samedi 11 juin 2011

Un taxi pour Biribi

Michel Pé

7 Rampe du Pont

92 Courbevoie

À l'attention de Monsieur Slimane,

Courbevoie, le 14 février 2001,

Monsieur le Maire,

Je suis au regret de vous informer à toutes fins utiles que vous jugerez bonnes d'une bavure policière caractérisée qui fut commise à mon encontre, dimanche dernier en plein jour et au beau milieu du centre ville dont vous êtes le dévoué et attentif candidat maire. Je constate en effet avec consternation que l'insécurité règne désormais dans notre riante cité et que si l'on n'y met pas rapidement un frein les honnêtes gens n'oseront même plus sortir de chez eux le dimanche après-midi.

Voici les faits dans leur terrible cruauté. Dimanche dernier donc, je garai mon véhicule en toute confiance au 38 de la Grande rue Charles de Gaulle et allai avec mon épouse assister à une séance de cinéma à l'Alhambra, cet établissement que vous avez, j'ose le dire à votre actif, naguère si admirablement restauré.

Aussi loin, Monsieur le Maire, que ma mémoire remonte, je n'ai jamais vu, au 38 de la Grande rue Charles de Gaulle, l'ombre du moindre taxi. On pourrait de jour comme de nuit assurément y prendre racine avant que ne consente à vous prendre un véhicule. Eh bien figurez-vous qu'il existe encore un imbécile à Courbevoie qui ne semple pas partager cet avis, et que selon toute vraisemblance cet imbécile est sous vos ordres.

Dénoncer un être humain, je vous l'assure, me répugne, ce n'est certes pas mon habitude, mais cette fois j'y suis véritablement contraint et je ne suis absolument pas décidé à passer l'éponge car la coupe cette fois-ci est pleine. Il s'agit, Monsieur le Maire, de l'agent 46231, qui a osé me dresser un procès verbal à deux cents trente francs pour, je cite, "stationnement gênant sur station de taxi" Vous noterez la pauvreté de la syntaxe et l'indigence du vocabulaire. J'ajoute sans hésiter un seul instant même si cela doit l'accabler, mais après tout tant pis, il n'aura que ce qu'il mérite, que l'écriture tremblante de l'agent 46231 traduisait de toute évidence un état d'ébriété particulièrement avancé, et peu compatible, me semble-t-il, avec le maintien de l'ordre auquel je suis comme vous obstinément attaché. A mon avis et en résumé, l'agent 46231 dans son état comateux a confondu la Grande rue Charles de Gaulle avec l'Avenue de la Marne.

Alors je sais bien, n'est-ce pas, que vous allez me dire que vous n'y pouvez rien. Et voilà. C'est tellement facile. Pourquoi donc se casser la tête ? Eh bien si c'est comme çà il ne faudra pas, n'est-ce pas, vous étonner si bientôt vous n'êtes pas réélu. Car dès dimanche prochain et jusqu'aux élections, je distribuerai au marché les tracts de Monsieur Lafolle, votre plus dangereux rival, l'ami de Bernard Mégrelet. Comme il est costaud (Lafolle, pas Mégrelet), il me protègera des communistes et des gauchistes qui hantent notre ville.

Je vous laisse quand même le numéro du PV, à tout hasard : c'est le 60022654. Et si vous souhaitez le payer à ma place, n'hésitez pas à me contacter, je me ferai alors une joie de vous l'envoyer.

Veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

Michel Pé


Michel Pé

7 Rampe du Pont

92 Courbevoie

A l'attention de Monsieur le Commissaire de Police,

Courbevoie, le 23 février 2001,

Monsieur le Commissaire,

Vous trouverez ci-joint copie d'une lettre que par une regrettable méprise j'ai adressée récemment à Monsieur le Maire de Courbevoie, à propos d'une contravention, me semblait-il à juste titre illicite, scandaleusement infligée, j'ose le dire, à mon véhicule automobile.

La Police Municipale de Courbevoie a eu hier soir l'amabilité de me téléphoner pour m'informer de ce qu'elle n'était absolument pour rien dans cette triste affaire, et qu'en conséquence elle allait derechef transmettre le dossier à vos éminents Services. J'admets donc volontiers avoir été induit en erreur. J'ai d'ailleurs sans hésitation prié la Police Municipale de Courbevoie de transmettre mes très sincères excuses à Monsieur le Maire, et de l'assurer de mon indéfectible soutien.

J'en déduis donc que l'agent 46231 selon toute vraisemblance figure à vos effectifs. J'ai sans doute été excessif en le qualifiant abusivement d'imbécile et d'alcoolique. Vous voudrez bien à lui aussi transmettre mes plus sincères excuses. Je ne doute pas en effet un instant que l'agent 46231 soit l'un parmi tant d'autres de ces policiers émérites qui bravent chaque jour l'adversité et les rigueurs climatiques avec pour seul objectif que celui de faire respecter la loi, et ce, on ne le soulignera jamais assez, au constant péril de leur vie. Peut-être même, allez savoir, l'agent 46231 n'est-il autre qu'une de ces jeunes femmes au physique avenant, surtout à l’arrière, qui depuis déjà quelques années arpentent infatigablement les trottoirs de notre cité. Petit-fils et fils de gardien de la paix, gardien de la paix moi-même depuis bientôt trente cinq ans, j'éprouve le plus vif respect envers cette profession si noble et cependant si méconnue, trop souvent hélas vilipendée par des télévisions et des quotidiens d'extrême gauche que je ne nommerai pas.

Je tiens néanmoins, Monsieur le Commissaire, à ce que vous sachiez que ma bonne foi en cette affaire ne saurait être mise en cause. Jamais en effet je ne me serais permis de garer ma voiture en un endroit non autorisé si Monsieur Lafolle, que vous connaissez sans doute de réputation, ne m'avait assuré, sur le marché il y a quelques semaines, qu'il garantissait personnellement que le stationnement en période préélectorale était dorénavant autorisé n'importe où, surtout le dimanche. Il pourra vous le confirmer. C'est écrit sur ses tracts. Bref, ce en quoi je l'ai naïvement remercié en l'assurant lui aussi chaleureusement de mon indéfectible soutien. Un soutien qui soit dit entre nous ne me coûte guère, puisque je ne suis pas inscrit, pour des raisons complexes et sur lesquelles je ne souhaite pas m'attarder, sur les listes électorales de Courbevoie. Et si du reste mon emploi du temps me le permet, et étant de nature quelque peu rancunière, je passerai dès la semaine prochaine et sans faute en vos locaux afin de porter plainte contre Monsieur Lafolle pour propagation d'idées fallacieuses et mensongères.

Cependant un détail persiste à m'intriguer. Quelle mouche a donc piqué ce jour là l'agent 46231 pour qu'il renonce à une agréable après-midi dominicale consacrée comme il se doit au tarot et à la Kronenbourg, pour s'en aller, armé de sa casquette, de son bâton et de son carnet de contraventions, arpenter sans relâche les rues froides et humides de la ville et attraper des engelures en remplissant des formulaires atrocement ineptes ?

Aurait-il été puni, ou victime d'une mauvaise farce ? Un supérieur mesquin et malintentionné aurait-il décidé de le persécuter injustement ? En ce cas, Monsieur le Commissaire, je ne saurais trop vous encourager à diligenter une rigoureuse enquête interne et administrative, destinée à déterminer et sanctionner comme il se doit les responsabilités, de quelque niveau qu'elles viennent. Les coupables, je vous le dis, devront payer.

Quant à moi, je dois hélas me résigner à l'idée d'avoir à payer bientôt une majoration de deux cent trente francs pour une innocente séance de cinéma. Je comprends à présent que la machine infernale est en marche et que rien ne saurait plus l'arrêter. Comme disait le poète, la locomotive est en marche, les wagons pénètrent dans le tunnel et brusquement l'obscurité s'installe.

Ainsi donc va la vie, avec son cortège de joies et de misères. Mais grâce à Dieu, la Police Nationale veille. Merci encore.

Veuillez agréer, Monsieur le Commissaire, l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

Michel Pé


Michel Pé

7 Rampe du Pont

92 Courbevoie

A l'attention de Monsieur Huzurier,

Courbevoie, le 29 mars 2001,

Mon Commandant,

Vous me voyez aujourd'hui extrêmement déçu et contrarié de ne point avoir encore reçu la moindre citation à comparaître au Tribunal de Nanterre. Vous n'allez tout de même pas me dire que vous avez égaré le dossier, après qu'il ait fait l'objet de votre part d'un interrogatoire d'une heure et des plus musclés.

Ayant sans plus attendre fait l'acquisition d'une boussole, d'une carte d'état-major et d'un chapeau de brousse, je me tiens en effet fin prêt à aller m'immerger, dans la joie et la bonne humeur, au milieu des revendeurs de cannabis, des propriétaires de pitbulls récalcitrants, des maris cocus et mécontents, des sans papiers professionnels, des alcooliques agressifs, des juges débordés, des procureurs excédés et des avocats commis d'office.

Je ne parviens pas à admettre que j'aie pu vous faire travailler si durement et pour rien, vous, Mon Commandant, qui êtes allé jusqu'à explorer les recoins les plus obscurs de mon service militaire. Sachez d'ailleurs en passant que je me suis bien gardé de tout vous dire. En 1973, rappelez-vous, ce n'est pas si loin, le souvenir de Mai 68 chez l'homme de troupe était encore assez vivace. C'est à cette époque, je le clame sans remords, que je m'initiai aux rudiments de la guérilla urbaine, comme me le conseillait vivement mon ami et néanmoins communiste François Dumollet, dont je n'ai pas le temps aujourd'hui de vous entretenir trop longuement. Il nous fallait, m'expliquait Dumollet, attaquer l'ennemi de l'intérieur.

Les épreuves de force ne nous faisaient pas peur. C'est ainsi qu'un jour nous effectuâmes, tenez-vous bien, une marche de cinq kilomètres. Partis à quatorze heures, les sacs à dos bourrés de canettes de bière, nous ne rentrâmes que sur le coup de dix-huit heures trente. À quelques minutes près nous rations le dîner.

Le Capitaine de la Compagnie, un homme aimable bien qu'un peu dépressif, me considérait à juste titre comme un dangereux gauchiste anarchisant et ne manquait jamais de me le faire savoir. Il détestait, le lundi, devoir attendre, pour que je lui prête mon Nouvel Observateur, que j'en aie terminé les mots croisés. Et je ne sais pas, Mon Commandant, si vous faites les mots croisés du Nouvel Obs couramment, mais je vous assure qu'il y a plus simple.

Mon adjudant-chef par contre, lui bien plus tolérant, consentait toujours à garer en double file la fourgonnette de l'ordinaire troupe, dont j'étais le vaillant secrétaire, généralement garnie cette fourgonnette de fraîches salades et de crottins de Chavignol, ce pendant que j'allais acheter Charlie Hebdo. Il respectait, cet homme, mon antimilitarisme forcené. Il était d'ailleurs toujours ravi quand je partais en permission. Prenez-vous donc deux ou trois jours de plus, me répétait-il sans cesse. Il s'appelle Eugène Malaisé et je ne l'ai pas oublié.

Mais revenons si vous le voulez bien à nos moutons. Je ne vous dis pas, bien sûr, que j'exige une peine de prison ferme. Mais enfin, tout de même, une solide amende, deux ou trois semaines avec sursis, reconnaissez que ce serait la moindre des choses. Déjà que je fus quelque peu déçu que vous ne me donniez pas les traditionnels coups de bottin sur la tête (encore que je me suis laissé dire que, modernisation oblige, la Police Nationale utilise à présent des ordinateurs pour frapper). Enfin, O Tempora, O Mores, comme disait le poète.

Enfin, disons que par souci de réconciliation et de concorde néanmoins, je vous serais reconnaissant de bien vouloir remettre l'opuscule ci-joint au vaillant gardien que j'ai outragé. C'est une petite fiction, intitulée Le Bar des Amis du Père Noël, qui se déroule en grande partie, vous allez rire, dans votre commissariat

Et vous voudrez donc bien le féliciter chaudement, cet agent, pour avoir bravement renoncé à une paisible après-midi dominicale consacrée au tarot et à la Kronenburg, pour s'en aller affronter les intempéries, seulement équipé de son Manhurin et de son carnet de contraventions. Et puisque j'ai cru comprendre qu'il a fait un peu d'études supérieures, conseillez-lui donc aussi de mettre un peu plus de poésie dans ses écrits. Au lieu d'écrire "Stationnement gênant sur station de taxis ", qu'il écrive donc, par exemple : "C'est avec stupéfaction et colère que je suis tombé nez à nez avec un véhicule de couleur rougeâtre stationnant sans vergogne sur un emplacement formellement prohibé aux véhicules des particuliers. Que ce sordide individu s'estime donc heureux que je ne lui aie pas collé un cas numéro quatre."

Vous noterez enfin, Monsieur Huzurier, qu'il n'y a dans cette lettre pas le moindre mot outrageant pour qui que ce soit.

Parce que, n'est-ce pas, si j'avais été malintentionné, et Dieu sait que je ne le suis pas, j'aurais pu vous appeler Bérurier. C'eut été d'une grande facilité. De quoi vous tailler une solide réputation de grosse andouille. Et je ne l'ai pas fait. Donc, il n'y a pas outrage.

Respectueusement.

Michel Pé


Michel Pé

7 Rampe du Pont

92 Courbevoie

A l'attention de Monsieur Huzurier,

Courbevoie, le 19 avril 2001,

Mon Commandant,

Vous allez rire : nous allons être bientôt voisins. Figurez-vous que je viens pas plus tard que la semaine dernière d'acheter un superbe deux-pièces, en tant que résidence secondaire, qui se trouve pile en face votre Commissariat. Je me réjouis à l'avance d'assister bientôt, grâce à la paire de jumelles que j'ai achetée pour compléter mon nécessaire de survie lorsque je vais être convoqué au Tribunal de Nanterre, à tous vos passages à tabac en direct, et au délicieux spectacle des heures de pointe que constituent les nuits du samedi soir. Ce défilé ininterrompu d'alcooliques vomissant tripes et boyaux, d'épouses battues, de pétomanes et de toxicomanes notoires, va assurément agrémenter au plus haut point mes insomnies.

Je ne manquerai évidemment pas de vous rendre de fréquentes visites de courtoisie. Car vos questions soupçonneuses sur mon service militaire ont eu sur moi ni plus ni moins que l'effet de la madeleine de Proust. Elles m'ont fait en un instant remonter tous les souvenirs à la surface. Notez que la comparaison avec Proust n'est pas très bien venue, car à l'École Supérieure du Matériel de Bourges, en 1974, je vous assure que moi je n'ai pas perdu mon temps.

J'avais par exemple cet ami communiste, Dumollet, dont je vous ai déjà parlé. Un communiste fervent, mon Commandant. Un vrai révolutionnaire. Presque religieux. Un véritable intellectuel, ce Dumollet. Il avait tout Aragon dans la tête. Il impressionnait mon adjudant-chef au point que celui-ci ne savait plus où se mettre lorsqu'il le voyait avec un balai entre les mains, d'autant qu'on ne lui avait jamais appris, à Dumollet, à quoi ça peut bien servir, un balai. Monsieur, lui disait-il ne vous sentez surtout pas obligé. Ou bien alors passez-le moi, je vais essayer de vous montrer comment l'on s'en sert.

Dumollet avait appris l'espagnol, sans doute en prévision d'un engagement hypothétique dans les Brigades Internationales au cas où se serait déclenchée une seconde guerre civile espagnole. Cela lui valut, à son grand désespoir, d'être réquisitionné comme traducteur pour une bande de stagiaires militaires et chiliens, et ce en plein dans les années fastes de ce brave Augusto Pinochet, fasciste notoire et grand ami de Madame Thatcher. Et puisque nous parlons de la Grande Bretagne, je me dois d'ajouter que Dumollet réussit à épouser un peu plus tard une - mais je me demande si je ne devrais pas dire la - membre du Parti Communiste anglais ? Cela, mon Commandant, ne vous laisse-t-il pas rêveur ?

Quant à moi, donc, le lundi matin, j'arrivais au bureau ponctuellement avec mon Nouvel Obs sous le bras et me jetais toutes affaires cessantes sur les mots croisés. Des mots croisés qui vous occupaient un appelé du contingent aisément jusqu'à l'heure du déjeuner. Mon capitaine savait dès lors qu'il allait devoir ronger son frein au moins jusqu'à ce que je les aie terminés. Je poussais la délicatesse jusqu'à souligner à son attention les articles les plus antimilitaristes, afin qu'il sache bien à qui il avait affaire.

Et les tours de garde, mon Commandant, si je vous les racontais, alors là vous tomberiez par terre. Il y en avait même qui fumaient des joints. Moi, ça ne m'est jamais arrivé parce que je ne savais pas encore comment en trouver. Alors je faisais comme tout le monde : d'abord une petite branlette pour se détendre, le fusil délicatement posé contre un arbre -c'était sans danger vu qu'il n'était pas chargé- puis un confortable petit somme en attendant la relève.

Cependant j'étais un peu copain avec le secrétaire de l'adjudant des tours de garde, à qui, en tant que secrétaire des cuisines, je rendais quelques services en nature. Ce qui me permit de rester plus de six mois sans jamais en faire une seule, de garde, jusqu'à ce que l'autre s'en aperçoive et m'y colle systématiquement, rien que pour m'embêter. Pendant un certain temps je les vendis (ça valait dans les cinquante francs, à l'époque), mais à force je finis par céder à l'oppression militaire.

De guerre lasse j'ai donc consenti à monter deux ou trois fois la garde, puis mon ancienneté devint telle que j'en fus définitivement dispensé.

Enfin, bref, je m'attarde, et j'espère que vous n'avez pas le sentiment que je vous fais perdre votre temps. C'était surtout pour que vous compreniez bien que le service militaire malgré tout reste une expérience traumatisante dans la vie d'un homme, et qu'il ne faut donc pas par conséquent trop s'étonner si vingt-cinq ans après on arrive à faire des outrages à agent.

Lorsque j'irai au Tribunal de Nanterre je dirai à mon avocat de ne pas oublier, rapport au préjudice subi, de demander les circonstances atténuantes.

Si j'osais, mon Commandant, à présent que nous somme presque amis, je vous demanderais de m'autoriser à assister à des séances d'interrogatoires musclés, juste histoire pour moi d'approfondir ma connaissance de l'humanité. Vous pourrez compter ma totale neutralité. Je m'interdirai de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. Pas la moindre émotion.

Respectueusement.

Michel Pé

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