dimanche 12 juin 2011

Cadre sup et clodo et inversement

Orbital 1

Autour du Greater London se trouve un boulevard périphérique qui doit faire au moins cent kilomètres de diamètre. Son nom est The Orbital. En arrivant sur Londres il fallait que je le prenne vers le sud, mais évidemment j'ai fait l'inverse. Je suis sorti dès que j'ai pu et j'ai arrêté ma voiture dans une sorte de petit tunnel, au-dessous d'un pont. Il y avait déjà quelqu'un, qui fumait, adossé à une voiture. C'était une voiture allemande haut de gamme. L'homme portait une chemise bleue, très élégante, une cravate bien assortie et un pantalon très bien coupé. Moi j'étais comme souvent, en vacances : baskets, jeans et tee-shirt sales. Je n'avais pas changé de chaussettes depuis quatre jours. Je me suis approché de l'homme et il m'a regardé sans me regarder. J'ai eu l'impression qu'il me regardait comme quelqu'un qui allait lui demander de l'argent. Monsieur, excusez-moi, je me suis trompé en prenant le périphérique, je voudrais le reprendre vers le sud. Il ma répondu calmement, ni aimable ni agacé, continuez à tourner, vous verrez un panneau, c'est indiqué. Je me suis encore excusé, vous comprenez, monsieur, je suis un étranger, je ne suis pas habitué à conduire ici. D'où venez-vous ? De France. Il est resté sans réaction. Est-ce que pour lui c'était bien ou mal d'être français, il ne le disait pas. Ce que je voyais, c'est qu'il n'avait pas envie de parler avec moi. J'ai encore dit merci puis je suis retourné vers ma voiture. Puis je me suis ravisé et je me suis approché de lui à nouveau. Il n'avait pas bougé, il continuait seulement à fumer. Il n'a pas paru surpris de me voir revenir. Monsieur, j'ai eu l'impression que vous me preniez pour quelqu'un qui allait vous demander de l'argent. Il n'a pas souri. Non, certainement pas, pas avec cette voiture que vous avez. Je l'ai peut-être volée. Non, vous ne l'avez pas volée, et vous n'avez pas besoin d'argent non plus. Vous avez probablement même plusieurs cartes de crédit. C'est vrai, ai-je souri, j'ai même l'American Express, alors qu'elle n'est bonne à rien, dans les distributeurs. Pour la première fois il a esquissé un sourire. C'est pourquoi je ne l'ai pas. Je préfère une carte de crédit qui marche. Je ne suis pas un poète. Moi non plus, ai-je répondu. Il commençait à m'énerver, avec toujours cet air de supériorité. Mais puisque vous dites que vous n'êtes pas un poète, est-il indiscret de vous demandez combien d'argent vous gagnez par an ? Il a encore vaguement souri. Non, ce n'est pas indiscret. Je gagne environ soixante mille livres par an. Et moi je gagne six cents mille francs par an. La livre étant à dix francs, cela veut dire qu'on est pareils. Il a tiré une dernière bouffée de sa cigarette et il l'a jetée. Puis il a hoché la tête. On n'est pas pareils, vous et moi. On gagne autant d'argent l'un et l'autre, mais on ne le dépense pas de la même manière. Par exemple ? Par exemple je joue au golf et vous ne jouez pas au golf. Par exemple vous allez dans les bars et moi je n'y vais pas. Et par exemple je préfère porter une cravate assortie à ma chemise plutôt que de garder la même paire de chaussettes pendant une semaine. Monsieur, je vais devoir vous laisser. Il est quatorze heures, et à quinze heures, quelqu'un m'attend pour jouer au golf. C'est à cinquante kilomètres d'ici. Je me suis soudain emporté contre tant d'arrogance. Cinquante kilomètres d'ici, c'est Westminster Abbey. Vous ne jouez tout de même pas au golf dans l'abbaye de Westminster ? Et puis le golf, le golf, on dirait qu'il n'y a que cela qui compte dans votre vie, le golf. Et les pauvres, la misère, les clochards, tout ça vous est égal, hein, ce n'est pas de votre monde, n'est-ce pas ? Il n'avait pas perdu son sang-froid. C'est un monde où je ne vais pas parce que je ne sais pas comment y aller. De la même manière que vous ne savez pas jouer au golf. Mais oui, bien sûr, vous, vous savez comment parler aux pauvres, aux clochards. Mais savez-vous vivre comme eux ? Savez-vous vous passer de bars, de cigarettes, de restaurants de luxe, de voiture ? Non, bien sûr. Alors pourquoi donc faites-vous cela ? J'étais un peu désorienté, une fois de plus. Nous ne sommes, ai-je commencé, que des enfants vieillis … Il m'a interrompu. Qui essaient de s'amuser un peu avant de mourir. C'est trop facile. Personne ne vous demande de mourir. Votre femme et vos enfants vous demandent-ils de mourir ? Non. Vous vous comportez comme cela parce que vous vous détestez. Je me sentais soudain très abattu. J'ai balbutié, laissez ma femme et mes enfants en dehors de cela. Moi, je ne sais plus très bien. Vous êtes un homme étrange pour moi. Bien plus qu'un étranger. Pensez-vous qu'en d'autres circonstances nous aurions pu être amis ? Une fois de plus il ne m'a laissé aucune chance. Il m'a regardé silencieusement, un long moment, puis il est remonté dans sa voiture. Avant de refermer la portière il m'a dit, nous n'aurions jamais pu être amis parce que vous êtes un homme qui n'a pas d'amis. Mais rassurez-vous, vous n'êtes pas seul. Moi non plus je n'en ai pas. Mais qui vous dit que ça ne me dérange pas ? Il a démarré sans me regarder. J'étais seul, à nouveau. J'ai pris le temps de fumer une cigarette avant de remonter dans ma voiture. Puis j'ai continué et il y avait bien un panneau vers le sud. Et arrivé au sud j'ai pris la direction de Londres. C'était impossible de se tromper. C'était toujours tout droit.


Orbital 2

J'en avais marre de The Orbital. Il ne finit jamais. Plein le cul des périphériques. Je suis sorti à la sortie Oxford et je me suis garé sous un pont routier. Ça ressemblait à une décharge. S'il y avait des chiens dans le quartier, ça devait être là qu'ils se réunissaient pour pisser et pour chier. Si c'était bon pour les chiens, c'était bon pour moi. J'ai pissé agréablement sur les détritus, puis j'ai allumé une Dunhill. Ma femme n'aime pas que je fume dans la Mercedes. Il paraît que ça fait des odeurs. Ma femme m'emmerde. Seulement quand je suis au golf elle ne m'emmerde pas. Une voiture française plutôt cossue s'est garée pas loin de moi. Le type qui en est descendu était aussi crade que j'étais bien habillé. Il est venu vers moi et j'ai compris tout de suite que je représentais tout ce qu'il détestait le plus au monde. Il fumait des Marlboro, ça fait plus peuple. Je me suis dit, vous n'aimez pas les upper-class people, mister, et c'est très bien. Je ferai en sorte que vous soyez pas déçu. Il m'a demandé s'il pouvait, de là où il était, reprendre le périphérique vers le sud. Bien sûr que oui il pouvait, et bien sûr que oui il le savait. Comme s'il n'avait jamais vu un échangeur, en France. Il s'est excusé de la stupidité de sa question en me disant qu'il était un étranger. Je m'en étais déjà aperçu. Chez eux, le volant est du mauvais côté. Je lui ai demandé sa nationalité alors que je la connaissais déjà. En faisant ça et en ne disant plus rien je voulais qu'il se sente frustré, parce que je ne luis parlerais pas des petites femmes de Paris, et que je ne lui dirais pas à quel point son anglais était excellent. Vous êtes français, mister, c'est parfait, sauf que tout le monde s'en fout. J'aurais pu continuer à me taire pendant des siècles. Il m'a dit merci et au revoir, puis il est retourné vers sa voiture. Mais comme je m'y attendais il a changé d'avis et il est revenu vers moi. Il m'a dit, vous devez être un cadre supérieur. J'en ai déduit qu'il devait être un cadre supérieur et qu'il détestait ça. Je n'ai pas voulu le contrarier en lui disant la vérité, que je suis avocat, que la semaine dernière j'ai défendu des gamins qui avaient foutu le feu à une poubelle, et qu'un juge imbécile prétendait les envoyer en prison, non, je lui ai juste dit, cadre supérieur, oui, si on veut. Il était un peu content de sa clairvoyance, alors il a continué. J'ai eu droit à l'explication de texte. Il y en a deux espèces : les experts et les managers. Vous, je vous verrais plutôt en manager. J'ai décidé de faire l'innocent. Quelle est la différence ? Les différences, a-t-il continué. Le manager a des gens sous lui, l'expert n'en a pas. Le manager est obligé de porter une cravate même en plein mois d'août, comme vous, parce sinon les gens sous lui se demanderaient ce qui se passe, ils se diraient, peut-être que sa femme l'a mis à la porte, des choses comme ça. Alors que l'expert, lui, n'a personne sous lui. S'il met une cravate, c'est bien. S'il n'en met pas et qu'il vient travailler en baskets, c'est bien aussi. C'était à mon tour de parler. Je lui ai demandé s'il avait l'impression d'être un expert ou un manager. Il a peu ri. Certainement pas un manager. Le jour où j'aurai des gens sous moi, c'est que je serai en train de tondre la pelouse au cimetière. C'est une plaisanterie irlandaise vieille comme le monde. Il a paru réfléchir un peu avant de continuer. Expert, je ne sais pas au juste. J'ai un salaire d'expert, un ordinateur d'expert, des baskets d'expert, on me demande parfois des conseils d'expert, mais je ne suis sûr de rien. J'ai repris la balle au bond. Si vous n'êtes sûr de rien, il y a de grandes chances pour que vous soyez un expert dans votre domaine. Mais dans votre domaine seulement. Votre domaine, par exemple, c'est votre entreprise, c'est peut-être aussi les bars crasseux que vous aimez fréquenter, mais pour prendre un autre exemple, votre domaine ce n'est certainement pas le golf. Il a presque éclaté de rire. Vous avez parfaitement raison. En France tous les ingénieurs jouent au golf sauf moi. Tous les ingénieurs ont une belle maison avec une cheminée et une pelouse. Par contre je suis le seul ingénieur que je connaisse qui aime à dépenser son argent dans des bars crasseux. Je lui ai demandé alors gentiment s'il savait pourquoi il était un alcoolique. Il a pris son temps pour répondre. Pas plus que je ne sais si je suis un expert ou non. D'ailleurs, c'est vrai, j'ai tout d'un alcoolique, et ça se voit, il suffit de regarder mes yeux, mais je ne suis pas absolument certain d'être un alcoolique. La seule chose dont je suis sûr, c'est que je marche dans les traces de mon père, même s'il n'est jamais venu jusqu'ici. Et puis, les experts sont quelquefois alcooliques, alors que les managers, jamais. J'ai alors fait semblant d'être irrité. Vous m'ennuyez avec vos histoires d'experts et de managers. Détestez-les tous, que voulez-vous que ça me fasse ? Racontez ça à d'autres. D'ailleurs j'ai fini ma cigarette, d'ailleurs il est quatorze heures, et d'ailleurs quelqu'un m'attend à quinze heures pour jouer au golf. Lui aussi est devenu un peu agressif. Entre parler avec moi et jouer au golf, que préférez-vous ? Je me suis assis dans ma voiture. Avant de fermer la portière, j'ai répondu, jouer au golf, sans le regarder. Et juste avant qu'il ne disparaisse de mon rétroviseur je l'ai vu adossé à sa voiture. Il venait d'allumer une cigarette. J'ai alors pensé que peut-être que sa femme non plus n'aimait pas ça, qu'il fume dans la voiture. Le plus curieux c'est que cet ingénieur français et alcoolique, je l'ai revu le lendemain après-midi, dans High Street, à Eltham. Il était accroupi à côté d'un vieux clochard et leur conversation semblait passionnée. J'ai donné une livre au clochard et j'ai continué mon chemin. Le Français était tellement occupé qu'il ne m'a pas vu. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour qu'on ne sache pas qui était le plus clochard des deux, mais il n'avait aucune chance. Y'avait pas photo. Aucun Anglais, aucun Français non plus, je suppose, ne s'y serait trompé.

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