mercredi 8 juin 2011

Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement

Les soirées diapos

Ah ! Que la vie serait douce s'il n'y avait pas les clients. On passerait notre temps à se réunir rien qu'entre nous, à se faire des farces et à se taquiner gentiment. Mais ils sont là, hélas, les maudits clients, et de temps en temps on est bien obligés de les recevoir et d'essayer de les convaincre qu'ils ont bien de la chance de s'être adressés à nous.

Voici donc venir la réunion où nous allons présenter l'état d'avancement de nos travaux. Il faut impérativement désigner un ou plusieurs célébrants, assistés de quelques diacres. Ce sont des tâches que les Grands Directeurs se plaisent en général à confier à de jeunes et talentueux éléments, préférant quant à eux se placer en retrait, voire même ne pas venir du tout, de manière à ne pas risquer d'engager la Société inconsidérément. C'est à la subtilité de cette stratégie que d'ailleurs on reconnaît leur diabolique intelligence.

Autrefois, l'officiant était assis et parlait sans papier. La clientèle n'avait qu'à écouter et à prendre des notes. On montrait parfois furtivement un bout de document ou de dessin, que l'on dissimulait ensuite dès que possible par-devers soi, bien à l'abri des regards indiscrets. Ainsi, les secrets industriels étaient bien gardés. Mais hélas, ces temps sont révolus. Il faut à présent tout mettre sur la table, enfin, presque tout. On laisse même inconsidérément les clients repartir avec des documents sur papier à en-tête de la Société, révélant l'essentiel de ce qui a fait sa fortune au grand dam de la concurrence. Et en plus, on se doit, aux clients, de leur expliquer en détail de quoi l'affaire pour laquelle ils se sont déplacés retourne, sans quoi ils se permettraient de refuser de payer.

Il a donc fallu adopter un procédé devenu au fil des ans quasiment universel, qui consiste à remettre à tous les participants, avant même d'entamer les débats, un document numéroté et relié, que l'animateur se fera ensuite une joie de commenter, tout en en projetant patiemment chacune de ses pages sur un écran. Et c'est alors que les soucis commencent. En effet, si le rétroprojecteur et l'écran ne posent généralement pas trop de problèmes, sinon que l'écran est presque toujours sale et le rétroprojecteur assez souvent à court de lampes, il n'en va pas de même pour le support lui-même, conventionnellement et abusivement appelé "transparent", constitué d'une feuille de plastique sur laquelle sont imprimées de précieuses et confidentielles informations. Encore qu'il faille hélas noter, triste signe des temps, que l'on commence à présent à observer de jeunes prétentieux qui essaient de se donner l'air intelligent et moderne en faisant leurs projections directement à partir d'un ordinateur portable. Mais, Dieu merci, cette odieuse pratique est encore trop peu répandue pour mériter une analyse approfondie.

En tout cas, il faut bien être conscient que les pièges abondent, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan dialectique. Des transparents mal conçus ou mal présentés peuvent nuire gravement à l'image de marque de leur auteur ; parfois, ce qui est plus périlleux pour le récitant, à celle de la Société ; et même aussi provoquer dans l'assistance des manifestations d'hilarité, quand ce n'est pas de somnolence, parfaitement déplacées et embarrassantes.

Des individus malintentionnés, venus de tous horizons, se feront en outre une joie d'afficher dans leur bureau les photocopies des documents les plus ineptes qui leur auront été remis, et, tout en prenant des airs abusivement supérieurs, de les commenter à leur tour à tous leurs visiteurs, en s'efforçant à une ironie totalement malhonnête, et en assurant ainsi à l'auteur une réputation d'imbécile dont il se serait bien passé.

A défaut d'expliquer comment faire pour qu'une présentation soit réussie, ce qui exigerait des études sémantiques de niveau très élevé, il est tout de même possible de recenser approximativement tout ce qu'il est préférable de ne pas faire. C'est même d'autant plus aisé qu'un nouvel exemple est généralement fourni à chaque fois que l'on assiste à une présentation de ce type. Voici donc ci-après quelques pénibles maladresses qu'il est de bon goût d'éviter lorsque l'on est réellement désireux que le courant avec l'assistance passe convenablement, que le repas de midi se déroule dans des conditions agréables malgré la pingrerie ambiante (autrefois, un repas d'affaires digne de ce nom durait trois heures, et l'on testait la totalité du chariot des digestifs avant de quitter la table) et que les participants ne repartent pas en se disant : "Des connards pareils, on n'en voit pas tous les jours. Je reviendrai quand il gèlera en enfer."

Il faut noter toutefois que la satisfaction du client n'a rien d'obligatoire lorsque la stratégie de l'entreprise exige le contraire ; auquel cas le conférencier, n'ayant reçu pour seule consigne que : "Ne leur dites surtout rien, et faites-leur donc comprendre en plus que ce sont tous des cons", se doit alors de faire preuve d'une abnégation, d'un sens du sacrifice et d'un sang-froid à toute épreuve. Ce cas-là, heureusement, est relativement rare, surtout lorsque des implications financières sont en jeu.

Sans entrer dans des subtilités par trop complexes, il nous semble après réflexion que les erreurs les plus manifestes, en matière de projection de transparents, peuvent être classées en trois groupes : celles qui concernent le style, trop souvent affligeant, des documents que l'on projette ; celles, ensuite, qui concernent la présentation matérielle par elle-même, trop souvent involontairement désopilante ; enfin, celles relatives au comportement général du présentateur et à ses commentaires d'accompagnement, trop souvent consternants.

Le style, c'est l'homme

Un transparent digne de ce nom est constitué par du texte, ou par un schéma, ou même par un dessin. La seule contrainte, incontournable, est qu'il doit être au format A4 (21 cm x 29,7 cm), seul accepté par le rétroprojecteur.

Un transparent bien conçu doit être aisément intelligible par l'auditoire, tout en n'étant pas d'une trivialité par trop désespérante ; il doit contenir un minimum d'informations que les participants seront réputés trouver intéressantes et inédites, et doit de plus permettre au commentateur de développer, avec à la fois subtilité et concision, les idées-force apparaissant sur l'écran.

Et c'est bien là que la subjectivité du commentateur, dans la rédaction de son oeuvre, peut aisément conduire au burlesque ou au tragique. On observe en effet hélas très couramment, en schématisant, trois partis pris radicalement différents, mais tout aussi également désastreux.

Quand on n'a pas envie de faire compliqué

Le conférencier est, il faut bien le dire, un peu trop convaincu d'avoir en face de lui une bande de débiles mentaux, qu'il craint d'irriter ou d'endormir par des développements par trop complexes. Il redoute en outre par-dessus tout qu'on lui reproche plus tard d'avoir dévoilé des informations compromettantes pour la Société. Il se limitera donc délibérément à des généralités extrêmement générales. On doit à l'honnêteté de dire que certains animateurs ne s'obstinent quant à eux à faire simple que de manière entièrement malhonnête et délibérée, pour la triste raison qu'ils ne connaissent eux-mêmes absolument rien du sujet qu'ils sont chargés de traiter.

Un transparent typique, conçu dans une telle optique, pourra donc, par exemple, se présenter, sur une pleine page, sous la forme suivante:

- Assurance qualité des matériels

. Nos matériels sont testés en usine de manière à détecter toutes pannes éventuelles.

. En cas de panne, nos matériels sont systématiquement réparés, puis retestés.

. Nos matériels de test sont également testés à des intervalles déterminés de façon judicieuse.

Un tel discours a l'avantage de ne laisser prise à aucune contradiction ni polémique de la part de l'auditoire. De plus, compte tenu de la pause-café qui s'approche, et du déjeuner qui va être généreusement offert par la Société, le risque de voir la salle se vider est minime. Néanmoins, la réputation de l'auteur a peu de chance d'en sortir grandie.

Quand on n'a pas envie de faire simple

Il est deux espèces de conférenciers hermétiques. La première est, comme précédemment, il faut bien le dire, un peu trop convaincue d'avoir en face d'elle une sinistre confédération d’imbéciles, qu'elle est donc fermement décidée à assommer définitivement par des développements interminables et rigoureusement incompréhensibles. Cette catégorie ne redoute en outre nullement qu'on puisse lui reprocher d'avoir dévoilé des informations compromettantes pour la Société, dans la mesure où celles qui vont être délivrées sont presque toujours inexploitables et volontairement fausses.

Les motivations du second présentateur-type sont elles radicalement inverses. Il est quant à lui persuadé de se trouver devant des interlocuteurs de très haut niveau, qui connaissent aussi bien que lui sinon mieux le domaine à traiter, dans lequel il est pourtant un expert de renommée pour ainsi dire mondiale. Il ne tient en tout cas à aucun prix, ni à décevoir, ni à passer pour un ignorant. Sa prestation se devra donc d'être à la hauteur de sa compétence à lui, bien réelle, et de celle, totalement imaginaire, de l'auditoire.

Dans les deux cas, le résultat sera le même. S'il s'agit de montrer un dessin ou un schéma, on l'aura obtenu après une demi-douzaine de réductions successives sur une photocopieuse en mauvais état. Déjà très complexe dans son format originel, il sera ainsi devenu parfaitement illisible, et les explications seront à l'avenant. Bien entendu, il est hors de question d'y mettre de la couleur, car cela pourrait faciliter un tant soit peu la compréhension du public, ce qui ne manquerait pas de le déconcentrer, de lui rendre les choses par trop faciles, et de lui permettre ensuite d'en faire profiter n'importe qui.

Ce n'est pas un manque de moyens ni de temps, c'est une volonté. Soit le commentateur ne veut laisser à personne la moindre chance d'assimiler quoi que ce soit à ce qu'il raconte, soit il considère que, lui-même n'ayant pas besoin de coloriages pour expliquer de quoi il retourne, il n'y a aucune raison pour que d'autres puissent trouver cela utile. Nous ne sommes tout de même pas à l'École Primaire.

S'il s'agit de texte, on versera dans une littérature aussi prolixe qu'absconse. Pas question ici d'utiliser des gros caractères ni du gras, et encore moins du souligné. La page sera remplie de haut en bas avec un seul paragraphe, des marges minimales, et avec un corps de caractère exigeant des jumelles de marine pour qui se trouve à plus d'un mètre de l'écran. L'écriture pourra être extrêmement diverse selon les goûts littéraires et la sensibilité de l'auteur, allant de René de Chateaubriand à Marcel Proust, en passant quelquefois par Stéphane Mallarmé. Avec toutefois une caractéristique invariable : l'absence de toute affirmation péremptoire et de toute conclusion. Les grands esprits ont en effet pour vocation de douter, pas d'asséner des vérités hâtives. Ce serait trop facile.

Et c'est ainsi que l'on a parfois la chance d'être gratifié de lumineuses démonstrations écrites et projetées, dans le style des exemples, pris au hasard, ci-après .

- Magnetorheological fluids

. Une utilisation potentielle dans les circuits hydrauliques permettrait de se passer de valves mécaniques. Cependant les fluides actuellement connus sont des ferrofluides en suspension de ferrites ou de ferrites microencapsulées, avec des surfactants. On risque fort des problèmes de fluidité et d'usure ainsi que des problèmes de stabilité à long terme.

- Architecture consolidée ou distribuée ?

. Si les commandes de vol du char d'assaut amphibie Neptune devaient être développées dès à présent, nous choisirions sans l'ombre d'une hésitation la configuration à électronique consolidée, comme étant seule capable d'assurer la sécurité du système, tout en nécessitant des coûts d'études, de réalisation et de maintenance extrêmement bas, en comparaison avec la configuration à électronique distribuée. Cependant, le principal désagrément de cette solution réside dans l'augmentation de poids résultant des contraintes de câblage. Dans la mesure où l'on peut prédire que l'électronique à haute température progressera de manière substantielle dans les années à venir, permettant ainsi de construire et de monter sur des matériels des composants électroniques qui présenteraient un taux de panne raisonnable -sans espoir cependant qu'il puisse devenir aussi bas que celui d'un composant fonctionnant à 40°C-, compatible avec les analyses des modes de défaillances et de leurs effets, et avec des objectifs de sécurité affectés des marges nécessaires, alors il serait possible d'avoir recours à la configuration à électronique distribuée, ce qu'à vrai dire nous avons déjà expérimenté sans trop de succès par l'utilisation de liaisons digitaloptiques, bus ou point à point, nous ne saurions trop insister sur ce point.

Devant d'aussi éblouissantes démonstrations de savoir, devant des démarches scientifiques aussi scrupuleuses, l'auditoire a pour habitude de prendre son mal en patience. Il est rare que les questions fusent. Par ailleurs, le respect de l'érudition inhibe souvent la mauvaise humeur, le plus difficile étant de ne pas se laisser aller à des fous rires nerveux. Mais là encore, la pause-café et le déjeuner rétabliront une certaine convivialité. Cependant, une fois de retour chez eux, les malheureux s'empresseront d'établir un portrait-robot du conférencier, à l'usage de leurs collègues, en les avertissant qu'ils devront s'attendre au pire s'ils ont le malheur un jour d'avoir affaire à lui. Ou peut-être, plus sournoisement, en leur disant avoir fait la connaissance d'un conférencier exceptionnel dont ils se devront de ne pas manquer la prochaine prestation.

Quand on pratique la langue de bois brut

Là encore, il y a plusieurs catégories : ceux qui le font exprès pour éviter de se fatiguer, ceux qui ne savent pas s'exprimer autrement, même à la maison, et ceux qui croient sincèrement oeuvrer pour le bien-être de la Société ; les premiers étant généralement un peu moins jeunes et frais émoulus que les autres.

Dans tous les cas, la manoeuvre va consister à s'exprimer dans un langage aussi pompeux que vide de sens, capable d'endormir le plus irréductible des insomniaques, et en tentant de faire croire qu'il est le fruit d'une réflexion approfondie et d'un intellect qui n'est pas donné à tout le monde.

Un bon spécialiste de la langue de bois industrielle et manageriale n'a peur de rien, et surtout pas du ridicule. On pourrait faire un dictionnaire à l'usage des enfants des Grandes Ecoles avec le sabir et les expressions grotesques, pompeux et dépourvus de toute signification, employés ad nauseam dans les salles de réunion de nos belles entreprises.

La réaction du public en ces pénibles circonstances est un peu imprévisible. Il est de plus en plus fréquent que l'on tombe sur des gens d'une formation analogue à celle du présentateur, et qui donc vont se sentir bien heureux d'avoir affaire à des gens capables comme eux d'expliquer aussi brillamment et simplement des concepts terriblement ardus. Mais attention, il arrive aussi que l'on ait affaire à des paysans obtus, qui eux considèrent, à tort bien sûr, qu'ils ne se sont pas déplacés pour qu'on ne leur parle dans une langue étrangère. Ces personnages incultes ont même parfois des réactions assez violentes, mais qui, rassurons les conférenciers en puissance, vont rarement au-delà de l'insulte.

Un exemple parmi cent d'une présentation de ce type est fourni ci-après. On y met l'accent sur la notion de groupe de travail. Pour apprécier la pertinence du propos, il faut savoir qu'un groupe de travail est généralement constitué d'un ensemble de volontaires désignés d'office, qui ne se connaissent pas, qui ne s'aiment pas, et qui sont obligés de se réunir périodiquement pour tenter d'améliorer une situation quelconque. Curieusement, on remarque souvent que la qualité des résultats est inversement proportionnelle au nombre de membres du groupe et à la durée des débats. L'idéal étant donc un groupe de travail constitué d'une personne, qui ne se réunit jamais.

- Amélioration du processus

. Un groupe de travail réunissant la quasi-totalité des intervenants a récemment permis d'identifier avec certitude les principaux dysfonctionnements du processus.

. Un second groupe de travail vient d'être chargé de déterminer les actions correctives à mettre en oeuvre pour améliorer le processus.

. Un troisième groupe de travail sera chargé de vérifier l'adéquation, au niveau du processus, entre les résultats et les objectifs.

Certains sociologues depuis quelques années expliquent la vogue actuelle du mot "processus" par le fait qu'il provoquerait phonétiquement au niveau de l'inconscient des auditeurs des fantasmes plus ou moins lubriques. Des expériences menées par des spécialistes suisses sur des chimpanzés mâles et femelles tendent à corroborer cette audacieuse théorie. L'emploi du mot "processus" est d'ailleurs fortement déconseillé aux conférencières, sous peine de faire l'objet de sourires en coin plutôt vulgaires ou même de manifestations d'hilarité parfaitement déplacées.

Le médium c'est le message

Le rétroprojecteur est un instrument d'apparence simple. Il suffit de le mettre en marche, de poser un transparent sur la vitre et de régler une bonne fois pour toutes la netteté de l'écran. Tout ingénieur un peu expérimenté en serait normalement capable si la présentation avait lieu dans sa cuisine, à l'intention de son épouse, de ses enfants et de son chat. Mais voilà, c'est compter sans le stress ou même la terreur qui vont s'emparer de l'officiant au moment de commencer à oeuvrer.

Si la mise en route et le réglage posent rarement problème, dans la mesure où il y a presque toujours quelqu'un dans la salle, collègue ou client, qui sait comment ça marche et qui est trop heureux de faire ainsi étalage de sa science, le maniement proprement dit du transparent n'est quant à lui pas si simple.

Il y a en effet huit manières de le poser sur la vitre du rétroprojecteur, dont seulement une est la bonne. Rares sont donc ceux qui la trouvent au premier essai, sans se ridiculiser en projetant leur texte à l'envers ou la tête en bas.

Le problème se corse encore un peu plus lorsque l'on a eu l'intelligence et le soin de placer le transparent dans une pochette, également transparente, destinée à ne pas l'endommager et à le mettre dans un classeur pour qu'il puisse resservir par la suite. Hélas, ladite pochette est trop souvent munie de rabats non transparents, fort pratiques assurément, mais à la condition expresse que l'on ne se soit pas trompé de sens pour l'insertion ; et hélas fort irritants dans le cas contraire, naturellement le plus fréquent, par leur obstination à se rabattre sur la vitre du rétroprojecteur, dissimulant ainsi aux spectateurs un bon tiers du sujet traité.

Concernant la dissimulation, il est des manières encore plus radicales, sinon primaires, de ne pas montrer ce que l'on est censé faire voir. La plus simple consiste à se placer précisément devant le projecteur pour obscurcir totalement l'écran. C'est amusant, cela fait réagir agréablement l'assistance, mais ça ne peut pas durer éternellement. C'est pourquoi on préfère bien souvent la méthode qui consiste à montrer tel ou tel détail du transparent, non pas sur l'écran, en utilisant une jolie baguette en bois ou un stylo télescopique, voire même un rayon laser pour les entreprises les plus fortunées, mais directement sur le rétroprojecteur, avec les doigts, réussissant ainsi la projection désopilante d'une main, d'un avant-bras ou d'un coude obscurcissant tout le reste.

Certains pervers enfin considèrent qu'en masquant l'écran ils font preuve de pédagogie. La matière de leur exposé étant trop dense pour être dévoilée brutalement, ils projettent délibérément leur transparent avec un cache improvisé, qui ne laisse dans un premier temps apparaître que la première phrase, et ne dévoilent la suite qu'à mesure que leurs explications progressent et que la compréhension est supposée s'établir dans les crânes obtus des participants. Le gain de temps est énorme et l'effet comique est assuré.

Mon Dieu que c'est bête !

Voici donc un cadre bien sous tous rapports amené à faire un intelligent exposé à partir d'un support qui ne l'est pas moins. Idéalement il aurait écrit et supervisé le texte la veille ou l'avant-veille, et l'aurait corrigé jusqu'à la dernière seconde, au point que les copies papier aux mains des participants à la réunion n'auraient qu'un lointain rapport avec ce qu'il va à présent montrer, et pour ne pas dire développeraient des thèses radicalement contraires. Preuve s'il en était besoin que la réflexion est toujours en éveil, et la remise en cause permanente.

La réalité hélas est tout autre. Il est fréquent que le conférencier découvre, en même temps que l'assistance, un exposé absolument consternant, avec lequel il se trouve en total désaccord. Il pourra s'agir d'un texte qu'il aura écrit lui-même cinq ou dix ans plus tôt, qui sera devenu totalement obsolète, et dont du reste il n'aura pas conservé le moindre souvenir ; il aura pu aussi l'écrire lui-même, peu de temps auparavant, mais sous l'emprise de boissons légèrement alcoolisées ; enfin, c'est peut-être un de ses détestables collaborateurs qui s'en est chargé, prenant un plaisir malsain à trahir délibérément sa pensée profonde du présentateur.

Certains font contre mauvaise fortune bon coeur et restent imperturbables devant l'adversité. Le langage de l'entreprise est un et indivisible. Les opinions personnelles sont faites pour le rester. On assènera donc sans sourciller des kyrielles de contrevérités conformes à la chose écrite. Les règlements de comptes internes viendront plus tard.

Mais tout un chacun ne parvient pas à un tel degré de stoïcisme. D'autant que c'est l'occasion, une fois de plus, de démontrer la supériorité de l'homme sur l'écrit. En l'occurrence, les stratégies de contournement ne manquent pas. Faire semblant de découvrir ce qui est écrit en même temps que l'assistance est par exemple excellent. Cela démontre que l'on est tellement débordé qu'on n'a pas eu le temps de le faire avant. Cela permet aussi de gagner du temps en s'accordant à chaque page quelques instants de réflexion avant de déclarer avec une supériorité intellectuelle évidente que tout cela est totalement dépourvu d'intérêt, et même complètement faux.

Plus radicalement, rien n'interdit de sauter purement et simplement les pages que l'on juge inutiles, de déclarer que tel schéma est beaucoup trop compliqué pour qu'on entreprenne de l'expliquer, que tel autre est tellement trivial qu'il se passe de commentaires, non plus que de se faire le contradicteur impitoyable, point par point, de la chose écrite. Et dernière manière, imparable, de décourager à jamais et sans appel la moindre critique, c'est celle qui consiste à faire fi de la numérotation initiale, en commençant par le milieu, en poursuivant par toute une série de retours en arrière, alternant avec d'audacieux bonds en avant, et en terminant comme on a commencé, c'est-à-dire par le milieu.

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