevaux de 1952. Savez-vous, monsieur, que c'est pour ainsi dire une voiture de collection ? Mon grand-père avait la même. Il l'a d'ailleurs transformée en poulailler, c'est pour vous dire s'il y tenait. Par acquit de conscience nous allons tout de même vérifier qu'il ne s'agit pas d'une voiture volée. Rassurez-vous ce ne sera pas long. Le temps que Raymond mon collègue fasse l'aller et retour jusqu'à la gendarmerie, cela ne devrait pas prendre beaucoup plus qu'une heure et demie."
- "Chef, nom de Dieu, venez donc voir ça. Une ruine pareille, faut le voir pour le croire. On va tout noter ce qui est pas conforme à la loi. Ça prendra le temps qu'il faudra, mais on y arrivera. Ah je vous jure, monsieur, que vous allez repartir avec de la lecture."
- "Nom d'un chien, serait-ce pas, monsieur, de l'eau-de-vie que vous transporteriez sur le siège arrière ? C'est qu'elle a l'air fameuse, en plus, rien qu'à voir sa couleur, et je m'y connais. Mais vous n'êtes pas sans savoir, j'en suis bien certain, qu'il vous faut normalement un certificat de transport. Notez que je vous fais entièrement confiance, mais vous allez quand même me le montrer. Et j'espère sincèrement que je ne vais pas être amené à vous confisquer ce beau produit de notre superbe terroir."
- "Alors comme ça, monsieur, on vous a dit que l'assurance automobile est facultative pour les anciens gardiens de prison, et la vignette aussi, hein ? Et le contrôle technique, hein, ça vous dit quoi, le contrôle technique, nom de Dieu ? C'est facultatif aussi, hein ? Vous croyez peut-être que vous allez vous foutre de la gueule de la gendarmerie encore longtemps, hein ? Ah je vous garantis, hein, que vous allez pas être vraiment déçu."
A chaque fois Fernand, soucieux de ne pas trop se faire remarquer, se répandait en remerciements. Il n'en finit pas moins par éprouver un léger agacement. Et lorsqu'enfin la deux-chevaux réussit à franchir les limites du Morbihan il poussa un gros soupir et dit à Edouard :
- "Alors là tu vois, mon neveu, aujourd'hui j'ai vu assez de gendarmes pour le restant de mes jours."
- "Il faut reconnaître, mon oncle, rétorqua Edouard, que nous avons été confrontés à une situation particulièrement kafkaïenne. Ex nihilo et ad nauseam."
- "C'est exactement le mot que je cherchais, soupira Fernand encore plus fort, tout en se demandant s'il allait pouvoir supporter son neveu encore très longtemps. Tu viens juste de me l'enlever de la bouche."
Le lundi soir ils furent à proximité d'Angers, le mardi soir aux environs de Chartres, et le mercredi en début d'après-midi enfin ils furent en vue de la Porte de Saint-Cloud. Fernand bouillait d'impatience mais s'efforçait de rester placide et imperturbable. Il prit immédiatement en charge l'organisation.
- "D'abord il faut trouver à nous loger de manière économique. Je m'en vais aller voir mes anciens collègues, à Fresnes. Je suis pratiquement sûr qu'ils pourront nous dépanner facilement."
- "C'est-à-dire, Fernand, vois-tu, firent-ils embarrassés, on demande pas mieux que de te faire plaisir, mais l'ennui c'est qu'actuellement comme tu dois le savoir, on souffre de surpeuplement chronique, à cause de tous ces jeunes, dans les banlieues, qui volent sans arrêt des mobylettes. Et même le quartier des conseillers généraux et des anciens ministres est plein. On a bien une cellule à vous proposer, toi et ton neveu, mais l'ennui c'est que vous allez devoir la partager avec des repris de justice."
- "Les repris de justice gagnent souvent à être connus, fit Fernand, à condition qu'ils aient pas des mœurs bizarres. J'ai moi-même durement payé pour le savoir. Mais l'essentiel c'est qu'on ait les clés, pour les jours où on rentrera tard."
- "Alors là pas de problème, mais à condition quand même que tu les prêtes à personne, parce que ça nous causerait des tracas. En tout cas dans cette prison Fernand tu dois savoir que tu seras toujours comme chez toi. A part qu'on doit te prévenir, en toute honnêteté, que malgré tous les efforts du chef, la nourriture n'est pas absolument excellente."
- "Et question boisson, s'enquit Fernand, c'est toujours pareil ?"
- "En somme, oui. Le pinard, on peut pas dire qu'on arrive pas à le boire, sauf qu'il vous flanque des aigreurs d'estomac terribles. Par contre, Fernand, on te déconseille formellement la gnôle. Depuis qu'on a eu toute une série d'accidents on s'en sert plus uniquement que pour déboucher les toilettes."
- "Apollinaire, Oscar Wilde, Jean Genet et bien d'autres ont connu les rigueurs de l'enfermement, s'écria soudain Edouard. La prison est un creuset douloureux où bien souvent s'épanouit le génie artistique."
- "Faites pas attention, les gars, dit Fernand tristement, mon neveu est un peu simple. C'est le triste résultat des mariages consanguins dans le Morbihan."
- "Espérons alors qu'il indispose pas ses camarades de cellule. On s'en remet à toi pour le calmer si c'est nécessaire. On voudrait pas avoir encore une mutinerie sur les bras."
- "Faites-moi confiance, les gars, dit Fernand en regardant Edouard d'un œil noir, je trouverai sûrement un moyen pour le faire taire même si c'est pas nécessaire."
Grâce aux précieuses relations de Fernand la question du logement fut ainsi promptement réglée. Ne restait plus qu'à retrouver un certain Désiré, Noir, fumeur de Marlboro rouges et habitué d'un Bar des Amis, en région parisienne, qui assurément, et si besoin à coup d'arguments des plus persuasifs, les conduirait sans attendre à Bernadette et à Bébert le homard.
"Des Bars des Amis à Paris, disait Fernand, je suis bien certain qu'il y en a pas des kilomètres. On va aller vérifier ça tout de suite sur le Bottin." Et de fait, constata-t-il légèrement surpris, il n'y en avait guère à Paris que cent quarante-deux. Quelque peu désappointé mais néanmoins devenu imperturbable par l'effet d'une détermination sans faille Fernand arracha subrepticement les pages concernées de l'annuaire et entreprit aussitôt de téléphoner à tous les établissements et par ordre alphabétique. "Pardonnez-moi, Monsieur, de vous importuner, mais compteriez-vous par hasard dans votre clientèle, demandait-il aimablement, un homme de couleur prénommé Désiré, éventuellement accompagné d'une jeune fille blonde et d'un gros homard ?"
Après s'être fait raccrocher au nez quatre ou cinq fois, et s'être entendu répondre des choses aussi agréables que "Je t'en pose moi des questions, connard ?" ou bien "Dis voir, t'es de la police, sac à merde ?", il comprit que la méthode téléphonique était irrémédiablement vouée à l'échec.
- "Il va falloir, mon neveu, qu'on aille nous-mêmes sur le terrain. On va tous les faire un par un, ces Bars des Amis. Ça prendra le temps que ça prendra. Mais attention, il faudra se comporter tout en finesse. Le cafetier parisien est une nature méfiante et souvent mal embouchée. Je le sais d'expérience."
- "Je souscris entièrement, mon oncle, à votre grandiose projet, s'écria Edouard enthousiaste. Allons donc nous immerger dans ce monde faubourien et interlope qu'ont si bien décrit Francis Carco et Pierre Mac Orlan. Sans parler de Blaise Cendrars, naturellement."
- "Tu as raison, Edouard, fit amèrement Fernand, ne me parle pas de ta copine Blaise. A moins qu'elle puisse par hasard m'expliquer comment retrouver Bernadette."
Armés de la liste des Bars des Amis de Paris et d'un plan du réseau métropolitain - Fernand en effet, craignant de se la faire voler, préférait laisser la deux-chevaux à Fresnes - ils entreprirent une exploration systématique de chaque établissement. Soucieux de ne négliger aucun indice, ils n'y restaient jamais moins de trois heures. Pendant qu'Edouard buvait son Coca-Cola en lisant les œuvres complètes de Roland Barthes, Fernand après quelques bières amenait habilement la conversation sur le sujet qui lui importait. Mais les résultats le plus souvent étaient décevants.
- "Un Noir ? Mais monsieur, regardez autour de vous. Ils sont tous noirs, mes clients, à part les deux Arabes, là au fond. Même moi, comme vous pouvez voir, je suis noir. Vous m'auriez dit un Français, alors oui, j'aurais peut-être pu vous renseigner, mais là, vraiment, non, désolé. Ils sont trop."
- "Monsieur, le jour où je verrai entrer ici un Noir accompagné d'une jeune fille blonde et tenant un gros homard dans les bras, je considérerai qu'il est grand temps pour moi d'arrêter la bière. D'ailleurs je me demande si cela ne vous serait pas aussi plutôt salutaire et dans les plus brefs délais."
- "Comment, un moricaud, chez moi ? Alors ça, monsieur, jamais. Ici, pas de nègres, ni de niakoués et encore moins de bougnoules. Et n'allez pas croire que je suis raciste. Je tolère les Portos, moi, et même les Macaronis, à la rigueur. Mais pas plus. Ici on boit national exclusivement. De la bière française ! Du pastis français ! Et savez-vous pourquoi il n'y a personne dans mon bistrot ? Je vais vous le dire. C'est un complot des Juifs et des francs-maçons contre ma personne, à cause que je suis un vrai Français de souche, moi, comme le Maréchal ! Voilà ! Et si en 45 on avait gagné la guerre on en serait pas là !"
- "Assieds-toi, ami. Non je ne sais pas qui sont cet ami Noir et cet ami homard dont tu me parles. La jeune fille non plus. Mais tu les retrouveras, je n'en doute pas. Ils sont dans le cosmos avec toi. Vos cercles astraux un jour convergeront et vous entrerez ensemble dans la lumière. Laisse-moi en attendant t'offrir un thé au jasmin. Je peux aussi te proposer certaines herbes très bénéfiques pour ton karma, et à des prix très intéressants. J'en consomme moi-même énormément."
Il arrivait aussi qu'on leur donne de faux espoirs ou que l'on se paie carrément leur tête. Ils repartaient alors encore plus dépités qu'en arrivant, pestant contre la désespérante absence de sensibilité des bistrotiers parisiens.
- "Désiré ? Et comment que je le connais. Un ami à vous, peut-être ? Un sacré bon vivant, faut bien l'admettre. Toujours le mot pour rire. Un véritable boute-en-train. Ah si vous voulez le rencontrer c'est pas difficile, il est au cimetière de Pantin, en permanence depuis trois ans. Vous pouvez aller le voir à n'importe quelle heure, c'est très rare qu'il s'absente."
- "Un Noir qui s'appellerait Désiré qui fumerait des Marlboro rouges, vous me dites ? Alors écoutez je crois que j'ai ce qu'il vous faut. J'ai un Désiré qui fume des Marlboro rouges mais qui est blanc, un autre Désiré qui est noir mais qui fume des Peter Stuyvesant et plusieurs Noirs qui fument des Marlboro rouges mais qui s'appellent pas Désiré. Si avec ça, monsieur, vous trouvez pas votre bonheur, alors je veux bien me faire moine !"
- "Oui, Désiré, absolument, je le connais très bien. Il est à La Nouvelle-Orléans. En Amérique. Vous connaissez ? Non ? Tant pis, c'est dommage pour vous. Vous allez là-bas et vous demandez le tramway. Vous voyez ? Un tramway nommé Désiré ! Hein ! Elle est fameuse, non ? Ah vous avez pas compris ? C'est pas grave, reprenez donc une autre bière. Tout le monde est pas censé connaître Alfred Hemingway."
- "Ah mais comment donc, Désiré, je dirais même que je connais que lui. Gros fumeur de Marlboro rouges, parfaitement. Il passait ses journées ici, à jouer au flipper et aux jeux vidéo, surtout celui-là, vous voyez, avec les avions qui font des bombardements dans tous les sens. Et même qu'il est devenu tellement fort qu'il a fini par être rappelé dans son pays et qu'il a été nommé ministre de la Défense."
- "Alors ça monsieur c'est une drôle de coïncidence que vous me demandiez une chose pareille. Parce que figurez-vous que je suis moi-même natif de l'Ardèche. Je sais pas si vous connaissez Privas ? Non ? Tant pis. Parce que c'est une région qui gagne à être connue. Bref, que je vous dise qu'il y a une tradition dans ma famille, c'est que toutes les filles s'appellent Marguerite, et tous les garçons, je vous le donne en mille, figurez-vous ? Désiré, exactement, comment avez-vous deviné ? Et en plus, vous allez pas me croire, je fume des Marlboro. N'est-ce pas que ça vous en bouche un coin ? Par contre, je dois reconnaître, je suis le premier désolé, mais je suis pas noir."
Au bout de quatre mois Fernand et Edouard eurent ainsi épuisé en conversations ineptes les cent quarante-deux Bars des Amis de Paris sans aucun résultat. Il n'y avait plus, se dirent-ils courageusement, qu'à attaquer la banlieue. Le métro ne suffisait plus. Il leur faudrait à présent un ticket de carte orange cinq zones. Sachant qu'il y avait en moyenne deux cents Bars des Amis par département limitrophe ils calculèrent qu'à raison de trois par jour il leur faudrait à peine plus d'un an et demi pour en avoir fait le tour.
- "Un Kerbulot n'abandonne jamais sa proie, sacré bordel", déclara fièrement Fernand, nullement impressionné par l'ampleur de la tâche.
- "Je reconnais bien là, mon oncle, la bouleversante noblesse de votre âme et l'exceptionnelle grandeur de votre caractère, rétorqua Edouard au bord de l'évanouissement. Nous voguons désormais dans le romantisme le plus échevelé. Victor Hugo n'est pas loin, et Lamartine non plus."
- "Oui, alors ils sont peut-être pas loin, ton Victor et sa pétasse de Martine, mais tu seras bien aimable de leur dire de me foutre la paix, s'ils veulent pas prendre ma main sur la gueule."
-oOo-
Ils ne se doutaient pas encore que la recherche de Bernadette et du homard perdus allait durer presque cinq ans. Oui, cinq années à se faire piétiner dans des trains de banlieue bondés, cinq années à errer dans des cités en ruines et des zones industrielles à l'abandon, cinq années à divaguer de bistrots sinistres en bars-tabac sordides, peuplés d'individus au regard inquiétant et à la mine patibulaire. Cinq années, enfin, pendant une bonne partie desquelles ils auraient à supporter stoïquement les concerts de ronflements et de pets organisés hélas chaque nuit par leurs atrocement antipathiques et malhonnêtes compagnons de cellule.
Vers la fin de la deuxième année, et bien que la nourriture et le logement, à Fresnes, fussent pour ainsi dire gratuits, ce qui n'était d'ailleurs que justice vu leur qualité, ils commencèrent à être confrontés à d'angoissantes difficultés financières. Les économies de Fernand étaient presque épuisées et les mandats qu'envoyait généreusement Emile ne suffisaient plus. Fernand était au bord de reprendre le genre d'activité qui autrefois lui avait fait si bien connaître Fresnes.
Contre toute attente c'est Edouard qui sauva in extremis leur situation en révélant subitement des dons jusqu'alors totalement insoupçonnés. Un jour en effet qu'à La Garenne-Bezons ils visitaient un Bar des Amis particulièrement crasseux, l'érudit neveu de Fernand s'aperçut, à sa grande contrariété, qu'il avait oublié Ainsi parlait Zarathoustra dans le train. Ne sachant comment s'occuper il s'empara pour passer le temps d'un journal qui traînait sur le bar et se mit à le parcourir distraitement. Il ignorait encore qu'il venait là de mettre la main sur ce qui allait désormais assurer, au-delà de toute espérance, sa subsistance et celle de son oncle. Car en cet instant précis il venait de commencer l'enrichissante lecture de Paris Turf.
- "Mon oncle, fit-il après une demi-heure d'examen attentif, je vais peut-être dire une bêtise, mais j'ai comme l'impression qu'avec ces chevaux qui courent à toute allure on peut gagner parfois un peu d'argent."
- "Moi je crois plutôt que la plupart du temps on peut en perdre beaucoup, dit Fernand. Cela dit tu perdras toujours moins ton temps en lisant Paris Turf au lieu de ton nazi de Wilhelm du Troisième Reich."
Ainsi encouragé Edouard demanda poliment du papier et un crayon et se mit à prendre des notes minutieuses sur le curriculum vitae des chevaux et des jockeys du jour. Au bout d'une heure d'efforts et de réflexion il tendit timidement à son oncle, inscrits sur un morceau de nappe en papier tachée de ketchup, une série de numéros qu'il lui demanda s'il ne serait pas possible de jouer pour lui, à tout hasard. Fernand s'exécuta à contrecœur tout en haussant les épaules. Mais deux heures plus tard il commença à réviser son jugement en découvrant qu'ils venaient de gagner un peu plus de trois mille francs nouveaux.
Dès lors, Fernand commença à trouver un intérêt certain aux courses de chevaux. Mais pas autant qu'Edouard, pour qui la lecture des journaux hippiques devint rapidement une drogue quotidienne et indispensable. En l'espace de quelques semaines sa science de l'équitation fut telle qu'il ne se passait plus de jour sans qu'il en résulte un substantiel bénéfice. Il s'avérait être un surdoué de la course au trot comme de la course d'obstacles. Il prévoyait sans presque jamais se tromper les performances à venir de l'homme et de sa monture.
Ils durent changer leurs habitudes. Ils n'allaient plus que dans les Bars des Amis qui faisaient également Pari Mutuel Urbain et ils n'en visitaient plus qu'un par jour. Ils devaient se lever aux aurores pour qu'Edouard ait le temps d'étudier dans le plus grand détail l'ensemble de la presse du cheval avant de miser de la manière la plus adéquate. Installés au bar pour la journée, ils n'avaient plus qu'à attendre les résultats. Et les gains étaient tels que Fernand commençait réellement à apprécier les qualités intellectuelles de son neveu. Edouard d'ailleurs avait abandonné le Coca-Cola au profit de la bière. La philosophie par contre était devenue le dernier de ses soucis.
Cependant l'aisance matérielle ne changea rien ou presque à leur mode de vie. Ils continuaient à dîner et à dormir à Fresnes, et à se déplacer par les transports en commun. Fernand s'était bien acheté une Safrane mais il préférait la laisser sous la surveillance de l'administration pénitentiaire, c'était pensait-il plus prudent. Il ne la conduisait que le dimanche, pour aller aux courses. Quant à Edouard, il s'était seulement offert un ordinateur portable, qui instantanément lui permettait de tout savoir sur la carrière et les chances de réussite de n'importe quel cheval et de n'importe quel jockey dans n'importe quelle course. Il avait même mis au point lui-même un programme informatique qui prenait en compte la météo, l'état du terrain et le signe astrologique des chevaux. Les gains devenaient énormes. Toutefois, prudence bretonne oblige, l'essentiel des revenus hippiques était comme il se doit placé sur des comptes ouverts au Crédit Agricole.
Fernand dut se résoudre, malgré l'attachement sentimental qu'il lui portait, à revendre la deux-chevaux, qui, à force de coucher dehors sous la pollution de Fresnes, commençait à sérieusement rouiller et à perdre ainsi de la valeur. Il alla donc un matin à Saint-Ouen voir Fernand Demorteaux, le beau-frère ferrailleur d'Armand. Il le trouva sans difficulté aucune, accoudé au comptoir du Café de la Vieille Ferraille, à côté de l'usine d'incinération d'ordures, et occupé à contempler une bouteille de marc. C'était un vieil homme moustachu et ridé, vêtu d'une salopette crasseuse et d'un béret qui ne l'était pas moins.
- "Foutez-lui la paix à ce pauvre Fernand, déclara-t-il d'emblée sur un ton particulièrement acariâtre. Il vous connaît pas et il vous emmerde."
Il se radoucit heureusement aussitôt lorsque Fernand lui eut expliqué qu'il venait de la part d'Armand. Il alla même jusqu'à lui offrir un marc pour s'excuser d'avoir été désagréable. Mais son regard ne tarda pas à s'obscurcir à nouveau lorsqu'il entendit parler de la deux-chevaux.
- "Vous voudriez si je comprends bien me vendre une deux-chevaux de 1952, hors d'état de rouler naturellement, et qu'il faudrait que j'aille chercher à Fresnes. Voyez-vous monsieur Fernand je suis pas sûr du tout que ce soit une affaire très intéressante."
- "Et vous avez tort, monsieur Fernand, si vous voulez mon avis. Moi je prétends qu'il vous suffirait d'effectuer quelques petites réparations pour la revendre ensuite avec un bénéfice très confortable."
- "Des petites réparations, vous dites ? Ah laissez-moi donc vous raconter une anecdote amusante. J'ai figurez-vous un neveu qui est agent de police à Asnières. La honte de la famille. Un imbécile absolu. Eh bien un jour il m'a fait déplacer pour embarquer une voiture, une voiture que c'était une véritable épave. Et le matin de Noël, en plus. Ah nom de Dieu quand j'y repense je lui casserais la bouteille de marc sur la tête.
- "Je ne voudrais pas être indiscret, mais pourquoi donc tant d'animosité à l'encontre de votre neveu ?" s'enquit poliment Fernand.
- "Parce que ce n'est pas tout, éructa Fernand. Mon crétin de neveu n'avait rien trouvé de plus intelligent que de me faire faucher le véhicule personnel de son commissaire de police. Un souvenir de famille auquel il tenait, cet homme, comme à la prunelle de ses yeux. Alors non seulement il a fallu que je la ramène, l'épave, mais en plus j'ai été obligé de travailler dessus trois jours et trois nuits, pour effectuer quelques petites réparations, comme vous dites. C'était ça, que m'a dit mon neveu, ou ils nous foutaient tous les deux en taule pour vol caractérisé et recel de voiture volée."
- "Alors là monsieur Fernand je vous comprends maintenant fort bien. Pour ce qui est de la taule d'ailleurs vous êtes en train de parler à un expert. Moins on y va et mieux on se porte, comme je dis souvent. Allez, revenons à nos moutons, si vous voulez bien. Cette voiture, je comptais bien en tirer cinq cents francs nouveaux, mais comme vous m'êtes très sympathique je vous la laisse à trois cents. Vous n'aurez qu'à vous en féliciter, je vous l'assure. Et reprenez donc un marc à ma santé."
- "Vous aussi monsieur Fernand vous m'êtes très sympathique alors je vais vous faire une proposition ultime. Je vous donne deux cents francs nouveaux et vous arrêtez de m'emmerder avec votre deux-chevaux pourrie. Vous vous la gardez et c'est mon dernier mot. D'accord ? Et moi je vais téléphoner à Armand pour le remercier de vous avoir envoyé."
Rentré à Fresnes, Fernand parlementa longuement avec les gardiens. Moyennant un petit dédommagement constitué par les deux cents francs de l'autre Fernand, ils acceptèrent de guerre lasse d'accueillir la deux-chevaux dans l'enceinte de la prison, afin d'initier les jeunes délinquants aux joies de la mécanique automobile. Une page d'histoire était ainsi tournée. Ah, se disait Fernand en regardant les jeunes s'affairer autour de la carcasse, si Armand pouvait voir cette passion qu'ils ont les jeunes pour la mécanique, ça lui ferait certainement très chaud au cœur.
Cependant Edouard persistait à gagner aux courses de chevaux de manière insolente. Évidemment ses talents ne pouvaient rester secrets bien longtemps. Fernand fut bientôt assailli par ses anciens collègues, lui demandant humblement de les faire profiter un tant soit peu des stupéfiantes aptitudes de son neveu. N'écoutant que son bon cœur, Fernand accepta bien volontiers de prendre leurs paris, guidés par les judicieux conseils d'Edouard, à condition que l'administration pénitentiaire leur fournisse gracieusement un bureau, un téléphone et un fax, et qu'évidemment ils touchent sur les enjeux une modeste commission destinée à rétribuer justement leurs énormes efforts.
Le succès fut tel qu'au bout de quelques semaines les détenus furent eux aussi autorisés à participer à la marche de l'entreprise. C'était, disait Fernand, un geste d'humanité, de progrès et de réinsertion dont la société plus tard leur serait reconnaissante.
-oOo-
Edouard et Fernand étaient devenus en quelques mois, grâce à la plus noble conquête de l'homme, de véritables hommes d'affaires. Le Crédit Agricole de Fresnes ne tarissait pas d'éloges sur leur compte et sur leurs comptes. Mais malgré l'aisance financière Fernand n'était pas du tout heureux. Edouard travaillait quatorze heures par jour dans la bonne humeur, mais lui, rongé par l'insatisfaction et par l'insuccès persistant de ses recherches, se désespérait. Il allait seul désormais dans les Bars des Amis d'Aubervilliers ou de Bagnolet, et toujours il revenait sans le moindre résultat. Les mois passaient et le souvenir de Bernadette s'estompait déjà. Il commençait à douter du succès de sa mission pourtant si chère à son cœur.
Pour tromper son ennui il eut un jour l'idée de prendre un livre au hasard dans une des valises d'Edouard. C'était L'existentialisme est un humanisme, d'un certain Sartre Jean-Paul. Ce fut pour Fernand un véritable séisme intellectuel. Il le lut d'une traite, en une après-midi, au Bar des Amis de l'avenue Waldeck-Rochet à Courbevoie. Il releva la tête transfiguré. Un autre homme en cet instant venait de naître.
Du jour au lendemain Fernand se transforma en lecteur acharné. Il dévora en moins de six mois les deux valises d'Edouard. Comment, se demandait-il, ai-je pu vivre si longtemps sans connaître Hegel et Kant ? Il se devait de rattraper le temps perdu, sans toutefois abandonner la recherche de Bernadette et du homard. Il s'imposa alors une discipline de fer. Il allait chaque matin s'installer dans un Bar des Amis et y lisait jusqu'au soir, s'interrompant à peine pour avaler distraitement le plat du jour. Il ne levait les yeux que lorsqu'un Noir entrait. Il l'apostrophait immédiatement.
- "Dites, vous là-bas, excusez-moi, vous vous appelleriez pas Désiré, par hasard ?"
- "Ben non, pas du tout, répondait l'interpellé en général interloqué. Je m'appelle Ferdinand. Pourquoi vous me demandez ça ?"
- "Pour rien, marmonnait Fernand en replongeant dans son volume de Heidegger. Vous m'intéressez pas."
Craignant le surmenage intellectuel Fernand consacrait néanmoins ses week-ends à des activités un peu plus futiles : musées, cinémas d'art et d'essai, expositions et conférences. Les antiquités égyptiennes du Louvre, la peinture de la Renaissance, l'expressionnisme allemand et l'œuvre cinématographique de Marguerite Duras n'eurent bientôt plus de secrets pour lui. Il essaya bien de faire partager à Edouard sa merveilleuse découverte de la philosophie et des arts, mais comprit très vite qu'il n'y avait plus aucun espoir.
- "Qu'est-ce que tu penses, mon neveu, de Belle du Seigneur ?"
- "Pas grand-chose de bon, mon oncle. Je l'ai vue à Vincennes il y a quinze jours, elle a fini douzième sur douze. A mon avis c'est une jument qui n'aime pas trop courir."
Car Edouard était définitivement perdu pour l'Ecole Normale Supérieure. Il ne se déplaçait pratiquement plus que le dimanche après-midi, sur les champs de courses. Il avait fait agrandir son bureau, où il disposait à présent d'un bar, d'une vaste chambre à coucher, d'une chaîne hifi, d'un jacuzzi et d'un mur vidéo. Deux gardiens assuraient en permanence son secrétariat. Enfin grâce à Internet il avait désormais accès à une vision globale des performances chevalines mondiales.
Son bonheur à lui était d'autant plus complet que la prison regorgeait de proxénètes notoires, qui s'étaient tout de suite fait une joie et un devoir de lui régler sa commission en nature. "En sortant, Simone, disaient-ils à leurs petites protégées lorsqu'elles les visitaient, tu iras voir monsieur Edouard de ma part, je lui en dois pour trois bonnes heures. Et si tu veux faire des heures supplémentaires c'est vraiment pas un problème. T'attarde pas davantage, mon ange, c'est un garçon qui aime pas attendre."
Fernand, qui avait découvert en lisant Marcel Proust que l'argent, l'alcool et le sexe étaient certes indispensables à l'équilibre, mais ne suffisaient pas pour autant à faire un homme d'un homme, se désolait amèrement de la funeste évolution de son neveu. La prison de plus était devenue une gigantesque maison de jeux, pour ne pas dire un lupanar.
C'est pourquoi il mit bientôt en place, par souci de l'élévation morale des prisonniers, un ensemble d'activités culturelles de haut niveau. Des philosophes et des sociologues de renommée internationale vinrent donner des conférences ; des peintres et des sculpteurs très réputés exposèrent leurs œuvres ; d'admirables concerts de musique médiévale et contemporaine furent donnés ; enfin, Fernand créa de toutes pièces un espace de vision et de réflexion qui lui tenait tout particulièrement à cœur : Le Ciné-Club de la Centrale de Fresnes. Le Garde des Sceaux était fou de joie.
Il avait mis au point pour introduire des œuvres parfois difficiles une méthode très astucieuse. Six gardiens armés jusqu'aux dents interdisaient à quiconque de sortir ou de manifester la moindre désapprobation pendant la projection. Mais surtout il s'arrangeait toujours pour faire du film que les prisonniers allaient devoir subir une présentation particulièrement alléchante à défaut d'être parfaitement rigoureuse.
- "Mes chers amis vous allez voir ce soir Les Dames du bois de Boulogne, de Robert Bresson. Un film sur la prostitution d'une rigueur quasiment documentaire, oserai-je dire, ce qui ne l'empêche pas de comporter plusieurs scènes particulièrement torrides, à la limite de la pornographie, surtout vers la fin."
- "Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, a véritablement révolutionné le film policier. Je dois informer les âmes sensibles que la violence y est insoutenable. Jamais le gangstérisme de l'immédiate après-guerre n'a été mieux décrit que dans ce film."
- "Voici ce soir un des plus beaux westerns d'Ingmar Bergman, Le silence. Une succession époustouflante de pétarades, de fusillades et de cavalcades. Ah je précise que Le silence se regarde en silence. Le premier qui rote ou qui pète aura affaire à moi."
- "Alors là les enfants on peut dire que je vous gâte. India song, de Marguerite Duras. La comédie la plus désopilante depuis Le Cuirassé Potemkine. Hein ? Comment ? Sodomiser Marguerite ? Ecoute, Farid, Marguerite tu lui feras ce que tu voudras quand tu seras libéré, c'est pas mon affaire. Mais je te conseille quand même de lui demander poliment et de prévoir deux ou trois bouteilles de Bordeaux, pour la route."
- "Je suis vraiment désolé, les gars, pour ce soir j'avais demandé Le Gendarme de Saint-Tropez et à la dernière minute on m'a fourgué un film sri lankais sur la culture du thé au dix-neuvième siècle, vue essentiellement sous l'aspect de l'odieuse exploitation capitaliste britannique ; Lipton connection, que ça s'appelle, je crois. Une œuvre capitale, à ce qu'on m'a dit. Je me dois par contre de vous informer que le film vous sera projeté en version originale et non sous-titrée. Ceux d'entre vous qui comprennent le sri lankais auront qu'à traduire pour les autres."
- "La Passion de Jeanne d'Arc, de Carl Dreyer, va vous clouer à votre siège. Vous allez voir de quoi ces fumiers d'Anglais sont capables. Et je vous préviens aussi qu'il y a dans ce film plusieurs scènes de torture et de viol terriblement éprouvantes, mais tout de même et pas qu'un peu émoustillantes, il faut bien l'avouer. Les mensurations de l'actrice principale sont époustouflantes. Par contre je vais certainement pas vous raconter la fin, parce que ce serait trop criminel de vous gâcher le suspense."
- "J'ai vu L'Année dernière à Marienbad l'année dernière à Montreuil et j'en ris encore. C'est à un feu d'artifice de bons mots et de plaisanteries salaces que vous allez assister. Un film que les historiens considèrent à juste titre comme l'un des plus érotiques de toute l'histoire du cinéma, pas moins."
Et c'est ainsi qu'en quelques mois, pendant qu'Edouard menait doucement mais inexorablement le Pari Mutuel Urbain vers la faillite, Fernand devint le directeur de ciné-club le plus impopulaire de tous les temps, au point d'être victime de plusieurs tentatives de meurtre prémédité. Reconnaissant sportivement son échec il céda sa place à Farid, le détenu qui était amoureux de Marguerite Duras. La programmation devint un peu moins ambitieuse mais nettement plus distrayante : les films pornographiques alternaient désormais avec les films de karaté et de kung-fu. Il était permis de roter, de péter et bien pire encore.
Mais Fernand désormais s'en moquait, car il lisait maintenant avidement Shakespeare en version originale non sous-titrée.
-oOo-
Il n'empêche que le temps passait, que la liste des Bars des Amis non encore explorés s'amenuisait et que de Bernadette et de Bébert le homard il n'y avait toujours pas trace. Et arriva le jour tant redouté où Fernand rentra un soir à Fresnes et déclara avec une profonde amertume :
- "Mon neveu, j'ai passé la journée dans le mille deux cent trente-troisième et dernier Bar des Amis de la région parisienne sans apercevoir le moindre Désiré. Je dois me rendre à l'évidence : comme avec le ciné-club, j'ai échoué. Note quand même que je n'ai pas du tout le sentiment d'avoir perdu ma journée, puisque j'ai relu Albertine disparue avec une émotion intacte."
- "Comment, fit Edouard ? Albertine avait disparu ? Tout s'explique alors. C'est pour ça qu'elle a pas couru depuis trois mois. Une bête aussi prometteuse, si c'est pas malheureux."
- "Ne parlons plus d'Albertine, on se comprend mal. Ce que je veux dire, Edouard, c'est que rien ne justifie plus notre présence ici. On va rentrer dans le Morbihan vivre le reste de notre âge. Mais sois sans inquiétude. Ils ont beau là-bas être atrocement arriérés, ils savent très bien ce que c'est qu'un cheval qui court et à quoi ça sert."
Quelques jours s'écoulèrent en démarches administratives et financières. Edouard acheta comptant et sur photographie un manoir historique situé entre Kernanvoici et Kernanvoilat, vers lequel il fit déménager son coûteux mobilier de Fresnes, pour lequel deux camions s'avérèrent nécessaires. Les comptes bancaires furent transférés au Crédit Agricole de Kernangetéplut, dont le directeur, Bernard Kerlermite, séjourna dès qu'il eut appris la nouvelle trois jours et trois nuits sans discontinuer au Bigorneau Joyeux. Emile Kermerlant enfin fut informé qu'il devait sans perdre une seconde prendre toutes dispositions pour être désormais en liaison directe et permanente avec tous les champs de courses du territoire national, et pour qu'un bureau spacieux et confortable soit mis à la disposition d'Edouard, ainsi qu'une secrétaire jeune, avenante et disponible de préférence.
Les adieux à Fresnes furent déchirants mais chaleureux. Détenus et gardiens étaient désespérés de voir disparaître leur principale source de revenus, mais, en gens d'honneur, ne le montraient pas. Une émouvante cérémonie fut organisée, où le Muscadet et la prune offerts par Edouard et Fernand coulèrent à profusion, au point que la plupart des prisonniers furent hors d'état de regagner leur cellule, et leurs gardiens hors d'état de les y raccompagner.
On offrit en souvenir d'amitié à Edouard un bronze de Degas représentant un cheval au galop, spécialement volé pour lui, ainsi qu'une merveilleuse dernière soirée tous frais payés avec les cinq plus ravissantes jeunes protégées de la population carcérale. Fernand bien sûr ne fut pas oublié puisqu'il lui fut fait cadeau d'une très précieuse et saisissante anthologie du cinéma sri lankais, composée de quatorze cassettes vidéo de quatre heures, réunies dans un superbe coffret, et en version originale non sous-titrée.
Vint enfin l'instant bouleversant où la Safrane de Fernand sortit de prison, sous les acclamations unanimes des gardiens et des prisonniers. Edouard et son oncle étaient à l'arrière, et Farid conduisait. Car ce dernier, libéré pour bonne conduite quinze jours plus tôt, avait été immédiatement embauché par Fernand pour faire office de chauffeur. C'était un noble geste de réinsertion, par ailleurs fort pratique dans la mesure où Edouard n'avait jamais pris le temps de passer son permis de conduire, et où Fernand de son côté se trouvait rarement en situation d'être en dessous du taux légal d'alcoolémie au volant. A peine avaient-ils parcouru quelques centaines de mètres que Farid commença à faire l'intéressant.
- "Que je vous dise, monsieur Fernand, votre Marguerite, je me la suis faite pas plus tard qu'avant-hier, ma parole."
- "C'est pas Dieu possible, Farid, moche comme tu es ? Avec tes chicots pourris, ton haleine de poubelle et tes oreilles en chou-fleur ? Elle doit être devenue aveugle. Mais comment tu l'as trouvée ?"
- "Pas terrible, pour tout vous dire. Un peu feignante, si vous voyez. Mais vous savez, quand on sort de trois ans de placard, ma parole, faut pas être trop regardant, malgré tout. Cela dit attention, j'irai pas jusqu'à dire que j'ai été déçu. Un peu paresseuse, c'est sûr, mais pour le reste, un vrai hangar à sous-marins, ma parole. Des fois, je le jure, je sentais plus les bords. Ce que je peux dire, par contre, c'est que si elle est douée pour le cinéma comme pour les pipes, alors ses films ça doit être quelque chose."
- "Marguerite Duras un hangar à sous-marins ! Seigneur, pardonnez à la jeunesse. Tu comprends rien, imbécile. Je voulais dire, comment tu as trouvé son adresse ?"
- "Ah tout simplement alors, avec le minitel. Y'a pas écrit con sur mon front, ma parole. Par contre, monsieur Fernand, ce qui m'a étonné, c'est que je lui avais apporté trois bouteilles de Bordeaux comme vous m'aviez conseillé, et qu'elle m'a dit qu'elle buvait pas une goutte. J'ai été obligé de tout boire moi-même. Et puis ce que j'ai pas compris non plus, c'est comment elle trouve le temps pour faire du cinéma, ma parole, vu qu'elle est caissière chez Auchan."
- "Elle fait peut-être ça pour arrondir ses fins de mois. Elle a peut-être des difficultés fiscales. Ou alors elle s'immerge pour préparer son prochain roman. Mais tu es vraiment sûr que c'était la vraie Marguerite Duras que tu as rencontrée?"
- "Ben oui j'en suis sûr. Marguerite Durat, quoi merde, comme le rat."
- "Me voilà rassuré, fit sobrement Fernand. En tout cas on te rappelle, Farid, que si tu veux rester chauffeur il faudra absolument que tu te laves les dents six fois par jour et que tu t'asperges de déodorant, plus le shampooing et la douche matin et soir. Sinon tu es viré."
Pendant qu'ils parlaient Edouard avait consulté son ordinateur.
- "Moi je dirais pas que cette Marguerite c'est une affaire bien fameuse, fit-il avec une moue dédaigneuse. Elle a jamais fait mieux que huitième, un jour à Longchamp qu'il pleuvait. De toute façon, Vierge ascendant Bélier, ça donne rarement des bons résultats."
- "Alors là monsieur Edouard, rigola Farid, votre ordinateur il doit pas être très à jour. Parce que la Marguerite, vierge elle l'est plus depuis longtemps, ma parole. Mais pour les coups de bélier je suis bien d'accord avec vous. D'ailleurs, ma parole, j'ai toujours l'animal sur moi. Du bélier de compétition si vous voulez le voir. C'est pas pour rien qu'à Fresnes on m'appelait triple décimètre."
- "Farid, se fâcha Fernand, ça fait dix fois que tu nous proposes de nous le montrer, ton engin. On le sait, qu'elle ferait de l'ombre à l'obélisque de la place de la Concorde. Mais je te rappelle qu'on te paie pour conduire, pas pour exhiber ton menhir."
- "C'est vrai, c'est vrai, monsieur Fernand, pardonnez-moi, j'abuse. Et j'en profite pour dire, ma parole, que je vous suis sacrément reconnaissant de m'avoir embauché malgré mon passé judiciaire chargé et mon physique un peu spécial."
Farid avait entièrement raison sur les deux sujets. Abandonné dès sa naissance par ses parents, qui en l'apercevant s'étaient écriés unanimes : "Sortez-nous ça de la chambre, et vite !", il fut placé chez une famille de cultivateurs de la Creuse, qui le maltraitèrent tant et plus. Il eut dès lors tôt fait de gravir tous les échelons qui conduisent de la petite délinquance campagnarde au grand banditisme urbain. Débutant avec la sodomisation des canards, il termina dans le braquage des agences bancaires de banlieue. Mais hélas pour lui et heureusement pour l'ordre public, il n'était pas très difficile à identifier.
- "Il portait un masque, monsieur l'inspecteur, dans le genre de Frankenstein, mais plus affreux encore. Et particulièrement bien ajusté, ce masque, parce qu'en vérité, on n'en voyait pas les bords."
- "Ah ! Et dites-moi, auriez-vous par hasard remarqué s'il puait un peu de la bouche ? Refoulait du goulot, pour parler vulgairement ?"
- "Ah monsieur l'inspecteur l'expression est faible. Une infection totale ! Une pissotière d'avant la guerre ! Un égout à ciel ouvert ! Même que lorsqu'il s'est approché de mademoiselle Rose, mon employée favorite, et qu'il lui a crié comme ça : "Sors le pognon, salope, ou ma parole, je te sodomise !", l'odeur l'a faite s'évanouir, la pauvre. J'ai été obligé de passer la nuit à son chevet."
- "Parfait. Monsieur Lerapiât, soyez sans inquiétude, c'est l'affaire de deux trois jours pour qu'on mette la main dessus. Ah il faudra tout de même que vous disiez à votre mademoiselle Rose qu'elle devra se déplacer pour l'identification. Mais qu'elle se rassure, elle sera derrière une vitre sans tain et blindée, ce qui fait qu'elle ne sentira rien du tout. Vous ne serez même pas obligé d'y passer la nuit."
- "Je verrai. Avec mademoiselle Rose on n'est jamais trop prudent. C'est souvent, d'ailleurs, qu'elle me dit qu'elle ne sent rien, malgré mes efforts pour la mettre à l'aise."
Les particularités de Farid avaient donc pour triste conséquence que tel Fernand autrefois, il ne restait jamais très longtemps en liberté. Ce qu'il ignorait, cependant, c'est que c'était justement son physique un peu spécial qui avait incité Fernand et Edouard à l'embaucher. Ce dernier avait même fait jouer ses relations dans la magistrature turfiste pour lui obtenir une libération anticipée de huit ans. Le but astucieux de la manœuvre était que sa seule vue décourage immédiatement tout voleur de voiture potentiel ou tout gendarme par trop zélé.
- "Arrête-toi donc, Farid, devant le bistrot le plus proche. Je me taperais volontiers une ou deux bières, pour la route, dit soudainement Fernand. Et toi, hurla-t-il à l'adresse d'Edouard, si tu voulais bien rester cinq minutes sans taper sur ton ordinateur de merde, ça me ferait des vacances. Ah ça me tape sur les nerfs que c'est pas possible."
-oOo-
Le bar où les conduisit Farid ne donnait vraiment pas dans le luxe, et à cette heure matinale il n'y avait pas foule. La clientèle se limitait à deux Arabes et à un Noir, sagement occupés à jouer aux cartes. Le patron, Arabe lui aussi, arborait derrière son bar un air de terrible morosité. Fernand trouvait à sa bière un goût amer. Le goût de l'échec, précisément. Il avait passé plus de cinq ans à chercher Bernadette en vain. La réussite sociale où l'avait conduit le génie d'Edouard n'y changeait rien. Il n'était plus très sûr d'oser se représenter devant Maurice et Germaine.
- "Pour notre dernière journée à Paris, Farid, tu aurais bien pu nous trouver quelque chose de moins répugnant," fit-il pour faire passer sa mauvaise humeur.
- "Vous auriez préféré un bar sri lankais, monsieur Fernand, sûrement ?" le blagua gentiment Farid.
Il en était là de ses pensées mélancoliques lorsque soudain le joueur de cartes noir s'écria : "Sami, apporte-moi s'il te plaît un paquet de Marlboro rouges. Et pendant que tu y seras tu mettras une bière à Saïd et Abdul." Oh mais ça alors, se dit Fernand intéressé, si je me rappelle bien, c'est comme ça que s'appelaient deux des complices de ce Désiré d'enfer. Une seconde plus tard il faillit tomber à la renverse lorsqu'il entendit Sami répondre : "Voui voui, Désiré, ça arrive tout de suite, c'est pas de problème."
Il lui fallut plusieurs minutes avant d'être en état de dire un mot. Il regardait sa bière fixement devant lui avec la bouche grande ouverte. Puis il se ressaisit, avala sa Heineken d'un trait et dit entre ses dents à Farid : "Sans te commander, mon garçon, sors dehors une minute et reviens me dire comment il s'appelle, ce bistrot. Et tu en profiteras pour me dire ce que c'est comme marque, la voiture noire qui est garée juste devant. D'ici je vois pas."
- "Ça s'appelle le Bar de Sami, monsieur Fernand, dit Farid en revenant de son inspection. Entre nous je crois que c'est à cause que le patron s'appelle Sami. Comme ça ça fait le Bar de Sami, voyez ? Ma parole, y'a pas écrit con sur mon front. Mais pourquoi donc il vous intéresse ce bar ? Vous voulez l'acheter ?"
- "Ton intelligence est stupéfiante, Farid. Et la voiture ?"
- "La voiture c'est une super BM, monsieur Fernand. Et si ça vous fait plaisir que je la vole c'est pas de problème. C'est le modèle le plus facile, ma parole. J'en ai tiré des dizaines, du temps que j'étais délinquant."
- "C'est vraiment dommage que tu sois devenu honnête. Ils vont te regretter, à Fresnes. Bon, Edouard, dit-il à son neveu, lâche un peu tes calculs d'ordinateur, j'ai deux mots à te dire en particulier. Le moment est très grave."
- "Les jockeys se sont encore mis en grève ?" s'inquiéta le neveu.
- "Il y a, petit imbécile, que j'ai quasiment retrouvé ta sœur Bernadette."
- "Bernadette ? Mais ça va pas, mon oncle. Elle a jamais été perdue, Bernadette. Elle a encore fait troisième, à Chantilly, pas plus tard que la semaine dernière."
- "Très bien, dit Fernand, il vaut sans doute mieux que je m'occupe de tout moi-même. A l'occasion tu demanderas à ton ordinateur c'est quoi son signe astrologique, à Bernadette. Je crois me souvenir qu'elle était Vierge mais j'en suis plus trop bien certain."
Fernand avec une lenteur soigneusement calculée s'approcha de la table des joueurs de cartes et resta immobile comme la pierre jusqu'à ce que le regard de l'homme noir se fixe dans le sien. Il eut alors le sentiment étonné d'une sorte de ressemblance mutuelle, à la couleur de peau près. La ressemblance de ceux pour qui la vie n'a pas toujours été facile.
En effet, fils de famille nombreuse, élevé à Belleville où son père exerçait à domicile la noble profession de marabout, Désiré avait appris très tôt les joies et les rigueurs du pavé parisien. Son enfance avait été baignée par les récits épiques de son grand-père Mamadou, autrefois tirailleur sénégalais pendant la première guerre mondiale. Pendant que le père expliquait à la clientèle médusée comment il allait faire croître et se multiplier ses billets de dix mille francs anciens, les douze petits-enfants avaient coutume de se mettre en cercle autour de Mamadou et l'écoutaient religieusement raconter comment le lieutenant Hyacinthe de Morauboche, frais émoulu de Saint-Cyr, au plus fort de la bataille de Verdun, trois fois par jour leur disait : "Allez-y les enfants, foncez tout droit et étripez-les tous, ces maudits Teutons. Moi je reste derrière pour mieux vous couvrir."
Mamadou, lui, avait pris l'habitude de foncer vers le trou d'obus le plus proche et de n'en ressortir qu'une fois certain que les hostilités étaient terminées. Et lorsqu'il découvrit qu'il était avec le lieutenant le seul survivant de la compagnie il s'arrangea, par un coup de baïonnette discret et bien placé, pour que Hyacinthe n'ait désormais plus besoin de le couvrir.
Désiré en avait retenu que dans la vie on a toujours intérêt à n'avoir personne derrière soi et à ne jamais foncer. Délinquant dès l'âge de onze ans, bien avant sa majorité il avait déjà désespéré plusieurs commissariats.
- "Ah, malédiction, encore lui ! Maurice cette fois c'est toi qui t'y colles, moi il me déprime trop. Ça va être quoi, aujourd'hui ? Cambriolage ? Voies de fait ? Insultes à agent ? Il est extraordinaire ce garçon, il ment comme il respire. Même quand on l'attrape en flagrant délit il dit qu'il était pas là. Et tu vas voir en plus que son père va pas tarder à rappliquer."
- "Libérez cet enfant immédiatement, tonitruait en effet ce dernier, ou je vous fais la magie, que le mauvais sort va s'acharner prochainement sur vos vilaines têtes blanches."
- "Calmez-vous monsieur Aristide, on va vous le rendre sans tarder. Mais décemment on pouvait pas le laisser incendier toutes les voitures du commissariat sans rien lui dire."
Fernand en quelques secondes avait compris le parcours de Désiré. Il n'en déclara pas moins avec solennité :
- "Tu t'es trop longtemps fait désirer, Désiré. N'empêche que j'ai fini par te trouver. Parle, je suis sans arme."
- "C'est pas comme nous, répondit Désiré. J'ai sur moi-même une boîte de cure-dents, Saïd une lime à ongles et Abdul un tournevis cruciforme." Puis, tel Stanley rencontrant Livingstone : "Monsieur Fernand, je présume ?"
- "C'est moi-même. J'ai passé cinq ans à te chercher et maintenant je te tiens. Tu vas me dire où sont Bernadette ma fille et Bébert le homard ou je fais un malheur."
- "Je te le dirai, Fernand, mais t'énerve pas, rien ne presse. Je savais par des amis de Fresnes que tu me cherchais, mais j'imaginais pas qu'un jour tu me trouverais. Comment as-tu réussi ?"
- "Un Kerbulot n'abandonne jamais. C'est seulement dommage que Germaine ait mal compris."
- "C'est bien, alors je vais tout te raconter sur ma fille, Fernand. Assieds-toi pendant que Saïd et Abdul vont aller au cinéma. Hein, les gars, que vous allez au cinéma sans perdre une minute ? Vous attendrez que ça ouvre, c'est pas grave. Sami, deux bières, je te prie."
- "Pour moi, les bières, dit Fernand. Par contre je t'avertis que si je t'entends encore une fois prétendre que Bernadette est ta fille, je te cloue au mur."
- "Il y a un peu plus de vingt ans, commença Désiré, je suis désolé si ça te contrarie, j'ai rencontré une jeune fille charmante qui chantait dans un cabaret autour de la Place Blanche. Elle s'appelait Lola Davidson. Sans vouloir t'offenser, entre nous ce fut le coup de foudre. Malheureusement elle vivait alors plus ou moins avec une espèce de Breton inculte, jaloux et mal embouché, dont elle avait une peur bleue. Ce qui fait que nos amours durent rester clandestines, au moins jusqu'à ce que Dieu merci on mette le forcené en prison."
- "Tu sais ce qu'il te dit, Bamboula, le forcené inculte, jaloux et mal embouché ?" hurla Fernand.
- "Les mots ont peut-être dépassé ma pensée, poursuivit Désiré. Toujours est-il que voilà-t-il pas que le Breton était à peine à l'ombre que Lola, ou Henriette si tu préfères, se retrouva enceinte. Il y a, Désiré, une chance sur deux que ce soit toi, qu'elle me disait. J'ai aucune confiance dans l'autre abruti, alors promets-moi que tu t'en occuperas, de cet enfant de l'amour."
- "L'abruti est éperdu de reconnaissance, fit Fernand en se maîtrisant difficilement. Continue, je t'en prie humblement."
- "C'est donc bien comme ça que ça aurait dû se passer, mais le problème c'est que sur ces entrefaites j'ai été victime d'une tragique erreur judiciaire. Quinze ans, tu te rends compte, que j'ai passés à Melun injustement, pour soi-disant avoir braqué le Crédit Agricole de Gennevilliers. Alors que je savais même pas où c'était."
- "Et qu'est-ce qui leur a fait croire aux flics que c'était toi, si j'ose me permettre une question aussi stupide ?"
- "Le numéro de la voiture, la télévision intérieure, les empreintes digitales, des témoins malveillants, est-ce que je sais ? Je t'apprendrai pas à quel point les flics et les témoins sont racistes. Alors que l'argent a seulement jamais été retrouvé. Enfin bref, j'ai su quand même par Henriette, juste avant qu'elle parte travailler au Maroc, qu'elle avait confié la petite à des genres de cousins, une famille de bouseux bretons consternants. Même qu'elle m'a dit que cette gamine c'était mon portrait tout craché. Et ça fait qu'aussitôt sorti de Melun je me suis précipité avec quelques amis dans ton trou du cul du monde pour récupérer ma fille bien-aimée. Tu as tout compris ou faut que je recommence ?"
- "Le bouseux a très bien compris, merci. Il remarque seulement que la ressemblance de Bernadette avec toi est pas du tout frappante. Surtout au niveau de la couleur de peau. Et maintenant le cul-terreux voudrait bien aussi savoir où elle est, la petite fille."
- "Quand tu l'auras vue, Fernand, tu risques peut-être de plus tellement lui trouver des airs de petite fille. Je te propose de plus nous chipoter davantage pour savoir qui est son père, à Bernadette. Henriette était une nature généreuse, si tu te rappelles. Qu'est-ce que tu dirais si en signe de réconciliation je t'invitais dans un restaurant de fruits de mer ? Pendant ce temps-là Sami fera un couscous à l'informaticien et au voleur de voitures."
- "Voui voui, c'est pas de problème. Royal qu'il va être, le couscous. J'épluche les patates de ce pas", fit Sami en fonçant à bride abattue vers la cuisine."
-oOo-
Le Homard d'Omar était un restaurant de fruits de mer des plus populaires au sein de la communauté maghrébine du l'arrondissement. C'est monsieur Omar lui-même, le directeur, plié en deux, qui vint ouvrir la porte à Désiré et à Fernand et les installa à la meilleure table.
- "Salamalekoum Désiré, mon bien cher frère. Quel immense bonheur de te voir. Monsieur, dit-il obséquieusement à Fernand, votre présence suffit à illuminer ma modeste demeure. Les amis de Désiré sont les amis d'Omar. Soyez ici comme chez vous. Je vais m'employer dans la mesure de mes misérables moyens à satisfaire votre moindre désir."
Le restaurant d'Omar était une incroyable débauche de luxes en tous genres. Tapis d'Orient, riche décoration islamique, mosaïques byzantines, musique arabe langoureuse, tout était conçu pour que le visiteur étranger se sente en effet ici comme chez lui. Fernand quant à lui se perdit immédiatement dans la contemplation d'un gigantesque aquarium planté en plein milieu de la salle à manger.
- "Mais qu'est-ce que c'est que ce bestiau? fit-il ébahi. J'ai jamais vu un homard pareil. C'est un monstre, ou alors une espèce trafiquée. J'en crois pas mes yeux. Il fait au moins cinq kilos. Il est pas dangereux, au moins, j'espère ?"
- "Ben voyons, Fernand, tu le reconnais donc pas ? C'est ton Bébert du Morbihan. Je l'ai mis en pension chez Omar parce qu'au bout de quelques mois je savais plus comment le nourrir. C'est incroyable ce que ça mange, à cet âge-là. Alors ici c'est lui qui finit les assiettes et tout le monde est content."
- "Vous avez choisi, mes chers amis ?" demanda Omar tout sourire.
- "Fernand, sans vouloir t'influencer, je te recommande le plateau, fit Désiré. Il est unique en son genre."
- "Deux, alors, avec pas trop de mayonnaise si possible. Je la digère pas très bien."
- "Entre nous, Désiré, demanda Fernand pendant qu'ils patientaient en buvant tranquillement leur troisième anisette, tu crois vraiment qu'avec ton allure africaine tu peux être le père de Bernadette ?"
- "Et qu'est-ce qu'elle prouve mon allure africaine, hein ? s'emporta soudain Désiré. Et le père de Michael Jackson, il est pas noir, sans doute ?"
Cinq minutes plus tard ce fut au tour de Fernand de s'emporter violemment, lorsqu'arriva le plateau.
- "Mais qu'est-ce que c'est que ça ? hurla-t-il. Y'a pas d'huîtres, et des langoustines encore moins. Et pourquoi c'est faire cette pastèque ridicule au milieu ?"
- "C'est le célèbre plateau de fruits d'Omar, dit fièrement ce dernier. Des dattes, des figues, des merguez, des raisins de Corinthe et des pois chiches à profusion, avec des feuilles de menthe et un peu d'harissa pour donner du parfum. Sans me vanter, vous allez vous régaler."
Fernand, soucieux de ne pas indisposer Désiré avant d'avoir retrouvé Bernadette, se régala en silence. Mais son impatience était telle qu'il demanda l'addition avant même d'avoir fini la bouteille d'alcool de figue.
- "Tu es mon invité, dit Désiré. Surtout qu'en tant que propriétaire, pour moi ici c'est toujours gratuit. C'est qu'autrefois j'ai beaucoup investi dans la restauration, avec l'aide du Crédit Agricole de Gennevilliers. Pas que la restauration, d'ailleurs. Je possède aussi une poissonnerie sur la place Blanche. J'aimerais bien te la faire visiter."
- "Je m'en fous de ta poissonnerie, grogna Fernand. J'en ai déjà vu. Moi ce qui m'intéresse c'est Bernadette."
- "L'un n'empêche pas l'autre. Par contre on va peut-être prendre un taxi, à cause de tous ces inconscients qui conduisent en état d'ivresse."
La Morue de la Place Blanche de fait avait fière allure. Fernand se sentit vaguement surpris et nostalgique, jusqu'à ce qu'il se rappelle pourquoi.
- "Il me semble qu'il y avait là un restaurant de fruits de mer, quand j'étais plus jeune."
- "Le Goéland de la Place Blanche, parfaitement. Je l'ai racheté pour une poignée de cerises après qu'il ait fait faillite à cause d'un écailler breton complètement hystérique. Allez, perdons pas notre temps, viens que je te présente aux gérants."
- "Il est en face de toi l'écailler breton hystérique, hurla Fernand. Et si tu continues à lui parler sur ce ton, il va devenir, espèce de marabout, hystérique au point de te mettre sa main sur ta vilaine gueule africaine."
Fernand en entrant dans le magasin fut saisi. Le poissonnier en vérité était un jeune homme beau comme une divinité grecque. Et quant à la poissonnerie elle était presque aussi belle que Le Hareng du Morbihan.
- "Déchiré, quel bonheur de te voir. Et bonchour monchieur."
- "Nono, je te présente Fernand, mon meilleur ami. Fernand, je te présente Innocento Dostodossantos, mon associé."
- "En un cheul mot. Mais je vous en priche, appelez-moiche Nono."
- "Il parle un français impeccable, dit Fernand sans ironie aucune. Pas la moindre trace d'accent."
- "Ma biche, cria Nono à travers la boutique, viens vite voir qui nous rend vichite."
Apparut alors une jeune fille d'une beauté également surnaturelle, aux formes très épanouies, une huître dans une main et un couteau dans l'autre.
- "Bonjour mon oncle, fit-elle à l'adresse de Désiré, son visage s'éclairant d'un sourire adorable. Bonjour monsieur." Puis, scrutant Fernand plus attentivement : "Oh mais mon Dieu, j'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part."
- "Oui Bernadette, dit Fernand la gorge nouée, je suis ton oncle Fernand, qui te cherche depuis plus de cinq ans. Enfin je dis ton oncle comme je pourrais dire autre chose", ajouta-t-il en regardant Désiré en coin.
- "Quel bonheur imprévuche, s'exclama Nono. Bernadette me parlait chi chouvent de vouche. Je vais préparer une bonne brandade de moruche pour fêter l'événemenche."
- "Je remarque, dit Fernand d'un air profondément satisfait, qu'elle t'appelle pas papa."
- "C'est volontaire de ma part. C'est rapport, dit Désiré doucement, à mon erreur judiciaire. C'est difficile, pour un enfant, de se savoir la fille d'un repris de justice, même s'il est totalement innocent. J'en connais d'ailleurs certains qui seraient dans le même dilemme. Et des nettement moins innocents, en plus."
- "Ah tais-toi. Je suis ici pour te ramener à la maison, Bernadette", dit gravement Fernand.
- "Là ou Bernadette va je vais auchi, dit Nono joyeusement. Laichez-moi finir de préparer ma brandade de moruche et ch'arrive."
- "Et les poissons, ils vont se vendre tout seuls ? protesta Désiré avec véhémence. Et je deviens quoi, moi, sans ma nièce ? Hein ? Note, Fernand, que je dis ma nièce uniquement pour t'être agréable. Non, Bernadette reste avec moi. Elle a plus rien à faire chez les bouseux. Faudra me passer sur le corps, parfaitement."
Fernand se mit alors à réfléchir intensément pendant plusieurs minutes. Faudrait-il employer la force brutale pour ramener Bernadette dans le Morbihan ? Allait-il devoir se livrer à un corps à corps sans merci avec cet homme de couleur qui, tous comptes faits, ne lui était pas si antipathique ? Et s'il triomphait, aurait-il le cœur de séparer Bernadette de ce beau jeune homme au français si pur ? Et si jamais il perdait, est-ce qu'il aurait l'air très malin ?
- "Qu'est-ce que vous diriez, tous les trois, dit-il enfin, de venir passer quelques jours chez les bouseux du Morbihan ? On pourrait même emmener, Désiré, tes copains les Arabes, ça leur ferait du grand air."
- "C'est pas vraiment de refus, dit Désiré soudain détendu. Et Bébert, on l'emmènerait aussi ?"
- "Naturellement, dit Fernand, à condition qu'il tienne dans le coffre. Faudra quand même qu'il ait ses aises et qu'il crève pas en route, le pauvre."
-oOo-
Ce n'était pas tous les jours qu'une Safrane, une Mercédès et une BMW se garaient de concert devant le Bigorneau Joyeux. Au point que Léon et Abel se réveillèrent en sursaut et qu'Armand en renversa son calvados sur les Mémoires de Duguay-Trouin. Farid était chargé, sous une pluie battante, de la surveillance du parc automobile.
- "Le premier bouseux qui s'approche, comme dit monsieur Fernand, ma parole, je le sodomise."
- "Fernand ! s'étrangla Emile. Ah ça nom de Dieu quel bonheur de te revoir après si longtemps. Mais bon sang qu'est-ce que c'est que tout ce monde avec toi ? Ils sont pas de la commune, ces gens-là. Des Parisiens, sans doute ? Messieurs dames, soyez les bienvenus sur notre belle terre bretonne et ensoleillée. Mais attends voir, Fernand, lui, là, avec la peau foncée, j'ai l'impression de l'avoir déjà vu quelque part."
- "Ici même, il y a bien des années, fit Désiré avec un grand sourire. Mais je me souviens encore de votre poire comme si c'était hier. Et voici mes amis Saïd, Abdul et Sami. Content de vous revoir, monsieur Emile."
- "Comment ? fit Léon en bondissant de son siège. Ah mais cette fois ça y est. C'est vous alors qui avez pillé ma cave ? Vous vous êtes enfin décidés à vous rendre ? Abel, bon sang, passe moi les menottes et direct à la gendarmerie pour des interrogatoires poussés." Puis, sautant à la gorge de Désiré : "Tu vas me la rendre, ma mirabelle, hein, saloperie, ou je m'en vais te la faire sortir par les yeux que ça va pas traîner."
- "Du calme, Léon, du calme, intervint Fernand. Monsieur Désiré consent à te dédommager de manière conséquente. On a vingt-cinq litres d'alcool de figue dans le coffre, rien que pour toi et Abel."
- "En ce cas la gendarmerie magnanime consentira peut-être à passer l'éponge, se radoucit Léon. Mais nom de Dieu Abel, qu'est-ce qui te prend de me mettre ces foutues menottes ? Enlève moi ça tout de suite. Tu as bu ou quoi ?"
- "Ben chef, faudrait savoir à la fin ce que vous voulez. Un coup vous me dites de vous passer les menottes, un coup vous me dites de vous les enlever ? Comment que je m'y retrouve, moi ?"
- "Dis donc Fernand, fit Emile avec douceur, la jeune fille belle comme un coucher de soleil, ça serait pas...?"
- "Si, dit Fernand, c'est elle. C'est Bernadette. La fierté et l'honneur des Kerbulot. Et le beau jeune homme, c'est son fiancé."
- "Bonchour monchieur Emile. Che chuis Innochento Dochetodochantos, en un cheul mot. Mais tout le monde m'appelle Nono."
- "Ch'est épatanche, fit Intelletuelo Da Silva, en deux mots, entrepreneur local en carrelage et en maçonnerie, ravi. Che comprends tout che qu'il diche, che garchon."
- "C'est ton père, Bernadette, fit Emile en larmes, qui va être heureux de te revoir après tout ce temps. Il me parlait encore de toi pas plus tard qu'hier."
- "Ne me dis pas, Fernand, murmura Désiré entre ses dents, que ça va lui en faire trois, de pères ?"
- "Tu voudrais quand même pas qu'on fasse de la peine à mon frère, si ? Parce que si oui, je te confie à Abel pendant une semaine."
- "Emile, dit Edouard avec une impatience non dissimulée, sans vous déranger, vous pouvez enregistrer, pour les courses de cet après-midi ? Il est tout juste temps."
- "Mais qui c'est, lui ? Oh sapristi ! Ne me dis pas, Fernand, que c'est ton neveu, celui qui était supposé faire l'Ecole Normale Supérieure et qui a préféré se mettre à gagner aux courses ?"
- "Tu as raison Emile, il était supposé. A ce sujet d'ailleurs, est-ce que tu lui as trouvé une secrétaire comme il faut ?"
- "Ah tout à fait, et je me suis donné du mal, absolument. Je crois qu'il va être content, ton neveu, parce que comme secrétaire on peut vraiment pas trouver plus compétent. Tiens toi bien, Fernand, c'est cette bonne mademoiselle Adèle."
- "Adèle Kerencornet ? Mais bon Dieu, c'était mon institutrice. Elle doit avoir au moins cent ans. Emile, je t'avais dit jeune, nom de Dieu."
- "Je signale, dit Edouard maussade, que j'ai besoin pour travailler de certaines formes de stimulants d'ordre physique. C'est pas avec une centenaire que ça pourra marcher."
- "Je sais bien, s'excusa Emile, qu'Adèle c'est pas une jouvencelle, mais c'est ma faute si des jeunes ici il y en a plus ? A présent ils s'en vont tous faire leur chômage à la ville, sous prétexte que c'est plus distrayant. A part les sapeurs pompiers de Léon on a quasiment plus rien en dessous de soixante ans."
- "C'est tout à fait vrai, intervint Léon. A part le fils d'Abel, on arrête plus jamais de jeunes."
- "Moi, dit fièrement Abel, l'autre soir j'ai quand même réussi à arrêter un ivrogne qui faisait du scandale sur la voie publique. Et hélas c'est seulement le lendemain matin que j'ai reconnu monsieur Léon que voici. Même qu'il m'a fait repeindre la gendarmerie, pour me remercier."
- "A propos, Emile, remarqua encore Fernand, je vois pas non plus les machines que je t'avais demandé d'installer, pour les courses."
- "Ah mais c'est que c'est trop de tracas, à mon âge, vois-tu. Ces sacrés engins électroniques j'y comprends rien. Et surtout j'ai pas de personnel. Comment que je ferais donc pour m'occuper de tout ça ?"
- "Tu es peut-être bien dans le vrai, c'est des choses qui sont plus de ton âge. Il faudrait confier ça à des professionnels avertis. Emile, laisse-moi te faire une proposition. Figure-toi que Saïd, Abdul et Sami que tu vois là sont justement disponibles, compétents et tout prêts à te venir en aide. Tu auras plus aucun souci à te faire, ils vont s'occuper absolument de tout."
- "Mais, gémit Emile, c'est des Arabes."
- "Stop, tonna Léon, Emile je t'arrête ! Et je te rappelle que les propos racistes sont interdits par la loi et sévèrement sanctionnables en tant que tels. Si tu ne cesses pas immédiatement tes répugnants discours xénophobes tu pourrais bien, malgré l'amitié que je te porte, te retrouver avec un procès verbal au cul. Mais nom de Dieu, Abel, qu'est-ce qui te prend encore ? Personne t'a dit de mettre les menottes à ce pauvre Emile."
- "Ben chef, voilà que ça recommence ? Vous venez à l'instant de dire que vous l'arrêtiez, Emile. Ah bon sang, ça devient trop insupportable pour moi, la gendarmerie. Je vais démissionner de ce pas et aller fumer du haschich avec mon pauvre fils."
- "Alors ça, monsieur Abel, intervint Abdul aimablement, si vous aimez le haschich vous pouvez dire que vous êtes bien tombé. On en a deux kilos dans le coffre, à des prix très avantageux. Du premier choix."
- "Je vois, monsieur Emile, fit Saïd, qu'il y a beaucoup de place perdue, dans votre bar. Je me demande si on pourrait pas y installer quelques machines à sous, sans vous déranger. Naturellement une commission conséquente vous serait versée. Et puis dites, est-ce que par hasard vous auriez un peu d'espace au premier étage ?"
- "C'est-à-dire que c'est l'appartement de ma mère, fit Emile méfiant. Et pourquoi donc ?"
- "Ah ! Ben dites donc elle doit pas être jeune, madame votre mère ? Vous pensez pas qu'elle serait mieux à l'hospice ? Parce que ça serait vraiment pratique, là-haut, pour installer la roulette et les tables de poker. Il va de soi, monsieur Emile, qu'en tant que propriétaire des lieux, vous toucheriez un confortable pourcentage."
Emile le regarda fixement pendant plusieurs minutes, puis il s'empara sans rien dire de la bouteille de poire, servit toute l'assistance et lui-même et resta un grand moment plongé dans des abîmes de réflexion.
- "Vous là-bas, dit-il enfin à Sami, venez donc de ce côté du bar et servez-moi une autre poire, pendant que moi je passe de l'autre côté. Voici mon tablier et ma casquette. Ils sont à vous. J'ai comme l'impression que je vais être en vacances pour un moment. Ah c'est maman qui va être contente !"
- "Monsieur Emile, je suis ravi, voui voui. Votre maman, à l'hospice je lui ferai porter du couscous tous les jours, c'est pas de problème", s'écria Sami radieux.
-oOo-
Le Hareng du Morbihan était calme et tel qu'en lui-même. Fernand en y pénétrant, suivi de Désiré, de Bernadette, de Nono, d'Edouard et de Farid, qui continuait quand même du coin de l'œil à surveiller discrètement les voitures, remarqua seulement quatre enfants en bas âge, assis par terre près de la caisse et occupés à jouer aux cartes. Un détail l'intrigua cependant, c'est qu'ils avaient des billets de cent francs nouveaux plein les mains. Saïd, Abdul et Sami, quant à eux, étaient restés au Bigorneau Joyeux pour entreprendre sans perdre un instant la modernisation de l'établissement.
Maurice avec son intuition habituelle reconnut immédiatement une bande de touristes parisiens.
- "Venez voir mon maquereau comme il est costaud, ma lotte comme elle est rigolote, mon hareng comme il est marrant, mon merlan comme il est violent, et ma palourde comme elle est lourde."
- "Oui mais la moruche che chuis pas chûr qu'elle choit très fraiche," dit Nono qui avait immédiatement mis le nez dessus.
- "Nono, voyons, tu offenses mon oncle," dit doucement Bernadette.
Maurice se pétrifia. Il connaissait cette voix. Et ce visage aussi lui était familier. Nom de Dieu, c'était pas possible. Il se mit à trembler et à bégayer.
- "Mais, mais, vous êtes... ? Tu es... ? Bernadette... ? Et Fernand ? Et Edouard ? C'est pas vrai. J'y crois pas. C'est le plus beau jour de ma vie. Germaine, bon sang de bois, viens voir qui est là."
Germaine elle aussi resta sans voix. Elle eut tout juste le temps de bredouiller, avant de s'évanouir : "Je vous reconnais bien, moi, monsieur Désiré. Comment aurais-je pu vous oublier ? Je m'en souviens comme si c'était hier."
- "Et c'est pas tout, dit Fernand lui aussi tout ému. Farid, va vite chercher le monstre dans la voiture."
- "Bébert ! fit Maurice qui fondit en larmes en le voyant. Je croyais que jamais il reviendrait. Par contre il a un peu grossi, non ? Mais dites donc, monsieur, vous aussi votre figure m'est familière. C'est pas vous par hasard qui m'auriez assommé avec la bonbonne de prune, autrefois ?"
- "C'est moi, Monsieur Maurice, dit Désiré en pleurant lui aussi, pardonnez-moi, c'était sous le coup de l'émotion."
- "Emotion ou pas, c'était pas une raison pour partir avec. Enfin, un jour comme celui-ci, on va tout de même pas se fâcher. Mais mon Dieu, quand j'y repense, quelle tragédie, quelle horreur !"
- "On me demande ?" s'écria Denise, jaillissant de l'arrière-boutique.
Farid à l'instant où il vit Denise, oubliant les voitures et les bouseux, se liquéfia littéralement. Il la regardait bouche bée, incapable de remuer quoi que ce soit. "Monsieur Fernand, je vous en prie, qui est cette jeune fille ravissante ?" articula-t-il à grand peine.
- "C'est Bernadette, imbécile. Me dis pas que tu la reconnais déjà plus."
- "Mais non, l'autre", fit Farid dans un souffle.
- "Je sais pas de quoi tu parles, fit Fernand. Oh Seigneur, se ravisa-t-il, c'est pas possible, c'est un miracle. C'est, heu, à vrai dire, ma nièce, heu, Marguerite, qu'elle s'appelle justement. Denise, fit-il à voix basse, dorénavant tu t'appelles Marguerite et tu cherches pas à comprendre."
- "Mademoiselle Marguerite, s'exclama Farid, vous rencontrer me comble de joie. J'ai connu autrefois une autre Marguerite qui vous ressemblait vaguement, mais je dois vous dire qu'elle n'avait certainement pas votre insigne beauté ni votre esprit distingué. Quant à moi je m'appelle Farid et suis issu d'une noble famille marocaine. J'ai effectué avec assiduité des études supérieures, qui m'ont permis d'accéder à la fonction prestigieuse de chauffeur de maître. Mon rêve à présent serait de fonder une famille avec une jeune fille qui, je l'avoue sans plus de détours, vous ressemblerait. Marguerite, je vous en supplie, aimons-nous."
- "Pas si vite, monsieur Farid, fit Denise toute rougissante, je vous en prie. Je ne suis certes pas insensible à votre charme ni à votre discours, mais laissez-moi d'abord reprendre mes esprits."
- "C'est dans la poche, monsieur Fernand, dit tout bas Farid. Dans dix minutes, ma parole, je la..."
- "Non ! hurla Fernand ! Pas ici ! Tu attendras bien jusqu'à ce soir, espèce d'obsédé ! Et je te signale que pour avoir des enfants c'est pas comme ça qu'on s'y prend. Parlons plutôt d'autre chose, tu m'énerves."
- "Oui, alors dis-moi, fit Maurice à voix basse, où tu as bien pu aller pêcher une atrocité pareille ?
- "Comme disait justement Martin Luther King, murmura Fernand davantage pour lui-même que pour son frère, j'ai fait un rêve."
- "Tes copains boxeurs ils peuvent bien dire ce qu'ils veulent, poursuivit Maurice, faudra quand même s'assurer au préalable qu'il est pas de la famille du docteur Levomy. Parce que les mariages consanguins, dans le Morbihan, c'est pas bon du tout."
- "Son nom de famille c'est Lerendu. Et puis même, tu crois que ce serait si grave ? Les enfants pourront pas être pire que les parents. En tout cas je te garantis que Denise sera très contente. On le surnomme, ce garçon, triple décimètre."
- "Oh sapristi Fernand, tu es sûr de ce que tu avances ? Tu l'as vue ? Parce que si c'est vrai, alors pas un mot à Germaine. J'ai pas envie du tout, moi, d'être le père d'une deuxième Denise."
- "Sois tranquille. Mais dis-moi, Maurice, les gamins, là, il semblerait que tu te sois lancé dans les colonies de vacances, à présent ? Et dans le social, en plus ? Trois Arabes et un Noir, je te félicite. Mais tu trouves pas des fois qu'ils sont un peu jeunes, pour jouer au poker ?"
- "M'en parle pas, je joue plus avec eux, ils me ruinent. Cela dit je te signale si tu veux tout savoir que ce sont mes enfants à moi. Parce que quelques mois après ton deuxième départ Germaine m'a fait la surprise et la joie de mettre au monde des quadruplés."
- "Ah ça alors c'est pas banal, Maurice, je te félicite chaleureusement. Et comment s'appellent-ils, ces adorables bambins ?"
- "Fernand, Fernand, Fernand et Fernand."
- "Maurice, tu es sûr que tu te sens bien ? Je viens de te demander comment ils s'appellent."
- "Et moi je viens de te répondre. On a pensé, Germaine et moi, que ça te ferait plaisir, surtout que tu y es un peu pour quelque chose."
- "Je suis fou de joie, absolument, déclara Fernand sur un ton qui ne le montrait guère.
- "Et le charmant jeune homme qui trouve ma morue pas très fraîche, continua Maurice, c'est qui ?"
- "C'est Nono, le fiancé de Bernadette ma fille, firent fièrement et en chœur Fernand et Désiré. C'est un grand poissonnier de Paris."
- "Votre fille ? Et moi je suis pas son père, sans doute ? Peut-être bien un peu plus que vous croyez, vous autres, se révolta Maurice. Parce que moi Henriette, je profite pour vous le dire que Germaine est évanouie, vu qu'elle est jalouse comme une tigresse, Henriette, je disais, je l'ai un peu connue, quand elle revenait de Paris des fois pour le week-end. L'homme de sa vie, qu'elle me disait que j'étais."
- "Maurice, j'ai tout entendu, fit Germaine en se redressant brusquement. Ainsi donc j'apprends que je suis une épouse bafouée. Maurice tu me le paieras. Ah tu vas apprendre ce que c'est que l'amour libre et pas plus tard que dans pas longtemps, n'est-ce pas monsieur Désiré ?"
- "Monchieur Mauriche, fit Nono dans l'espoir de détendre l'atmosphère, chi vous voulez des concheils pour que la moruche choit plus fraîche, je me ferai un plaichir."
- "Ah mais comment donc, mon garçon. J'ai justement besoin d'un commis. On peut rien refuser au fiancé de Bernadette."
- "Maurice, dit doucement Fernand, c'est plutôt lui qui va avoir besoin d'un commis. Parce qu'avec les sous qu'Edouard et moi on a au Crédit Agricole, toi et moi on va pouvoir prendre rapidement notre retraite. J'espère, Désiré, que le Crédit Agricole va cependant pas te donner des idées saugrenues."
- "Pas de danger, rigola ce dernier. Avec ce que j'ai à Paris et ce que va me rapporter Le Bigorneau Joyeux, c'est comme si j'y étais déjà, moi, en retraite."
-oOo-
Edouard avait sans tarder emménagé dans son spacieux manoir mais s'y ennuyait à mourir. Le manque de stimulations physiques auxquelles Fresnes l'avait habitué lui rendait la vie insupportable. Il avait beau se forcer à prendre des douches froides et s'obliger à regarder des émissions de variétés à la télévision, rien ne parvenait à enrayer sa mélancolie. A la consternation générale il en vint même à négliger les activités qui naguère avaient fait la fortune de la famille. Le Pari Mutuel Urbain du coup ne se sentait plus de joie.
- "Monsieur le président, excellente nouvelle. Le Kerbulot, dirait-on, a cessé de jouer aux courses et de nous ruiner systématiquement."
- "Alors nous voilà en effet sauvés. Mais avouez que nous sommes assurément passés très près du désastre. Dieu merci le cauchemar est donc terminé. Assurez-vous quand même qu'il n'est pas malade ou mort."
Edouard n'en avait cure. Il était même au bord de se remettre à la philosophie. D'autant que Germaine, au Hareng du Morbihan, avait pieusement conservé en l'état sa précieuse bibliothèque. "Edouard, disait-elle, ils sont comme neufs. En cinq ans je te jure qu'on en a pas ouvert un seul, de tes livres."
Mais Fernand, lui, commençait à trouver la situation préoccupante, d'autant que Le Bigorneau Joyeux, malgré les efforts de Sami et de ses amis, ne suffisait pas à rendre la vie nocturne de Kernangetéplut suffisamment attrayante à son goût.
- "Edouard, bon sang, des jeunes filles, dans le pays, il y en a encore quelques-unes. Je peux t'arranger ça facilement."
- "Mon oncle, je suis un professionnel. Je ne veux traiter qu'avec des professionnelles et je n'en démordrai pas."
Fernand décida donc de prendre l'affaire en main sans tergiverser davantage. D'abord et avant tout trouver un local, se dit-il pour commencer. L'urgence hélas interdisait de faire construire. Aussi alla-t-il s'adresser à Léon, désormais posté quasiment en permanence à La Merguez Joyeuse, ainsi que Sami avait rebaptisé le bistrot d'Emile.
- "Dis-moi, Léon, elle est sacrément vaste, ta gendarmerie, j'ai une vague impression ?"
- "Ah je pense bien qu'elle est immense. C'est même pour ça qu'Abel et moi on évite d'y passer trop de temps, rapport aux courants d'air et à l'angoisse que ça procure. Mais depuis quand ça t'intéresse ?"
- "C'est que pour tout te dire, Léon, j'ai conservé à Paris quelques amis qui voudraient bien envoyer leurs filles apprendre notre belle langue bretonne. Et le problème c'est avant tout de les loger de manière confortable. Voilà pourquoi je me suis dit que moyennant quelques menus travaux, ta gendarmerie serait l'endroit idéal."
- "Apprendre le breton, hein ? Ecoute, Fernand, même ce pauvre Abel te croirait pas."
- "Remarque que tu serais honnêtement dédommagé, rapport aux bruits et aux nuisances occasionnés par les travaux."
- "Ah alors dans ces conditions je dis pas que ce serait forcément une mauvaise idée. Ce qui m'ennuie, tout de même, c'est d'avoir mon bureau en plein milieu d'un claque."
- "Ah mais ça non plus c'est pas un problème. Je te le transférerai ici, ton bureau. Sami se fera un plaisir de te monter des cloisons. Tu seras sur place pour déjeuner, et en plus Abel adore jouer avec les machines à sous. Que veux-tu demander de mieux, franchement ?"
- "Vraiment rien, Fernand, tu me combles. Mais si c'est pas indiscret, tu lui donneras un nom particulier, à ma gendarmerie ?"
- "J'ai pensé l'appeler La Pelouse du Morbihan, pour faire plaisir à Edouard, rapport aux champs de courses. Qu'est-ce que tu en dis ?"
- "J'en dis, Fernand, que tu fais bien de préciser que c'est rapport aux champs de courses, parce que sinon on aurait pu trouver ça vulgaire."
Le plus difficile était fait. Pour trouver les étudiantes en breton Fernand n'eut qu'à passer quelques coups de fil à ses anciens amis de Fresnes. Tous d'emblée furent enthousiastes et leurs protégées également.
- "Simone, disaient-ils, tu te souviens de monsieur Fernand le cinéphile ? Alors réjouis-toi, il t'invite à la campagne pour quelque temps. Tu vas pouvoir t'oxygéner les poumons et tout le reste. Ah ça va te changer de la rue Blondel, fais-moi confiance."
Quelques semaines plus tard, donc, et à la satisfaction générale, en particulier celle d'Edouard, La Pelouse du Morbihan ouvrit ses portes. Fernand avait réussi à loger huit étudiantes, toutes plus ravissantes les unes que les autres. Intelletuelo avait aménagé les chambres avec un goût exquis. Fernand avait même embauché un pianiste. Le succès fut total et immédiat. Edouard, lui, reprenait goût à la vie au point de s'intéresser à des activités que jusqu'alors il avait totalement négligées.
- "Dis, Sami, c'est quoi ces morceaux de papier avec tous ces numéros partout ?"
- "C'est le Loto, monsieur Edouard, voui voui. C'est cher et ça rapporte pas gros. Vous voulez esayer, pour voir ?"
Le Pari Mutuel Urbain, lui, au bout de quelques semaines ne se sentit plus du tout en joie.
- "Monsieur le président, mauvaise nouvelle. Le Kerbulot, dirait-on, a recommencé à jouer aux courses pour nous ruiner délibérément. Et voilà même qu'il s'est mis au Loto et au Monopoly."
- "Ah parfait. Nos amis de La Française des Jeux vont être contents. Il était à vrai dire injuste qu'ils n'en profitent pas un peu eux aussi. Alors nous voilà donc cette fois en faillite. On n'a plus en somme qu'à mettre la clé sous la porte. Mais j'aurais dû le savoir. Ma mère me l'avait toujours dit que la SNCF c'était plus sûr."
- "Rassurez-vous, monsieur le président, tout n'est pas perdu. Le Kerbulot est trop intelligent pour vouloir nous mettre complètement sur la paille, puisqu'il perdrait tous ses revenus. Nos services ont même remarqué que de temps à autre il fait exprès de perdre, sans doute pour nous laisser reprendre notre souffle."
En dépit de sa prospérité nouvelle et de son foudroyant essor touristique Kernangetéplut comptait toutefois deux mécontents d'importance.
Adolphe Kerminkanff était un Breton de souche que l'invasion étrangère exaspérait au plus haut point. Dès la cinquième Kronenburg, au bar de Sami, il commençait à se répandre en diatribes.
- "La Merguez Joyeuse, si c'est pas une honte ! éructait-il. La Bretagne aux Bretons, sacré bordel ! Ah quand Jean-Marie sera président ça traînera pas. Dans une barque, les bougnoules et le moricaud, au milieu du golfe, sans rames et avec un gros trou au milieu et qu'on en parle plus."
- "Monsieur Adolphe, lui répondait Désiré, je ne tolère votre présence dans mon établissement que parce que votre épouse m'est sympathique. Mais il y a des limites. Ou bien vous buvez en silence ou bien vous sortez. Vous n'aurez qu'à aller boire votre bière à Nuremberg, ça vous rappellera le bon vieux temps."
- "Je vous présente toutes mes excuses, monsieur Désiré, maugréait Adolphe, je me suis laissé stupidement emporter. Je pensais pas vraiment à ce que je disais."
- "Ah, lui dit un soir Désiré, madame Angélique m'a chargé de vous informer qu'elle est enceinte. Elle a très envie, et moi aussi, d'appeler votre fils Mamadou, en hommage à son arrière-grand-père qui a failli mourir pour la France. Vous êtes d'accord, bien entendu ?"
- "Et si c'est une fille vous aurez qu'à l'appeler Xénophobie, rigola Saïd. C'est joli, comme prénom."
- "Ou Jeanne d'Arc, ça serait encore mieux", ajouta Abdul en s'étouffant.
- "Allez, monsieur Adolphe, tentait de le consoler Sami, réjouissez-vous au lieu de pleurer comme un âne. Vous avez votre beau front national tout rouge. C'est plutôt une bonne nouvelle, voui voui. Au moins vos copains pourront plus dire que vous avez pas de couilles. Tenez, pour fêter ça, le crouille vous offre une Kro, c'est pas de problème."
Le deuxième contrarié de la commune était le bon père Kermorut.
- "Enfin quoi, Fernand, installer un bordel dans la gendarmerie, tu n'as donc pas honte ?"
- "Tu aurais peut-être préféré, Eugène, qu'on emménage au presbytère ? Pour que tu puisses venir en visite sans sortir le parapluie ?"
- "Epargne-moi tes sarcasmes grossièrement anticléricaux, je te prie. Dis ce que tu voudras, c'est toi qui as introduit des putes dans la paroisse."
- "Et Marie-Madeleine, c'était pas une pute, peut-être ? Eugène tu me déçois. Je te trouve pas très œcuménique ni vraiment charitable. D'autant que ces putes, comme tu les appelles avec élégance, elles manquent jamais la messe. Ça doit quand même te changer agréablement des vieux pruneaux que tu avais l'habitude de voir tous les dimanches."
- "Ah alors parlons-en, de la messe. Tu pourras leur dire, à tes jeunes filles, que dorénavant je les en dispense. Ou alors qu'elles mettent des tenues un peu moins légères. Plus personne écoute mes homélies, depuis qu'elles viennent. C'est devenu, mon église, une véritable pétaudière. Les hommes se tortillent dans tous les sens en bavant pendant que leurs femmes les bourrent de coups de pieds, et moi-même que la chair intéresse absolument pas, des fois je m'embrouille dans mon texte."
Protestations d'Eugène et d'Adolphe ou pas, La Pelouse du Morbihan eut tôt fait d'acquérir une renommée considérable. Armand le garagiste et Bernard Kerlermite le banquier y avaient carrément pris pension. Au point qu'il fallut rapidement engager une personne de confiance et d'expérience pour en assurer la gestion. Fernand après réflexion proposa le poste à Germaine, qui accepta avec joie. Il ne put en peu de temps que s'en féliciter, tant cette dernière se montra à la hauteur de sa tâche et au-delà de toute espérance.
Sous son autorité la clientèle était fermement invitée à faire preuve de la plus extrême correction. Aucune grossièreté n'était tolérée, sous peine d'amende. Mais Germaine quand il le fallait n'hésitait pas non plus à payer bravement de sa personne.
- "Ah Léon, tu savais pas, c'est aujourd'hui l'anniversaire d'Edouard. Cinq de mes étudiantes dînent avec lui au manoir, et les trois autres sont occupées avec tes sapeurs pompiers. Mais moi par contre, tu as de la chance, figure-toi que j'ai un peu de temps devant moi."
- "Heu, merci Germaine, je veux surtout pas t'embarrasser, je crois que je vais plutôt patienter un moment. Ou alors revenir demain, parce que je me rappelle à l'instant que j'ai oublié Abel au bistrot."
- "Ah Léon, regarde-moi bien dans les yeux. Si tu te mets à me manquer de respect, plus jamais tu fouleras la pelouse de La Pelouse du Morbihan."
- "Alors Germaine si tu insistes je m'exécute. Mais alors si ça t'ennuie pas je vais d'abord aller chercher mon képi et mes bottes, ça me rappellera plus facilement notre jeunesse."
Germaine savait aussi avec un infini doigté traiter les affaires délicates.
- "Ah non Eugène, ça fait déjà dix fois que je te dis que j'accepte les écclésiastiques que quand ils sont en civil. Je le sais bien, que les enterrements te dépriment et que tu as besoin de venir ici après l'inhumation pour te remonter le moral et raviver ta foi, mais c'est pas une raison pour rester habillé avec tes vêtements sacerdotaux."
- "Non, monsieur Kerlandouille, je suis toute prête à vous être agréable, mais je vois pas comment je pourrais demander à mes étudiantes de se déguiser en petits cochons, même si vous y mettiez le prix. Par contre si c'est vous qui vous déguisez et que vous fournissez le costume, c'est tout à fait différent. On se mettra alors en quatre pour vous faire plaisir. Et pour le fouet, vous inquiétez pas, on a ce qu'il faut."
- "Ah non monsieur Adolphe, une jeune fille habillée en soldat de la Wehrmacht et qui vous ferait pipi sur la figure ce n'est pas possible ici. Je ne fais pas ce genre de spécialité. Par contre, je peux vous donner une adresse, à Lorient, sur le port. Notez aussi que je veux bien me dévouer, si ça vous fait plaisir, mais sans uniforme, naturellement. Mais alors forcément que ce serait un tarif spécial."
- "Abel, arrête de te lamenter comme ça. C'est pas un problème de virilité, c'est évident. Dans ton état personne y serait arrivé. C'est même étonnant que tu te sois pas endormi pendant l'acte. Ce qu'il faudrait c'est que tu viennes un jour où tu aurais pas trop bu. Ou alors, si tu veux, un matin vers huit heures. Les petites font la grasse matinée, mais moi je me lève très tôt. Mais pour une fois, rien dans le café, hein, tu m'as comprise ?"
- "Maurice, sors d'ici immédiatement ou je sors le fusil de chasse de mon pauvre père. Ça te suffit donc pas de m'avoir trompée avec Henriette, tu veux en plus que je sois la risée de toute la commune ? Que les gens ricanent dans mon dos en disant que mon mari fréquente un bordel ? Maurice, je te hais."
- "Comment, monsieur le maire, vous souhaiteriez tenir les délibérations du prochain conseil municipal ici même ? Mais quelle joie ! Quel honneur ! Je vais de ce pas faire installer la photographie du Président de la République dans le grand salon."
Grâce aux agrandissements successifs réalisés sous la maîtrise d'œuvre de Désiré, La Merguez Joyeuse ressemblait de plus en plus à un casino, tandis que les députés, préfets, amiraux et évêques de toute la Bretagne ne tarissaient plus d'éloges sur La Pelouse du Morbihan. Des diplomates africains, des énarques et même des ministres se déplaçaient depuis Paris.
Désiré avait demandé à Omar de venir ouvrir un autre restaurant. Là aussi le succès fut foudroyant. "Ça nous change des langoustines, pour une fois", s'extasiait la clientèle. Plusieurs pizzerias et fast-foods s'étaient également installés, ainsi que des salles de jeux vidéo et des discothèques pour les jeunes. Il y avait aussi plusieurs cabarets artistiques dans le genre du Minou de Locmariaquer. Mais la culture n'était pas négligée pour autant puisque, à l'initiative de Fernand, un prestigieux centre culturel avait vu le jour, avec pour objectif la conservation de la mémoire des vieiles traditions bretonnes.
On appelait maintenant Kernangetéplut le Las Vegas breton. Seuls les gendarmes de Kernanvoici ne décoléraient plus.
-oOo-
Fernand, Désiré et Maurice étaient devenus inséparables. Dans le village on les appelait maintenant les Rois Mages. Ils avaient deux activités principales : jouer au golf et pêcher dans le golfe, sur le voilier qu'ils avaient acheté en copropriété, et naturellement baptisé "La Bernadette".
Ils avaient permis à Armand de réaliser son rêve d'enfant en lui confiant le gouvernail, le gréement et la maintenance du bateau. Armand commençait même, timidement, à éprouver quelque intérêt pour les moteurs à essence, tout au moins ceux qui allaient sur l'eau. Surmontant sa répulsion, il lui arrivait parfois, au grand dam de son épouse et de sa mère, de passer une heure ou deux à son garage pour se faire expliquer le fonctionnement de la machine.
- "Cet objet que vous voyez là, capitaine, on appelle ça un arbre à cames, habituellement. C'est de l'acier très résistant. Ça tourne sur soi-même à toute allure et ça permet aux pistons de bouger alternativement, en somme, voyez-vous."
- "Et pourquoi alternativement ? Pourquoi pas tous en même temps ? Ça ferait aller le bateau plus vite, non ? Bon Dieu, les ingénieurs sont vraiment tous des cons. Allez, ça me suffit pour aujourd'hui. Je repasserai demain pour que tu me montres comment on allume les bougies."
Bernadette la nièce, avec Nono, continuait, au Hareng du Morbihan, à nager dans un bonheur absolu. Si absolu d'ailleurs qu'elle ne tarda pas à s'épanouir de plus en plus, surtout au niveau du ventre. Edouard, lui, donnait fréquemment dans son manoir des fêtes somptueuses et somptuaires, auxquelles bien sûr participaient en priorité les étudiantes de Germaine. Il y organisait même des concours de Loto, rien que pour désespérer un peu plus la Française des Jeux.
Quant à Farid et à Marguerite ex-Denise, ils vivaient eux aussi une passion tout à fait dévorante. Ils poussaient tous les soirs l'érotisme jusqu'aux limites de l'extrême.
- "Ce soir, mon amour, on se regarde Le Camion. Rien que d'y penser, vois donc dans quel état ça me met. Et ensuite, Marguerite adorée, je veux que tu me lises encore des passages de Son nom de Venise dans Calcutta désert. Tu sais comme ça me rend fou de désir."
- "Je te les lirai volontiers, Farid mon étalon fougueux, mais alors il faudra pas me mettre les menottes comme hier."
Finalement, grâce à un énorme prêt sans intérêts généreusement accordé par Edouard, Farid et Denise s'en allèrent ouvrir, tout au bout du Finistère sud, un centre de thalassothérapie qu'ils baptisèrent naturellement Centre de la Pointe Duras. Farid avait pour conduire la Safrane trouvé un remplaçant de qualité en la personne du fils d'Abel, et en lui précisant bien qu'il était formellement interdit de fumer quoi que soit dans la voiture.
- "Ma parole, si jamais j'apprends que tu as fumé un pétard, je te sodomise aussi sec."
- "Vous inquiétez pas monsieur Farid, conduire la voiture c'est cool. Par contre si vous vouliez bien reculer un peu, parce que votre haleine elle est pas très cool."
Et eux aussi en un rien de temps firent fortune. Car les eczémas purulents, les angiomes et les goîtres de toute la région ne tardèrent pas à se précipiter dans leurs bains de boue et à se faire recouvrir de leurs algues malodorantes, trop heureux d'avoir affaire pour une fois à plus affreux qu'eux.
Le temps passait, et Bernadette de plus en plus s'arrondissait. Au point que le vingt-cinq décembre elle accoucha d'un adorable petit garçon blond aux yeux bleus comme la mer.
- "Il ch'appelle Jésuche", hurlait Nono fou de joie.
- "Alléluia alléluia, criait le bon père Kermorut en sonnant les cloches à toute volée. Le petit Jésus est né dans ma paroisse. C'est l'évêque qui va être content. Et mon fils comme il va être fier de moi quand je vais lui annoncer la bonne nouvelle."
Il fut nettement moins content lorsque Fernand vint peu après le voir un soir en vue de la préparation du baptême.
- "Trois parrains passe encore, mais huit marraines, putes de surcroît, alors là pas question. Fernand, c'est non, non et non. Imagine la tête de l'évêque s'il apprenait que j'ai autorisé une chose pareille."
- "J'imagine, Eugène, et je comprends bien ton dilemme. Mais imagine aussi la tête de l'évêque s'il apprenait les curieux effets que te produisent les enterrements. Et puis de toute façon ton évêque c'est un de nos meilleurs clients. Même qu'il adore se faire prendre en photographie habillé en enfant de chœur."
- "Ah je vois. Fernand dans ces conditions, par souci d'éviter un scandale qui pourrait être injustement préjudiciable à notre sainte église catholique, à regret je m'incline. Mais je t'avertis que tu n'en sortiras pas grandi, et qu'un jour tu devras rendre des comptes devant l'Eternel."
- "Rien ne presse. Je brûlerai en enfer, c'est quasiment certain, mais je suis sûr que là-bas, c'est plein de bistrots et de putes ; tandis que toi, Eugène, au paradis, tu risques fort de t'emmerder profondément."
- "Tu veux dire par exemple qu'on serait obligé de regarder des émissions de variétés à la télévision ?"
- "Non, je veux dire Eugène, qu'au paradis on enterre jamais personne, sinon, hein, ce serait l'enfer à longueur de jour."
Le baptême du petit Jésus fut l'objet d'un repas inoubliable dans les salons de réception de La Merguez Joyeuse. Toute la commune ou presque était invitée. On avait été chercher, à l'hospice et en Mercédès, la maman d'Emile. Même Adolphe était là, tout fier de porter Mamadou dans ses bras.
- "Un enfant dont l'arrière-grand-père a servi sous les ordres du Maréchal, c'est de l'honneur, proclamait-il. Ah dorénavant faudra que les bougnoules me parlent poliment."
- "Tais-toi, imbécile, lui répondait sa femme, ou pour ton prochain cadeau de Noël je t'offre un petit Mouloud. Va donc changer Mamadou, ça t'occupera la tête."
Sami et ses associés s'étaient occupés du couscous, Maurice et Germaine des fruits de mer. Le Muscadet, le Sidi-Brahim, la poire et l'alcool de figue étaient servis à volonté. Tout le monde s'extasia de la qualité et de l'abondance du repas, sauf le pauvre Bébert, qui pourtant présidait les agapes. Mais, incapable de protester, il se présentait maintenant en deux parties, entouré de mayonnaise et la tête entièrement garnie de macédoine de légumes.
Les trois parrains étaient assis côte à côte, les étudiantes devisaient gaiement avec les sapeurs pompiers, Léon et Abel dormaient déjà, et Bernadette, son bébé dans les bras, semblait échappée d'un tableau de Raphael. Les petits Fernand, eux, au premier étage, jouaient à la roulette sous l'œil bienveillant d'Emile, habillé pour la circonstance en croupier.
- "Tout va bien, monsieur Emile ?" lui demandaient Saïd et Abdul.
- "Non, rien ne va plus. Fernand, tu as entendu ce que je viens de dire ? Reprends ce billet de cinq cents francs nouveaux immédiatement ou je te le confisque. Et vous, tâchez donc pour une fois de raccompagner maman avant qu'elle soit ivre-morte. A l'hospice, ils arrêtent pas de me faire des réflexions."
La sonnerie du téléphone vint soudain troubler la délicieuse torpeur de la fin de l'après-midi. Germaine se leva péniblement pour décrocher.
- "Suis-je bien, je vous prie, chez la famille Kerbulot ?" fit une voix suave et distinguée.
- "Tout à fait, monsieur. Germaine à l'appareil. A qui ai-je l'honneur ?"
- "Mohammed Ben Soussan, en deux mots. Je suis, permettez-moi de me présenter, le ministre de l'Education nationale de Sa Majesté le Roi du Maroc. J'apprends que vous êtes l'heureuse grand-tante d'un petit Jésus et je vous en félicite. Quoique naturellement j'eusse préféré qu'on le prénommât Mahomet. Mais nul n'est prophète en son pays, naturellement, comme l'on dit chez nous. A présent je vous passe ma tendre épouse qui souhaite vous parler."
- "Momo, bon Dieu, passe-moi ce foutu téléphone au lieu de raconter ta vie. Germaine ? C'est Henriette."
Fernand rattrapa de justesse le téléphone au vol pendant que Germaine s'évanouissait.
- "C'est toi Fernand ? Tu es déjà sorti de taule ? Il y a eu une amnistie ? Tu m'en vois ravie. Dis-moi, il est comment, mon petit-fils ?"
- "Il est beau comme tous les enfants, et même un peu plus, peut-être. Mais dis-moi, Henriette, puisque je te tiens, tu vas peut-être pouvoir nous renseigner une fois pour toutes. Parce que Désiré, Maurice et moi on aimerait bien enfin savoir, cet enfant, qui c'est son grand-père."
- "Je vous ai aimés tous les trois, dit Henriette soudain devenue grave, vous et bien d'autres. Mais Bernadette, vous y êtes pour rien."
- "Mais alors c'était qui ?"
- "Un client comme d'autres. Enfin pas tout à fait. Tout ce que j'ai su de lui c'est qu'il était marin, qu'il s'appelait Ulysse et qu'il faisait un beau voyage. Oui Fernand, je précède ta plaisanterie, c'est lui qui a conquis ma toison. Et je pense à lui tous les soirs depuis plus de vingt ans. Et crois-moi, Bernadette ne doit rien au hasard. A un de ces jours, Fernand. Ne me passe pas ma fille, ce serait trop d'émotion. Salue bien Désiré et Maurice de ma part."
- "Et pourquoi Henriette toi tu viendrais pas nous voir ?" demanda Fernand doucement.
- "J'ai trop de souvenirs à Paris et dans le Morbihan, je veux les garder intacts. Par contre si vous vous voulez venir c'est pas de problème. Hein Momo, on a bien de quoi loger quarante personnes dans ton ministère ? Fernand, Momo dit qu'il est d'accord, mais il me dit aussi de tous bien vous préciser qu'il emploie en permanence six policiers armés jusqu'aux dents qui se relaient jour et nuit pour veiller sur ma sécurité et sur ma vertu. Allez, kénavo comme ils disent par ici."
Fernand raccrocha avec lenteur et se rassit. Désiré sans un mot lui versa ainsi qu'à Maurice et à lui-même un grand verre de poire, et ils se mirent tous les trois à boire en silence. Un silence que rompit soudain Nono.
- "Le petit Jésus, moi je trouve qu'il a beaucoup de chance d'avoir trois grand-pères pareils. Et je veux pas parler de ma chance à moi, d'être à la fois son père et l'amoureux de sa mère."
L'assistance s'était figée. C'est un miracle, murmurait-on.
- "Qu'est-che qui che passe ? interrogea Intelletuelo. Che comprends plus rienche de che qu'il diche."
- "T'occupe pas, lui dit Armand. Ressers-toi une poire et continue à m'expliquer le coup du vilebrequin."
- "Ben oui, poursuivit Nono, j'ai plus d'accent. C'était pour vous faire plaisir que je faisais ça. Mais maintenant que je suis père de famille j'ai plus envie. Et même, si je voulais me faire pousser du poil dans les oreilles, j'y arriverais pas non plus. Alors je préfère être moi-même. Et puis appelez-moi donc Innocento, désormais, si vous voulez bien, c'est plus joli. Et maintenant j'en ai assez dit, je m'arrête."
- "Tiens Innocento, hurla Abel réveillé en sursaut, puisque tu veux t'arrêter, voilà les menottes."
- "Mon canard, réveille-toi," criait Maurice dans les oreilles de Germaine pour tenter de la ranimer.
- "Va, Maurice, je ne te hais point, dit faiblement Germaine en ouvrant un œil. Désormais tu seras toujours le bienvenu chez nous."
Quelques minutes plus tard Fernand salua Désiré et Maurice et se leva.
- "Ben Fernand, s'inquiéta Germaine, tu t'en vas déjà ? On en est à peine au fromage."
- "Vous me pardonnerez, vous tous, c'était une merveilleuse journée, mais j'ai besoin maintenant d'un peu de solitude. Hier j'ai commencé un livre, et j'ai hâte d'en voir le bout."
- "Tu es sûr que tu as pas envie de compagnie ? demanda Germaine avec une tendresse inaccoutumée. Je veux pas embêter les petites, mais moi, je suis sûre que Maurice verrait pas d'objection."
- "C'est quoi le titre de votre livre, mon oncle ?" demanda Edouard soudainement intéressé.
- "Voyage au bout de la nuit, que ça s'appelle."
- "Ah, je l'ai lu quand j'étais plus jeune, fit Edouard. J'ai trouvé ça pour tout dire déprimant et mal écrit. Une certaine Céline, non ?"
- "Si, presque, mais alors, dit Fernand, maintenant que tu es un peu moins jeune, Edouard mon neveu, tu aurais pour tout dire sûrement avantage à essayer de le relire. Parce que tu comprendrais sûrement qu'il y a pas que le pognon et le cul dans la vie, ni même la philosophie. Il y a aussi la mort. Regarde plutôt ce pauvre Bébert dans l'état qu'on l'a mis, avec son chagrin il a même plus ses yeux pour pleurer."
Asnières, juillet 1997
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