DOCTEUR LOUIS FERDINAND B. - ALCOOLO PSYCHIATRE - ANIMATEUR DE RADIO ET DE TÉLÉVISION
J'ai coutume de dire que des alcoolos il n'y en a pas deux pareils, mais lui alors, il n'était pas pareil du tout.
Quand il est venu me voir pour la première fois, je me suis immédiatement rendu compte qu'il était déjà dans un état très avancé. Il a fallu d'abord que je parvienne à lui faire admettre que je ne suis pas un alcoolo psychiatre mais un psychiatre alcoologue. Je lui ai également demandé qui l'avait adressé à moi, mais il ne s'en souvenait plus.
Je lui ai naturellement et sans attendre appliqué la méthode qui m'a rendu célèbre et qui me permet d'être invité deux ou trois fois par semaine à la radio et à la télévision. Je lui ai dit, Monsieur, à partir d'aujourd'hui vous allez compter le nombre de verres d'alcool que vous consommez chaque jour et vous reviendrez me voir la semaine prochaine. Ce qu'il a fait.
- Alors ?
- Alors, je sais pas.
- Pourquoi ?
- C'est que jusqu'à vingt j'y arrive très bien, mais après ça s'embrouille dans ma tête.
- Parfait, qu'à cela ne tienne, nous allons procéder autrement. Vous allez donc si vous vous en sentez capable vous procurer un petit calepin et un crayon, et à chaque fois que vous buvez un verre, hop, une croix sur le calepin. Vous pensez pouvoir y arriver ?
- Je vous promets rien, Professeur, mais je vais essayer.
La fois suivante, il m'a donc fièrement tendu le calepin et j'ai compté les croix. Lundi, 27, mardi, 32, mercredi, 12, jeudi, 23, etc. Presque jamais en dessous de 25.
- Qu'est-ce qui vous est arrivé mercredi ? vous étiez malade ?
- Oui, c'est ça, j'ai chopé une gastro et j'étais plus souvent aux chiottes qu'au bar.
- Parfait. Et à part ça, vous dormez bien ?
- Ah oui, tout à fait. En général je dors sur le tabouret du bar, et c'est le garçon de café qui fait l'ouverture qui me réveille avec le café et les croissants. Après, je prends une petite bière et je vais travailler.
- Eh bien voilà au moins un signe encourageant. Ça veut dire que vous ne vous nourrissez pas de façon entièrement liquide.
- Si, si, excusez moi, Professeur, je ne prends jamais de croissant, parce que j'ai tendance à faire du cholestérol et faut pas plaisanter avec ça.
Oui mais moi il en faut plus pour me décourager. J'ai donc derechef entrepris la thérapie.
- Diriez vous, Monsieur, que vous souffrez d'une hérédité alcoolique ?
- Je n'en souffre pas, non. Mais c'est vrai que mes deux grand pères, mon père et tous mes oncles en sont morts. Les femmes, par contre, jamais. J'ai bien un cousin éloigné qui ne boit pas, mais il est homosexuel, donc ça ne compte pas. Moi je préfère m'enfiler des bières que de me faire enfiler moi-même. Hein ? Pas vous ?
- Ma vie privée ne vous regarde pas. Et vous en concluez quoi ?
- Que si j'étais une femme, je ne serais pas alcoolique. D'ailleurs à ce sujet, je dois vous dire que ma mère n'a jamais bu une goutte d'alcool de sa vie et qu'à 87 ans elle continue à me faire chier tous les jours. Chaque fois que j'ouvre une bière, je me dis oh là là, Maman serait pas contente si elle me voyait. C'est infernal.
- Vous me parlerez de votre mère un autre jour. Passons à autre chose. Vous souvenez-vous de votre premier verre d'alcool ?
- Pas précisément. Je devais avoir dans les huit neuf ans. Vous savez bien, Professeur, qu'à la campagne, un coup de gnôle dans le café, on donne ça aux enfants comme fortifiant.
- Oui, je le sais hélas. Et ensuite ?
- Ensuite je suis passé aux choses sérieuses pendant mes études supérieures. On faisait des concours de comas. C'est assez courant, chez les étudiants, je ne vous apprends rien.
- Ah ça non, vous ne m'apprenez rien. J'en ai plein la salle d'attente, des alcooliques trentenaires. Et après ?
- Je me suis nettement calmé pendant très longtemps. Des fois, je restais jusqu'à une semaine sans rien boire.
- Et ça ne vous manquait pas ?
- Ben non, pas trop.
- Et bien vous allez rire, c'est exactement ce que je vous propose. Rester une semaine sans boire.
- Non ?
- Si. Vous aimez faire des expériences, non ?
- Ben oui, mais quand même, à ce point.
Eh bien, croyez-le ou non, après six mois de consultations assidues, il a bien voulu la faire, l'expérience.
- Vous faites ce que vous voulez, vous ne buvez pas et vous prenez un demi Lexomyl par jour.
- Oui, alors ça Professeur c'est peut-être un peu juste. J'en prends huit comprimés par jour depuis vingt ans.
- Alors prenez-en douze. Ça ne pourra pas vous faire de mal.
Un mois plus tard il est revenu tout content de lui.
- Professeur, j'ai tenu trois semaines, j'ai gagné quoi ?
- Le droit de recommencer.
- Bon d'accord, mais pas tout de suite quand même. Et aussi, vous allez rire, ça n'a rien à voir, mais je me tape à présent un psy lacanien.
- Il n'y a pas de sot métier. Est-ce qu'il boit ?
- Non, mais il m'encourage à boire. Il me dit que ça fait avancer l'analyse.
- Je crois que ça fait surtout avancer son compte en banque. Allez donc plutôt voir un marabout africain. Eux au moins ils chiquent et ils crachent mais ils ne picolent pas.
- Oui, mais vous ne pensez pas, Professeur, que je pourrais faire par exemple une cure de désintoxication ?
- Si le cœur vous en dit. Je peux vous indiquer quantité de cliniques totalement inefficaces et horriblement chères.
Il est venu comme ça, de manière assez irrégulière, pendant à peu près deux ans, durant lesquels il y a eu des hauts et des bas. Il était parfois distrayant, souvent agaçant. Je me rappelle l'avoir un jour viré de mon bureau, ivre mort. Un autre jour, je m'en souviendrai toujours, il était en face de moi lorsque j'ai reçu un coup de fil d'un de mes plus éminents confrères américains, à propos d'un colloque international de poivrots auquel je devais me rendre. Pendant tout l'entretien j'ai remarqué non sans irritation qu'il était mort de rire.
- Et vous trouvez ça drôle, je lui ai demandé juste après avoir raccroché .
- Non, non, Professeur, c'est juste votre accent. On croirait vraiment Maurice Chevalier. Et surtout, c'est quand vous avez dit I am very interesting au lieu de interested, là vraiment c'était le top.
Et puis il a cessé de venir. Mais quelques années plus tard, il m'a envoyé un petit opuscule un peu étrange qui parlait de la Sicile. Ce n'était pas signé, mais j'ai tout de suite reconnu son style. Et, O miracle, il avait écrit ça entièrement à jeun. Je lui ai naturellement envoyé un petit mot de félicitations. Ce sur quoi il m'a passé un petit coup de fil.
- Six mois, Professeur, rendez-vous compte, j'ai tenu six mois.
- C'est véritablement extraordinaire. On devrait peut-être vous décerner les palmes académiques ou le mérite agricole. Mais dites-moi, vous n'étiez pas content, devant votre Coca ?
- Si, mais c'est qu'à force ça m'a fait des trous dans l'estomac. Et puis, c'est trop sucré. Tandis que dans la bière, c'est bien connu, il n'y a pas de sucre.
- Puisque vous le dites. Pardonnez-moi d'abréger, j'ai en face de moi un éthylique grave. Psychiatre comme moi. Un ami à vous, d'ailleurs. Il n'arrête pas de me vanter vos mérites, entre deux histoires belges. Je dois vous laisser. Repassez me voir à l'occasion.
Bien évidemment, hélas, j'ai eu connaissance de son décès. Ils en ont fait dans Le quotidien du médecin une page entière. Premier cas connu de pancréatite aiguë provoquée par l'absorption d'une tasse de thé au lait. Ce pauvre garçon est mort dans d'atroces souffrances. Je ne sais pas ce qui lui avait pris. Peut-être qu'il s'est laissé entraîner. Il aurait dû se méfier du thé, lui qui n'en avait pas l'habitude.
Malgré mon emploi du temps chargé, enfin moins cependant, si j'ose dire, que celui de mes patients, je me suis fait une joie de me rendre aux obsèques car il m'avait laissé un souvenir des plus inoubliables. Je me rappelle en particulier la fois où, pour une fois, voulant être aimable, je lui avais demandé :
- Cher Monsieur, que peut-on vous souhaiter pour cette nouvelle année ?
- La mort de ma mère, Professeur.
- Que Dieu vous entende. Parlons d'autre chose.
Une bonne partie de l'assistance, au Père-Lachaise, aurait été parfaitement à sa place dans ma salle d'attente. J'ai en particulier découvert un spécimen des plus intéressants, un véritable alcoolique de concours, hirsute, titubant et de nationalité indéterminée. Il m'a serré la main pendant trois bonnes minutes en me répétant en boucle, ah oui, Michel, c'était mon pote, ah ça oui alors c'était mon pote, Michel. J'ai fini par récupérer ma main et je lui ai dit, cher Monsieur, cela ne m'étonne absolument pas. Prenez donc ma carte et venez me voir si le cœur vous en dit. Je ne vous promets rien, mais j'essaierai.
Une autre personne de l'assistance, par contre, qui n'avait lui visiblement rien du soiffard habituel, s'est approchée de moi.
- Je crois vous avoir vu, Monsieur, récemment, à la télévision. Votre intervention sur la polynévrite était du plus haut intérêt.
- Mais oui, cher Monsieur, c'est bien possible. J'y suis toutes les semaines. Et celle sur l'hépatite C, vous l'avez entendue, également ? En toute modestie j'en ai été assez content.
- Non, et je le regrette vivement. Mais mon petit-fils me l’a podcastée. Mais dites-moi, vous ne l'auriez pas eu comme client, par hasard ?
- Mais si, absolument. Une des plus belles réussites de ma carrière. Un garçon des plus attachants. Énorme perte pour l'alcoolisme. Vous aussi vous le connaissiez ?
- Et pour le tabagisme également. Attachant c'est le mot. Je l'ai eu sous mes ordres pendant cinq ans. Et vous allez rire, deux ans de plus et moi aussi je finissais chez vous. E dulce morire per la patria.
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