PABLO P. - DIRECTEUR TECHNIQUE - RETRAITÉ - NATURE PLACIDE - GOLFEUR ÉMÉRITE -TENNISMAN - FOOTBALLEUR
Lui ? Vous voulez que je vous parle de lui ? Ah mais volontiers. Tout le plaisir sera pour vous. Alors vous allez voir, c'est simple. J'en ai connu, des ingénieurs, mais des comme lui, jamais. De toute ma carrière jamais je n'ai rencontré chez un homme autant d'horreur et d'incompréhension vis à vis de la technique. Il aurait été incapable de dessiner une rondelle. Je suis même à peu près certain que chez lui il était tout aussi incapable de remplacer une ampoule électrique. Et j'aurais payé cher pour le voir avec une perceuse entre les mains. Ça devait être quelque chose.
J'ai eu la funeste idée de le prendre directement sous mes ordres en 1989, alors qu'il croupissait depuis dix ans dans ce qu'on appelait alors le service clients, là ou mon génial prédécesseur, Chief Joseph Premier, avait coutume de remiser les alcooliques, les syndicalistes, les communistes et les malades mentaux. Parce qu'il faut vous dire qu'en ces temps-là, les clients on n'en avait strictement rien à foutre, d'autant que la plupart du temps c'était des militaires.
J'avais pour ainsi dire oublié son existence jusqu'au jour où son chef de service de l'époque, ce pauvre Littlejohn, est venu par hasard me la rappeler. Parce qu'en vérité je croyais l'avoir envoyé depuis longtemps dans notre usine de Haute-Savoie, à Notre Dame du Parmelan précisément, cet effroyable ramassis d'imbéciles et de crétins indécrottables. Mais Littlejohn m'a rappelé que Chief Joseph Premier s'y était à l'époque intelligemment opposé, en disant qu'il y avait déjà là-bas des cons en quantité suffisante et que ce n'était pas la peine d'en rajouter.
- Monsieur, j'ai chez moi quelques éléments méritants qui n'ont pas reçu d'augmentation depuis au moins dix ans. Certains sont un peu démotivés.
- Hein ? Démotivés ? Mais dites-leur plutôt de s'estimer heureux que je ne les foute pas à la porte immédiatement. Enfin quoi, merde, Littlejohn, vous savez bien que vous êtes à la tête d'une collection de buses et de mulets. Et que ce que vous appelez votre service ne sert rigoureusement à rien. Osez donc me dire le contraire.
- Monsieur, je ne suis pas tout à fait de votre avis, si vous me le permettez. Monsieur Pé, par exemple, pour vous n'en citer qu'un, est quant à lui particulièrement appliqué, ponctuel et efficace. Au point que je ne sais pas ce que je deviendrais sans lui.
- Ah vraiment ? Vous êtes sûr ? Eh bien puisque vous me le dites, je vais y réfléchir. Tiens, dites-lui donc de passer demain matin, que je voie à quoi il ressemble. En attendant, pour les augmentations, revenez plutôt me voir dans deux ou trois ans.
- Oui, Monsieur, merci infiniment, mais dites-moi, vous n'allez pas me le piquer, au moins ?
- Littlejohn, enfin, quoi, vous me connaissez depuis vingt ans. Vous savez bien qu'on peut me faire confiance.
Et c'est ainsi qu'en moins de deux semaines j'ai appris à Littlejohn à se passer de Monsieur Pé. De lui, je savais seulement qu'il était capable de faire une phrase de trois lignes sans faute d'orthographe, et qu'il parlait à peu près couramment anglais. Alors je me suis dit, tiens, un intellectuel à la direction technique, ça va me changer pour une fois de tous ces imbéciles des Arts et Métiers qui me pourrissent la vie. Moi-même d'ailleurs, je dois l'avouer, je n'ai jamais été très porté sur l'écriture. Je me limitais généralement à une note par an, qui disait que cette année les vacances ça serait du 14 juillet au 15 août et que ça vous plaise ou non. Et quant au niveau d'anglais de mes ingénieurs, il laissait un peu à désirer. J'en avais bien un ou deux qui savaient dire good morning et thank you, sinon rien à faire. Bien entendu, je suis moi-même parfaitement bilingue, mais avec mon accent de Los Angeles, légèrement hispanisant, les visiteurs étrangers avaient souvent du mal à me comprendre.
Au laboratoire où il avait commencé sa carrière, il s'était principalement distingué par sa totale incapacité à effectuer la moindre tâche manuelle, et par son habitude de détruire tout matériel qu'il se hasardait à toucher. J'en ai eu rapidement confirmation par moi-même et de visu, un matin dans mon bureau qu'il avait oublié son briquet. Je lui ai aimablement prêté le mien, et il l'a regardé dans tous les sens pendant plus d'une minute sans réussir à l'allumer. Je le lui ai heureusement repris avant qu'il ne le casse. L'ingénieur le plus nul, sans aucun doute, de toutes les promotions réunies des Écoles Centrales françaises.
Quand j'y repense, je me dis que j'aurais peut-être dû me ranger à l'avis de mes collaborateurs les plus proches, que j'avais quand même pris la peine, par acquit de conscience et par souci de concertation, de consulter.
- Hein, Indiana, vous qui êtes un homme d'expérience, vous en pensez quoi, de mon idée, dites-moi ? Hein, qu'elle est bonne ?
- Ah, Monsieur, bon sang, j'en dis que c'est la meilleure que vous ayez eue depuis au moins dix ans. Vous allez voir qu'avec lui le bureau d'études va prendre un essor dont vous n'imaginez pas l'ampleur, qu'il va devenir tout simplement méconnaissable. Vous savez, naturellement, que la résistance des matériaux, la thermodynamique et la métallurgie n'ont aucun secret pour lui ? Qu'il calcule et dessine à la perfection ? Enfin, quand même, s'il vous plaît, attendez un peu avant de le nommer directeur du bureau d'études à ma place. À cinq ans de la retraite, ça me ferait de la peine.
- Oui, bon ben ça va, merci. Je vois bien que vous êtes sceptique. Et vous avez tort. Et vous, Ruaputte, c'est quoi votre avis ? Essayez pour une fois de me le dire calmement.
- C'est vous le directeur et vous faites ce que vous voulez. Mais alors vous allez lui interdire, à ce connard, de s'approcher de mon bureau et encore plus d'y entrer. Sinon, j'achète un fusil et je le descends. Vous m'entendez, hein, je le flingue, et à la chevrotine encore. Vous êtes un malade, Monsieur, un fou furieux, pour avoir des idées pareilles ! Vous voulez ma démission, c'est ça ? Parce que si c'est ça, c'est lui ou moi !
- Ah mais merde, Ruaputtel, arrêtez de hurler comme ça. C'est épouvantable, le caractère que vous avez. Qu'est-ce qu'il vous a fait, d'abord, pour vous mettre dans des états pareils ?
- Il m'a fait qu'en 76, l'année de la canicule, Chief Joseph Premier, votre illustre devancier, qui était tout de même moins fou que vous, me l'a collé sur les reins pendant un mois. Pour compléter son éducation, il m'a dit. Oui mais pour la compléter il aurait fallu qu'elle soit commencée. Le résultat, c'est que je suis tombé malade. Dépression gravissime. Deux mois de clinique, en soins intensifs. Douches froides et électrochocs. Et après, j'ai fait des cauchemars pendant au moins trois ans. Je ne veux pas que ça recommence, c'est tout.
Ce n'était pas très encourageant, mais j'ai tenu bon. Vieux cons, je me suis dit, ils ne comprennent rien à ma stratégie, c'est tout. Alors comme d'habitude, je me suis passé de leur avis.
Et voyez-vous, avec le recul, je ne regrette pas totalement de ne pas les avoir écoutés, et de l'avoir logé, nourri, primé et augmenté pendant dix ans, même si vers la fin il m'a sérieusement fatigué les nerfs.
Parce qu'il n'avait pas que des mauvais côtés, tout au moins au début. La première de ses qualités, et la plus importante à mes yeux, c'est qu'il adhérait totalement à ma vision du monde. Il était comme moi un fervent partisan de l'immobilisme et du statu quo, allergique à toute notion de changement ou d'évolution. Le mot "modification" lui faisait horreur. La conclusion explicite et invariable de toutes ses productions en matière de littérature technique était qu'il était absolument souhaitable et même impératif de ne toucher à rien. Ce qui a toujours été mon avis.
Car j'ai, voyez-vous, réussi à tenir la direction technique à bout de bras pendant quinze ans sur une idée simple mais redoutablement efficace.
Mon prédécesseur, l'illustre Chief Joseph Premier, en effet était un homme de génie. Moi aussi, mais un peu moins. Donc, s'il avait choisi de faire dessiner et fabriquer une chose quelconque, n'importe quoi, une rondelle, une vis, comme il avait fait, c'est qu'il avait de bonne raisons, même si personne ne comprenait plus lesquelles. Il était donc essentiel de ne jamais rien modifier, sinon on courait à la catastrophe.
Monsieur Pé en outre, indéniablement, était pourvu de qualités littéraires très développées, qu'il a mises à mon service dès son arrivée et au delà de toutes mes espérances. Sur n'importe quel sujet et surtout quand il n'y connaissait rien, ce qui était presque toujours le cas, il présentait à ma signature un minimum de trois pages écrites en caractères minuscules. J'ai un peu protesté au début. Vous savez, Monsieur Pé, je ne suis pas très habitué, je préfèrerais nettement comme avant, quand c'était écrit gros, pour moi ce serait plus facile à lire. Et puis notez aussi que la plupart des destinataires de mes notes sont plus ou moins presbytes, vu leur grand âge. Ça va les fatiguer. Oui Monsieur, m'a-t-il très intelligemment rétorqué, mais comme vous le savez, ils sont aussi terriblement casse-couilles. Et nous ne sommes pas là pour leur faciliter la vie. Rendez-vous compte, quand ils ont fini, ils ne se souviennent même plus du début. À l'évidence il avait raison. Alors je me suis dit, le mieux c'est que je luis laisse son écriture microscopique et que je signe sans lire. De toute façon ça ne risquait pas grand-chose, vu qu'il n'écrivait jamais rien de compromettant.
J'ai noté quand même que presque toujours il arrivait à caser un peu de latin et de poésie dans ses notes. Au début j'étais un peu réticent. Dites, vous êtes sûr que c'est vraiment nécessaire de citer Sénèque et Rimbaud à propos de nos joints en caoutchouc qui fuient ? Oui Monsieur, parce que le latin et la poésie c'est comme la Légion d'Honneur, ça ne sert à rien mais ça impressionne les imbéciles. J'étais radieux en entendant ça. C'est parfaitement bien raisonné, Monsieur Pé, surtout que les imbéciles dans la société, c'est pas ça qui manque. Vous m'avez convaincu. Allons-y pour Sénèque et Rimbaud.
Sa méthode a porté ses fruits. Rapidement mes collègues directeurs, pour la plupart de sinistres crétins à demi gâteux, se sont mis à s'adresser à moi avec une déférence à laquelle ils ne m'avaient pas habitué. Au point que certains ont commencé à vouloir me le piquer. Mais j'ai tout de suite trouvé la parade. Oui, oui, je disais, en plus d'être ingénieur, il est bel et bien agrégé de lettres classiques, et je vais me faire une joie de te le muter, puisque ça a l'air de te faire plaisir, même si ça me coûte énormément de devoir me passer de lui, et alors tu vas voir qu'il va sacrément te remonter le niveau de ta division de minables, c'est sûr et certain. Mais il faut quand même que tu saches une petite chose, c'est qu'il ne travaille que le matin, et seulement du mardi au vendredi. Parce que le reste du temps il est ivre mort. Et en plus, je crois qu'il fume du haschich et qu'il est homosexuel.
Et c'est ainsi que j'en ai découragé plus d'un. Mais je ne savais pas encore hélas à quel point l'avenir me donnerait raison.
En fait, je n'ai eu à subir qu'une seule alerte un peu sérieuse, qui s'est produite un peu avant, en fait, que je ne récupère Monsieur Pé chez moi. C'est quand le Président nous a envoyé ce gros con de Sigougnart, sous prétexte de créer une direction technico-commerciale, comme si on avait besoin de ça. Côté technico, on avait déjà Monsieur Pierre, dont je vous reparlerai, que j'aimais bien mais qui n'était pas trop montrable, à cause principalement de son alcoolisme et de son mauvais caractère. Côté commercial, il y avait deux ou trois imbéciles qui savaient à peine lire et compter, et ça allait très bien comme ça. Oui mais voilà. Moi, m'a dit le Président, tout ce que je veux, c'est ne plus jamais entendre parler de lui. Il nous a fâchés avec la moitié de la planète, Sigougnart, ça suffit comme ça. Au moins, chez vous, il se tiendra tranquille.
Oui mais moi, je le connaissais bien, Sigougnart. Dès les années soixante, j'avais commencé à m'engueuler avec lui, c'est pour vous dire. Et donc je savais que ce n'était pas du tout son genre, de rester tranquille. La preuve, c'est qu'en moins de trois ans il nous a menés au bord de la faillite, en faisant de la vente à perte sa spécialité. Jusqu'à ce que le Président dans sa grande sagesse le mette définitivement hors d'état de nuire en lui trouvant une place de directeur des ascenseurs et du mobilier de bureau, et en Belgique, en plus.
Et donc, je me suis fait un devoir de l'ignorer, jusqu'à ce qu'un soir ce pauvre Littlejohn se mette une fois de plus à pleurer sur mon épaule.
- Monsieur, je vais avoir besoin de quelqu'un pour le remplacer.
- Remplacer qui ? Quelqu'un est mort, chez vous ?
- Monsieur Pé. Vous savez bien qu'il travaille au technico-commercial, à présent, chez Sigougnart. Ça fait facilement six mois que je ne l'ai pas vu à son bureau.
- Comment ça ? Et c'est qui, qui l'a muté ?
- Il s'est muté tout seul, avec votre accord, d'après ce que m'a dit Sigougnart.
Dix minutes plus tard j'étais dans le bureau de Sigougnart.
- Tu te prends pour qui, espèce de connard ? Tu t'imagines que tu vas me piquer tous mes ingénieurs les uns après les autres et que je ne dise rien ?
- Non, pas tous. Seulement cinq ou six. Le Président m'a donné les pleins pouvoirs pour redresser la situation commerciale de la division, qui est déplorable, et je t'emmerde. Et puis ton Monsieur Pé, entre nous, c'est pas l'affaire du siècle. Tu ferais mieux de me remercier, au lieu de gueuler comme un âne.
- Je vais te remercier avec ma main sur la gueule, voilà ce que je vais faire. Et le Président, sache-le une bonne fois pour toutes, il peut plus te voir en peinture. Et Monsieur Pé, c'est peut-être un con, mais il est à moi, tu m'entends ? À moi.
Après la ruine de la division et l'affectation de Sigougnart à l'épluchage des pommes de terre, nous avons eu droit, pour le remplacer, à l'horrible Chaudelance. Encore plus con, mais tout de même nettement moins nocif. Comme pour Sigougnart, on en a hérité parce que plus personne ne voulait de lui nulle part. Et lui aussi, ça n'a pas raté, a essayé de me piquer Monsieur Pé, mais là je l'ai su tout de suite, parce que c'est lui-même qui est venu me le dire.
- Monsieur, vous allez rire.
- Ça m'étonnerait. Dites quand même, on ne sait jamais.
- Chaudelance m'a fait des propositions. Il m'a dit qu'en travaillant pour lui, ça pourrait donner une impulsion significative à ma carrière.
- Une impulsion vers la sortie, probablement. Et vous lui avez répondu quoi ?
- Que j'allais réfléchir, et n'en parler à personne, surtout pas à vous.
- Et vous avez très bien fait, une fois de plus. Alors écoutez, je ne vais pas me fatiguer à aller le traiter de tous les noms, il n'en vaut pas la peine. Donc, vous allez lui dire que c'est d'accord pour l'année prochaine. Et dans un an, pareil, et ainsi de suite. De toute façon, je serais bien étonné qu'il nous fasse plus de trois ans.
Et de fait, trois ans plus tard, exit Chaudelance, au revoir et bon débarras.
J'ai toujours trouvé étrange, pour ne pas dire irritante, cette manie qu'avait le Président de nous fourguer systématiquement ses directeurs en perdition. On a même eu droit à un ex-directeur d'usine, rapatrié sanitaire, qui vivait en clinique et de ce fait venait à l'usine et en repartait en ambulance. Au moins, avec lui, on a économisé la voiture de fonction. Le médecin-chef est venu lui-même m'exposer son cas.
- Il a souvent les larmes aux yeux quand il parle de vous. Il se souvient très bien que vous avez travaillé ensemble, il y a trente ans.
- Ben oui, mais à l'époque il n'était pas fou.
- Soyez sans inquiétude, il n'est pas méchant. C'est juste qu'il ne supporte pas la contradiction. Il lui faut seulement un bureau tranquille, sans téléphone et surtout sans secrétaire. À Poitiers, il en a violé deux. Et je ne vous parle pas des coups et blessures sur ses subordonnés. Vous auriez rapidement des ennuis avec la justice. Et aussi, il faudra bien vérifier qu'il prend ses médicaments à l'heure.
- C'est gai. Vous êtes certain que ça ne serait pas mieux que vous le gardiez enfermé ?
- Ça pourrait être fatal à son équilibre. Il a impérativement besoin d'un environnement de travail. Voulez-vous que je vous explique les fondements de l'analyse transactionnelle ?
- Non merci. Et je lui fais faire quoi, pendant la journée ?
- Des mots fléchés. Du sudoku. Il adore ça. Et le Monopoly, également, si vous pouvez lui trouver un partenaire.
Et c'est ainsi que pendant deux ans, j'ai payé un ingénieur des Arts et Métiers à jouer au Monopoly toute la journée. Et été obligé, en plus, de lui donner quotidiennement des directives.
- C'est comment, aujourd'hui ? Il est calme ? Il a pris ses pilules ?
- Ça va très bien, Monsieur. Il a acheté trois ou quatre maisons, dont une rue de la Paix, mais moi j'ai un hôtel avenue Mozart, et j'ai les quatre gares. Je l'attends au tournant. Du coup, il est quand même un peu fébrile. Il sent bien que je vais le mettre en faillite avant ce soir.
- Mais ça va pas ? Imbécile ! Vous allez m'hypothéquer l'hôtel immédiatement et lui vendre les gares pour une bouchée de pain. Et démerdez-vous pour aller en prison sans passer par la case départ. Vous voulez qu'il me fasse encore une crise de nerfs, ou quoi ?
Ah, que d'histoires. L'aéronautique est un métier passionnant, je peux le dire. Et très varié. Quand je commence à évoquer mes souvenirs, je ne m'arrête plus. Bon, mais alors Monsieur Pé, pour en revenir à lui, il possédait un autre don assez phénoménal, c'est qu'il pouvait fumer toute la journée sans interruption. Je suis moi-même plutôt gros fumeur, mais je dois admettre que sur ce plan-là personne ne lui arrivait à la cheville. C'est même en voyant ça que j'ai eu un de ces nombreux traits de génie qui m'ont rendu célèbre dans l'aviation civile et militaire pendant plus de quarante ans. Une initiative parmi les plus stratégiques de toute ma carrière.
J'ai donc pris l'habitude de le faire venir dans mon bureau tous les matins pendant une heure et demie, sous les prétextes les plus futiles. Et voyez-vous, moi j'ai du mal à fumer beaucoup le matin, alors que lui ça ne le dérangeait pas du tout. Le temps pour moi d'en fumer cinq, il en avait déjà écrasé douze. Et donc, je lui racontais, selon les jours, mes aventures de jeunesse ou l'intelligence de ma stratégie directoriale, et je le renvoyais dans ses foyers seulement sur le coup de neuf heures et demie. Ah, ce qui était agréable aussi, chez lui, c'est qu'il m'écoutait toujours avec la plus grande attention. J'en ai connu des impertinents qui se permettaient de m'interrompre au beau milieu d'une explication en me disant, Monsieur, excusez moi, il faut absolument que j'aille pisser. Mais lui, alors, intelligent et bien élevé comme il était, il avait l'élégance de venir me voir la vessie vide. Et donc ça fait que lorsqu'il quittait mon bureau, le cendrier débordait et il flottait dans toute la pièce un nuage de fumée opaque qui ne commençait à se dissiper qu'en début d'après-midi. Et j'interdisais naturellement à ma secrétaire d'ouvrir les fenêtres.
Oui, mais où est la stratégie, me direz-vous ? Patience, j'y viens. Figurez-vous qu'à cette époque on m'avait collé sur le dos un directeur technique adjoint dont je n'avais absolument pas besoin. Un garçon qui n'était pas totalement stupide, certes, mais alors pas du tout doué pour la mécanique que c'en était désespérant, et surtout terriblement désagréable et contrariant. Contrairement à moi qui ne me suis jamais mis en colère une seule fois en cinquante ans, lui il se mettait à devenir odieux pour un oui ou pour un non. Et en plus il me contredisait sans arrêt. Pour tout dire, à ses débuts d'adjoint, il me cassait les couilles depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil.
Seulement voilà, moi j'ai trouvé le défaut. Et le défaut, c'était que la fumée et l'odeur du tabac le rendaient atrocement malade. Et par conséquent, après le départ de Monsieur Pé, je savais que je pouvais sereinement poursuivre le cours de ma pensée jusque vers quatre heures, heure à laquelle je partais au laboratoire pour aller éclairer de mes lumières mes jeunes ingénieurs, sans que l'adjoint vienne me déranger. Il a bien essayé de m'envoyer des fax, mais évidemment je ne répondais jamais.
Et c'est ainsi qu'avec Monsieur Pé sous mes ordres, j'ai vécu plusieurs années comme dans un rêve.
Vous voyez bien, Indiana, que j'avais raison, je triomphais modestement. Ah mais oui, persistait celui-ci à persifler, mille fois raison. Vous verrez qu'il n'a pas fini de vous étonner, il prophétisait. C'est lui qui vous succédera, j'en suis certain. Quant à Ruaputte, il ne décolérait plus. Comment faites-vous pour tolérer ça, il éructait. Des âneries pareilles. La technique, la science et la mathématique insultées et ridiculisées à longueur de pages. Nous sommes devenus grâce à vous la risée de la société. La honte de l'aéronautique moderne. Puisque c'est comme ça, moi je n'écrirai plus jamais rien.
Je restais indifférent aux railleries et aux critiques. Je continuais à signer ses œuvres avec délectation et à lui faire des conférences matinales. Mais ça ne pouvait pas durer éternellement, hélas. J'aurais dû m'en douter. Pourtant je m'étais mis à lui donner des responsabilités. Quand ça m'emmerdait trop d'aller à des réunions, ou que je sentais que ça allait mal se passer, ou encore que je me doutais qu'une fois de plus j'allais me trouver devant une bande d'imbéciles et d'ignorants qui ne feraient rien d'autre qu'essayer de m'énerver, je l'envoyais à ma place. D'abord parce que sur le plan de la dialectique mensongère je l'avais plutôt bien formé, et puis de toute façon il aurait préféré se faire pendre au lustre du salon plutôt que de dévier si peu que ce soit de mes instructions. Surtout qu'il savait bien qu'en pareil cas je l'aurais étranglé de mes propres mains dès son retour.
Lui, je dois dire, généralement il prenait la mauvaise humeur de la clientèle avec flegme et philosophie. Une seule fois, il m'a téléphoné en catastrophe pour me dire que la réunion tournait à l'émeute, qu'il venait de se faire traiter de fou furieux incompétent, et que les services officiels allaient exiger de ce pas son licenciement. Ne vous en faites pas, je ne suis pas surpris, et c'est bien pour ça que je ne suis pas venu, je lui ai répondu, fou de joie. Je sens que mon message est bien passé. Tenez bon et traitez-les par le mépris. Je vous soutiendrai quoi qu'il arrive.
Et puis voilà, allez comprendre pourquoi, un beau jour, la catastrophe absolue. C'est arrivé tout d'un coup et sans prévenir. Il s'est littéralement fait exploser en vol. Dès que je me suis rendu compte de l'ampleur du désastre qu'il venait de provoquer, par toute une série de notes, de fax et de coups de téléphone totalement délirants et insensés, j'ai eu envie de le massacrer et de le foutre dehors sans autre forme de procès. Je lui ai hurlé dans les tympans pendant trois quarts d'heures en tapant des pieds et des mains. Et alors, croyez-moi que j'en ai engueulé plus d'un, des ingénieurs, jusqu'à les liquéfier, les tailler en pièces, les réduire en charpie, mais alors lui, ça ne lui a fait ni chaud ni froid. Je n'avais jamais vu ça. Une résistance quasiment surhumaine. Plus ça durait, plus il avait l'air enchanté par la situation. Il se contentait de me regarder avec un sourire béat. Plus je criais, plus il avait l'air content. Pour un peu, il m'aurait embrassé. Et le résultat, c'est qu'il m'a littéralement épuisé. À bout de forces, je me suis arrêté, abasourdi moi-même, et je l'ai regardé fixement.
- Et c'est tout l'effet que ça vous fait ?
- Monsieur, je suis totalement serein. Continuez, je vous en prie.
- Ah bon ? Serein ? Vraiment ? Ben dans le fond vous avez peut-être raison, et c'est moi qui m'énerve inutilement. Je ferais peut-être mieux d'aller me coucher. Vous aussi, peut-être, ça ne serait pas du luxe, vous ne croyez pas ? Je ne suis pas sûr, à bien y réfléchir, que vous soyez totalement dans votre état normal.
Il m'a quand même fallu trois semaines, pour ainsi dire à temps complet, pour réparer les dégâts. Si encore il s'était contenté d'incendier la direction technique, mais non, il avait aussi redoutablement sévi à l'extérieur et même jusque dans les États-Unis d'Amérique. En moins d'une semaine il avait réussi à laisser derrière lui un véritable champ de ruines. Au point que ça m'a rappelé Guernica. Le tableau, quel tableau ? Moi je vous parle de la ville. Picasso, d'ailleurs, était doué pour la peinture comme moi pour faire archevêque. Passons. Il n'en reste pas moins que par mon labeur acharné j'ai fini quand même par réussir à circoncire l'incendie.
Ce serait une catastrophe, de le perdre, a dit Indiana. Je ne vois pas comment le bureau d'études pourrait s'en remettre. Vivement qu'il revienne. C'est la meilleure nouvelle de ces vingt dernières années, a dit Ruaputte. Je vous en prie, faites en sorte qu'il ne revienne jamais.
Dans les premiers jours, personne ne comprenait rien, moi le premier. Tout le monde se perdait en conjonctures. Et je ne pouvais plus rien lui demander, vu que je lui avais pour ainsi dire ordonné de rester chez lui en attendant des jours meilleurs. Je lui ai quand même passé un petit coup de fil, au bout d'une semaine, pour voir. Pendant une demi-heure il m'a raconté dans le moindre détail le film qu'il venait de voir. Il en était encore tout bouleversé. Ça traitait de la pêche à la truite, au moyen de mouches en plastique. Il m'a même demandé si je pêchais moi-même la truite. Parce que lui, a-t-il précisé, dans sa jeunesse, c'était plutôt la tanche et la carpe, et à l'asticot ou au grain de blé. Il paraîtrait que dans le Poitou, la tanche adore le grain de blé. Et que la tanche farcie et cuite au four, c'est véritablement excellent. J'ai bien compris alors que l'aéronautique allait devoir se passer de Monsieur Pé pendant un moment.
De prime abord et de par mon expérience, j'ai pensé à une histoire de fesses. Et en particulier à celles de ma secrétaire, qui, je le dis en toute modestie, étaient proches de la perfection. Parce que des ingénieurs qui couchent avec la secrétaire de leur directeur, j'ai connu des cas. Pas chez moi, parce que sauf exception, mes secrétaires, je les choisissais toujours moches à faire peur. Sauf la dernière, Miss Trixie, mais elle, je ne l'avais pas fait exprès. L’horreur d’avant elle avait détruit par mégarde la totalité des archives informatique et mon adjoint, courroucé, m’avait dit : C’est elle ou moi. Et alors, quand c'est comme ça c'est simple, on vire la secrétaire et le problème est résolu.
Donc j'ai exploré la piste, avec toute la finesse dont je suis capable. Un soir qu'elle me faisait signer les inepties habituelles, sans la regarder je lui ai dit ah tiens, Miss Trixie, je sais pas pourquoi je pense à ça, hein, c'est juste histoire d'en causer vous et moi, mais je me demandais à tout hasard, vos, heu, rapports, heu, plutôt relations, avec, hein, son nom m'échappe, vous voyez qui c'est, ah oui, Monsieur Pé, comment vous dire, ça se passe bien ? Alors là j'ai cru qu'elle allait me taper dessus avec le parapheur. Elle a gonflé à bloc ses petits poumons, qui du reste et sans me vanter étaient eux aussi charmants, et elle m'a hurlé d'un bloc, en pleine figure : mes rapports avec Monsieur Pé sont inexistants et bien décidés à le rester. Et si vous me permettez une opinion personnelle, votre Monsieur Pé c'est un sale con et moins je le vois et mieux je me porte.
Je me suis dit alors, si ce n'est pas sexuel c'est peut-être nerveux. J'ai téléphoné au médecin du travail pour avoir confirmation. Une personne admirable du reste, mais très entêtée. Oui, elle m'a fait, c'est vrai qu'il vaut mieux qu'il soit chez lui qu'au bureau, mais ce qu'il a, ça relève du secret médical. J'ai un peu insisté en disant que moi c'était pas du tout pareil, vu que j'étais son directeur. Après le bordel qu'il m'a foutu, j'ai protesté, j'ai quand même le droit de savoir. Ben non. Secret médical quand même. Rien à faire. Enfin je n'avais pas tout perdu, je savais déjà que c'était un problème médical.
En désespoir de cause, je suis exceptionnellement allé demander l'avis de mon adjoint. Il pouvait de temps en temps être de bon conseil, quand il était de bonne humeur. Le problème c'est qu'avec moi il n'était que très rarement de bonne humeur. Enfin là, pour une fois, vu la gravité du problème, il a consenti à me dire quelques mots. Et alors là je suis tombé des nues.
- Je crois, Chief Joseph Deuxième, que ça relève de la médecine spécialisée.
- Ah bon ? Spécialisée en quoi ?
- En troubles mentaux. Une certaine forme de dépression, si vous préférez.
- Non, je ne préfère pas. Vous êtes en train de me dire qu'il est dingue ? Oh mais vous avez peut-être bien raison. Ça expliquerait en somme une partie de son comportement. Ah mais alors on va le foutre à l'asile, si c'est ça ?
- C'est bien possible, Chief Joseph Deuxième, je le crains, et peut être même pour un certain temps. À votre place, d'ailleurs, je m'en réjouirais. Et j'en profite pour vous dire, Chief Joseph Deuxième, que je ne suis pas trop enchanté par l'idée, lorsque vous prendrez votre retraite, de le recevoir en héritage. Parce qu'entre nous, la société sans lui se porterait aussi bien sinon mieux.
Ne vous inquiétez pas, j'ai dit aimablement, je ne suis pas encore en retraite. Mais se porter mieux, c'est vous qui le dites. Parce que je me demande bien qui c'est qui va me faire mes notes, à présent. Pas moi, a répondu sèchement mon pénible et acariâtre adjoint. Vous n'aurez qu'à essayer avec un ingénieur, ça vous changera. Et pour clore la conversation, il a ajouté, et s'il vous plaît, Chief Joseph Deuxième, ne faites pas en sortant comme la dernière fois, où vous avez réussi à mettre le feu à ma corbeille à papiers avec votre cigarette.
Eh bien finalement, à l'asile, ils ne l'ont pas gardé aussi longtemps que je l'aurais souhaité. Ou alors, c'est qu'ils n'en ont plus voulu et qu'ils ont préféré me le renvoyer. Je l'ai mis immédiatement hors d'état de nuire en ne lui prescrivant plus qu'un minimum de tâches parfaitement anodines et inutiles, qui ne risquaient en aucun cas de fâcher qui que ce soit. Mais de toute façon, je voyais bien que le cœur n'y était plus. Oui, je lui disais, c'est pas mal, mais ça serait mieux avec une ou deux petites citations comme vous le faisiez avant, hein, Tite-Live, Tacite, Horace, c'est vous qui savez. Ou alors un brin de poésie, Ronsard, Verlaine, je ne sais pas, moi. Monsieur, il répondait tristement, ça m'intéresse plus le latin, et la poésie encore moins.
J'ai bien essayé de lui remonter le moral une fois ou deux, mais rien à faire. Et en plus il avait le don de m'énerver. Regardez-moi, Monsieur Pé, moi qui vous parle, je suis un sportif de haut niveau. Grâce à cela j'ai été hospitalisé quatorze fois pour fractures diverses. J'ai été cassé de partout, plusieurs fois même, à certains endroits. Eh bien je vais vous expliquer, votre dépression, c'est exactement pareil qu'une fracture du tibia. C'est pas grave du tout. Et dès que vous êtes plâtré ça fait plus mal. Par contre, tant que vous avez le plâtre vous pouvez pas jouer au foot. C'est aussi simple que ça, la dépression.
- Hein, qu'est ce que vous en dites de mon raisonnement ?
- J'en dis, Monsieur, que je vais peut être aller me faire plâtrer le cerveau.
- Ah mais merde à la fin, vous comprenez rien. J'ai pas dit ça. Vous le faites exprès ou quoi ? Bon allez ça suffit, sortez d'ici tout de suite. Et repartez à l'asile, ça me fera des vacances.
Oui, parce que des fois, je lui faisais l'éloge de l'Assistance Publique, où j'aurais bien aimé qu'il retourne. Je vous assure, Monsieur Pé, moi à l'hôpital je me suis toujours senti très bien. On rigole avec les infirmières, on regarde la télévision toute la journée si on veut, on se promène dans le parc quand il y en a un, tout ça. Moi le seul reproche que j'ai, c'est le café du matin. Il est pas bon, pas assez chaud et on vous le sert trop tard. Je ne veux pas vous influencer, hein, vous savez bien à quel point on tient à vous ici, mais vraiment, vous iriez y passer cinq ou six mois, ça vous remettrait en pleine forme, j'en suis certain. Oui mais bon, qu'il disait dans ces cas-là, moi, rapport aux hôpitaux je suis phobique. Alors c'était reparti. Hein ? Pardon ? Ça veut dire quoi, ça ? Et comment ça s'écrit, d'abord ? Ah oui, et puis tiens, vous me faites chier, une fois de plus. J'en ai trop marre de vous. Et foutez-moi le camp avec vos phobismes à la con.
Oui, je sais, vous vous demandez sans doute pourquoi je ne l'ai pas foutu dehors, au lieu d'avoir à le supporter aussi douloureusement, pendant tant d'années. C'est simple. C'est parce que je ne pouvais pas. J'ai découvert ça très tôt, un matin, fortuitement, pendant une de nos réunions Marlboro. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il m'a foudroyé.
- Voyez-vous, Monsieur Pé, le grand malheur des entreprises, c'est les communistes. On essaie bien de pas en embaucher, mais ils sont tellement nuls, à la DRH, ils en laissent passer quand même. Faudrait avant toute embauche foutre aux candidats deux flics au cul pendant un mois, pour vérifier. Je les connais, moi. Ce sont des gens sans morale, sans déontologie. Vous êtes bien de mon avis ?
- Monsieur, c'est-à-dire, …
- Est-ce-que vous vous souvenez de la grande grève de 72, quand ils ont occupé l'usine ?
- Ah non, Monsieur, je faisais mon service militaire. Dans un régiment de parachutistes.
- Ah vraiment ? Moi j'étais dans les chasseurs alpins. C'était bien aussi. Très physique. Et vous avez sauté souvent ?
- Ah non, jamais. Je faisais chauffeur du colonel. Sans moi, le soir, il aurait bien été incapable de rentrer chez lui.
- Ça peut être intéressant aussi. Oui, pour en revenir à 72, je me revois encore, un dimanche matin à six heures, tout seul, marchant en tête d'un peloton de CRS, pour libérer les ateliers. Ah ça n'a pas traîné. Quand j'ai enlevé mon casque et qu'ils m'ont reconnu, les Rouges se sont rendus sans la moindre résistance.
- Ah Monsieur, j'aurais aimé voir ça. Mais sauf votre respect, à mon avis, il y a communiste et communiste. Moi par exemple, j'ai un ami qui l'est, on était à l'école primaire ensemble, c'est pour vous dire, et je le trouve très sympathique.
- Vraiment ? Vous ne le voyez plus, j'espère ?
- Ah mais si. Pour ainsi dire tous les jours. On déjeune tout le temps ensemble, vu qu'il travaille ici. Il est responsable des espaces verts.
- Mais quels espaces verts ? Y'en a pas. Juste un bout de pelouse de trois fois rien. C'est lui qui la tond ?
- Ah non. En tant que délégué syndical CGT, il a pas le temps. Par contre, c'est lui qui s'occupe de tous les cas de licenciements abusifs pour toutes les usines du groupes. Imbattable. Il connait le code du travail par cœur. À tous les coups il gagne, et le salarié est réintégré avec indemnités, excuses, promotion et arriérés de salaire. Ah non Monsieur, je vous assure, tout communiste qu'il est, c'est un homme très intelligent, et tout dévoué à la cause des salariés.
- Transmettez-lui mes amitiés, en ce cas. Et en sortant, demandez donc à ma secrétaire de m'apporter un Coca Cola. J'ai besoin de me détendre un peu.
C'est donc ce jour-là que j'ai compris que quoi qu'il arrive, je devrais me farcir Monsieur Pé jusqu'à la retraite. Enfin bon, l'essentiel, à cette époque dont je parle, c'est qu'il se tenait à peu près tranquille. Il était devenu totalement amorti et inoffensif, limite végétatif. Je ne manquais jamais de lui donner chaque année une augmentation substantielle et une prime conséquente en lui disant que j'appréciais beaucoup ses efforts. En réalité, je tenais par dessus tout à ce qu'il persévère dans l'inactivité. En outre tous les deux ans, je l'envoyais passer une semaine de vacances à l'autre bout du monde, pour assister aux séminaires Falcon. J'étais tranquille, je savais qu'il ne risquait pas de dire aux clients des choses désagréables. Et à moi aussi ça me faisait des vacances.
J'ai bien cru qu'il allait me foutre la paix jusqu'à ma retraite et que j'en étais définitivement débarrassé. Erreur, le pire était encore à venir. Car ce qui devait arriver arriva. Il s'est mis à boire comme un trou.
À vrai dire je n'ai pas été exagérément surpris. J'avais remarqué depuis longtemps chez lui des prédispositions certaines. Des tendances, lorsqu'on recevait des gens à déjeuner, à finir les bouteilles et à raconter des histoires graveleues. Mais ça restait dans les limites du raisonnable. Et puis voilà qu'on ne sait pas trop pourquoi, en un rien de temps il a passé la vitesse supérieure. 45 ans, j'ai entendu dire, c'est un âge où tout peut arriver.
Ce que je sais, c'est que son meilleur copain, monsieur Pierre, que j'ai déjà cité, était un ingénieur de haut niveau, qui d'ailleurs dans les années soixante eut la chance d'être mon adjoint, mais qui très jeune se tailla une impressionnante réputation d'alcoolique et d'obsédé sexuel notoire. Au point, le pauvre, qu'il en est mort. À sa décharge, je dois reconnaître qu'il a beaucoup contribué par ailleurs, en tant qu'adjoint, à désespérer Sigougnart et Chaudelance.
Toujours est-il qu'ils se sont mis à passer tous les deux des après-midis dans des bars, à s'offrir mutuellement des bières et des Calvados. Monsieur Pé a donc pris l'habitude de revenir au bureau sur le coup de trois heures et demie, l'œil vitreux et la démarche mal assurée.
Au début, je me suis un peu inquiété. Parce que, je le sais d'expérience, les alcooliques, dans une société, c'est souvent difficile à gérer. Ils se mettent à débiter des insanités au téléphone ou en réunion, ils deviennent trop familiers avec les secrétaires, ils insultent des personnes qui ne leur ont rien fait, et même parfois, ils se livrent à des violences physiques. Et c'est à nous après, pauvres directeurs, de réparer les pots cassés et de présenter les excuses. Mais alors lui, Dieu merci, rien de tout cela. La bière ça lui faisait l'effet comme pour moi de la camomille que me prépare chaque soir mon admirable épouse. Ça l'endormait.
Donc, pendant des mois, il a bu, il a dormi et moi j'étais totalement serein, jusqu'au jour pénible où il a franchi la porte de mon bureau sans y être invité, m'a regardé d'un air hagard et m'a dit, Monsieur, je suis alcoolique.
Manquait plus que ça. J'en connais des directeurs moins intelligents que moi qu'une telle déclaration aurait décontenancés. Des qui se seraient pris la tête dans les mains en disant, ah mon pauvre ami, quel malheur. Il faut d'urgence aller vous faire soigner. Expliquez-moi comment vous en êtes arrivé là et patati et patata.
Oui, mais moi j'ai des pratiques autrement plus efficaces. Et vous pensez bien qu'en quarante ans, des ingénieurs alcoolos, j'en ai soigné plus d'un. Souvent des Arts et Métiers, d'ailleurs, je n'ai jamais bien compris pourquoi.
Et j'en ai retenu deux choses. D'abord que ça ne sert à rien, ni de les réconforter, ni encore moins de les engueuler ou de les menacer, vu que de toute façon ils ne pensent qu'à continuer à picoler. Et puis que c'est totalement inutile aussi de leur faire des conférences ou de leur donner des conseils, sachant qu'ils auront tout oublié en moins d'une demi-heure.
De prime abord j'ai eu envie de lui dire un truc rigolo, du genre ben c'est toujours moins douloureux qu'une chaude-pisse, mais je me suis dit, non, c'est pas suffisant pour le décourager définitivement de venir me voir. Donc, comme plus d'une fois dans ma carrière de directeur, je me suis montré diaboliquement intelligent. J'ai allumé une cigarette, je l'ai regardé droit dans les yeux et je lui ai dit : Monsieur Pé, je ne vous ai encore jamais vu vous cognant la tête sur les murs du couloir. Ni étendu par terre les bras en croix à côté de votre bureau. Encore moins vomir sur la moquette. C'est pourquoi je peux vous affirmer avec certitude que vous n'êtes pas alcoolique. Et puis d'abord, un petit verre de temps en temps ça n'a jamais tué personne. Et notez que j'en ai connu des alcooliques, mais vous alors, non, pas du tout. Faites-moi confiance, vous n'avez pas le profil. Et après ça je lui ai fait un grand sourire en espérant qu'il s'en aille. Mais vous savez ce qu'il a eu le culot de me répondre ? Oui, mais c'est pas l'avis de mon médecin.
Alors là, j'ai employé les grands moyens. Le grand jeu. J'ai simulé une de ces colères terribles dont j'ai toujours eu le secret. Mais, mon pauvre ami, je lui ai hurlé, les médecins c'est tous des cons. Regardez-vous donc plutôt. Ça fait des années que vous me faites chier avec vos dépressions répétitrices. Et est-ce qu'ils ont guéri, vos médecins ? Ben non. C'est même de pire en pire. Et si moi je vous dis que vous êtes pas alcoolique, c'est que vous l'êtes pas et c'est pas la peine de discuter. Dehors et ne revenez plus jamais !
Et c'est comme ça que j'ai enfin eu la paix. Comme ça jusqu'à la retraite. Pas tout à fait, à vrai dire, mais ça il n'y était pour rien. C'est mon directeur adjoint qui m'a pourri la vie jusqu'au dernier moment avec ses initiatives révolutionnaires, stupides et désastreuses, que j'ai été obligé à passer le plus clair de mon temps à contrecarrer et à démolir. Avec Monsieur Pé, non, je n'ai plus jamais eu de soucis. Il arrivait le matin dans un état second, il se prenait ses trois ou quatre heures pour déjeuner, puis il faisait une petite sieste, et enfin il se levait péniblement et partait essayer de retrouver sa voiture et de rentrer chez lui.
Cela dit, je n'ai pas eu affaire à un ingrat. Pendant bien des années il m'a envoyé ses vœux, accompagnés de quelques paroles aimables. Et puis il a cessé. Je sais pourquoi. C'est parce qu'il est mort. Je sais bien que l'organisme humain est robuste, particulièrement les poumons, le cœur et le foie, mais tout de même il y a des limites.
Lui à ce qu'on m'a dit, c'est tout qui a lâché en même temps. J'ai exposé son cas à un ami à moi qui est proctologue, même qu'il me dit souvent, quand on joue au golf, tu vois Pablo, moi quand je suis en forme, je te loge une balle dans un trou du cul à quinze mètres. Oui, alors pour en revenir à ton ingénieur, avec les symptômes que tu me décris, le tabac et l'alcool, c'est pas ça du tout qui l'a tué, je suis formel. On appelle ça en réalité un cataclysme interne. C'est comme la mort subite du nourrisson. Totalement inexpliqué.
Je suis allé aux obsèques, naturellement. Tous mes ingénieurs étaient là, eux que j'ai tant aimés et si souvent engueulés. Je les ai tous embrassés, même Françis, celui que chaque jour pendant vingt ans, je me suis promis de foutre à la porte sous huitaine. Maxence et Maxou, celui qui est calme et l'autre pas. Le petit Jean-Yvon, mon préféré. Le paisible Jean-Do. Le petit Matin, que Indiana aimait tant. Cédric, qui m'a usé les nerfs avec ses inventions qui ne marchaient jamais. Noël, toujours aussi aimable, propre sur lui et poli. Franck, avec son diamant dans l'oreille et son piercing dans le nez. Monsieur Bouchon, expert émérite, toujours élégant et distrait, et qui voulait savoir où on mettait le cercueil après l'incinération. Et même Monsieur Roland, qui plus d'une fois m'a amené au bord du désespoir, en particulier la fois où il m'a dit qu'il ne pouvait pas téléphoner en Suisse, vu qu'il n'avait pas l'international sur son poste.
L'ancien directeur de la division également était là. Il a réussi à me fumer trois cigarettes et à me taper deux euro pour le parcmètre. Sinon pour l'essentiel, il a dormi. Par contre, j'ai été bien content de ne pas voir ni Sigougnart ni Chaudelance, ces deux misérables sacs à merde. Ils auraient fait tache. Pierre, son ami de bistrot d'autrefois, n'était pas là non plus, par la force des choses.
Il y avait nos secrétaires. Miss Trixie, la mienne, avec qui il avait fini par se réconcilier, et qui a chanté. Isabella était là, qui portait comme d'habitude une de ces tenues provocantes dont elle avait toujours eu le secret. Il ne manquait que Josette, avec son cabas et ses poireaux, et Suzon, qui passait ses journées à prendre l'ascenseur et à dire bonjour.
Et surtout j'ai vu mon ancien adjoint, lui aussi en retraite à présent, qui m'a chaleureusement serré la main en me déclarant, José mon ami, comme a dit un jour Alexandre Dumas à une de ses connaissances, alors qu'ils étaient tous les deux au lit avec une jeune maîtresse qui leur était commune, réconcilions-nous sur la place publique.
Nous avons même échangé quelques mots.
- Ça ne vous dérange pas, si je fume ?
- Mais je vous en prie. Faites comme chez vous.
- Merci. On est peu de chose, hein ? La vie, la mort ?
- J'allais vous le dire. Acta est fabula.
- Et vous avez vu ? Tous nos ingénieurs sont là. Les bons comme les mauvais.
- Oui. Je remarque aussi une impressionnante collection de piliers de bistrot et de malades mentaux.
- Ça vous étonne ? Moi pas. Mais notez qu'il avait vraiment des bons côtés. Je suis même bien content d'être venu.
- Eh oui. Et aussi pas mal de mauvais. Contraria contrariis curantur.
Et voilà l'histoire de Monsieur Pé. Qu'est que vous voulez que je vous dise de plus ? Qu'il a laissé à la direction technique un vide profond ? Que c'est une perte inestimable pour l'aéronautique ? Ah ça non, tout de même pas. J'ai le sens de l'humour, mais pas à ce point.
Et puis s'il vous plaît ne me parlez plus jamais de lui. Penser à lui ça me déconcentre, quand je joue au golf. Chaque fois que ça m'arrive, ça ne rate pas, j'envoie la balle dans l'étang.
Mais attendez. Ne partez pas si vite. Je vais vous livrer une confidence confidentielle. J’ai fait faire sur lui, vous vous en doutez , une enquête de moralité des plus poussées. Inutile que je vous énumère les turpitudes sans nom que j’ai découvertes. Mais le pire, le pire, c’est qu’il passait son temps à écrire des insanités sur le site informatique d’un torchon gauchiste, en utilisant un pseudonyme insensé, Batleby. J’ai longtemps cherché et mon épouse a trouvé. Lui qui ne faisait jamais de faute de frappe, il avait oublié le r de Bartleby.
Et voici, après quoi je vais au clubhouse boire ma verveine et je vous laisse divaguer, ce quelqu’un m’a dit :
Cette petite nouvelle de 70 pages est assurément l'oeuvre la plus connue de Melville avec Moby Dick. Elle n'en finit pas d'intriguer. Elle est célèbre pour la réplique répétitive et énigmatique de Bartleby "I would prefer not to" (je ne préférerais pas).
L'histoire nous est racontée par un notaire, un conseiller de la cour des comptes qui engage un nouveau scribe pour copier les actes. C'est Bartleby. Celui-ci apparaît comme un travailleur infatigable qui ne prend même pas de pause pour manger. Mais tout se gâte lorsque le narrateur, son chef, lui demande avec ses deux autres scribes de comparer les copies aux originaux. C'est à ce moment là qu'il déclare "Je ne préférerais pas". Le narrateur, abasourdi, ne proteste pas malgré sa surprise et les remarques de ses collègues. A part copier, il se refuse à toute autre action : manger, se promener, faire une course...
Quelle attitude adoptée face à ce phénomène ? Le narrateur est partagé entre l'énervement et la charité, la pitié : car il découvre un jour que Bartleby a véritablement élu domicile dans son bureau. Il s'y incruste alors que son patron lui a donné de l'argent pour qu'il parte. En vain bien sûr....Jusqu'au jour où Bartleby se refuse à écrire et passe ses journées à méditer devant la fenêtre.
Le notaire, bravé par son employé, mais n'osant pas appeler la police ni le faire quitter de force le bureau pour le brusquer, préfère déguerpir et changer de bureau ! Mais il sera malheureusement rattrapé.
L'intérêt de cette nouvelle réside surtout sur la dialectique éternelle du maître et de l'esclave. Le notaire est abasourdi devant les refus de Bartleby, son employé. Mais ce dernier est si vertueux, si appliqué qu'il ne peut laisser libre cours à sa colère. Il est plutôt tenté par la charité, tout en étant profondément déstabilisé et en étant obligé de changer ses habitudes.
Alors que l'auteur ne dit rien sur le mystérieux Bartleby, ses motivations, son passé, il décrit avec maestria les hésitations, les remords, les décisions du notaire. Que faire face à l'absurde ?
Cette nouvelle, d'abord plutôt comique évolue vers le drame de l'humanité : je vous laisse découvrir les dernières lignes qui donnent un semblant de solution à l'attitude de Bartleby.
Bartleby avait été un employé subalterne dans le Bureau Dead Letter à Washington, d'où il avait été subitement relevé par un changement dans l'administration. When I think over this rumor, I cannot adequately express the emotions which seize me. Dead letters! does it not sound like dead men? Conceive a man by nature and misfortune prone to a pallid hopelessness, can any business seem more fitted to heighten it than that of continually handling these dead letters, and assorting them for the flames? For by the cart-load they are annually burned. Sometimes from out the folded paper the pale clerk takes a ring: - the finger it was meant for, perhaps, moulders in the grave; a bank-note sent in swiftest charity: - he whom it would relieve, nor eats nor hungers any more; pardon for those who died despairing; hope for those who died unhoping; good tidings for those who died stifled by unrelieved calamities. On errands of life, these letters speed to death.
Ah Bartleby! Ah humanity!
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