vendredi 10 juin 2011

L'alcoolodépendance du Père Noël

En Alaska et comme partout, et comme chaque année à la même époque, Noël approchait. C'était là un événement qui invariablement avait le don de rendre d'humeur exécrable les six rennes du Père Noël, respectivement prénommés Mouloud, Rachid, Youssouf, Aziz, Saïd et Abdul, habitués il faut bien le dire à se la couler douce à longueur d'année. Et voilà qu'une fois de plus l'atroce corvée était en vue. Un de ces soirs, au lieu de rester bien tranquillement au chaud à regarder la télévision ou à jouer aux échecs, il leur faudrait cavaler toute la nuit dans les villes et les campagnes du monde entier, pendant que le vieux bonhomme s'efforcerait, en transpirant et en disant des gros mots, de passer à travers des cheminées trop petites pour lui ; et tout ça pour distribuer des monceaux de jouets ridicules à des hordes d'enfants tous plus insupportables et niais les uns que les autres. Rien que d'y penser, les rennes avaient la nausée.

Car de cette nuit d'horreur ils revenaient toujours, tous les six, fourbus, malades et frigorifiés. Ils mettaient généralement au moins un mois à s'en remettre. S'il n'avait tenu qu'à eux, tradition ou pas, ils auraient bien laissé le Père Noël faire sa tournée à pied, en métro ou en autobus, ou même à dos de chameau. Comme chaque année, donc, un vent de révolte soufflait autour des mangeoires.

- "Ah mais c'est qu'il commence à me les gonfler sérieusement, le grand-père," grondait Mouloud.

- "Moi, en tout cas, c'est la dernière fois, disait Abdul. En février, je prends ma retraite, et en Tunisie encore. Noël, à chaque fois j'attrape une crève pas possible. Et en plus je déteste la neige, et les enfants aussi, sinon plus."

- "On devrait se mettre en grève sans préavis, rien que pour l'emmerder," grognait Rachid.

- "Il aurait qu'à faire faire la tournée par des CRS, à notre place," ricanait Youssouf.

- "Meuh," faisaient les autres en signe d'approbation.

Mais, bon gré mal gré, l'arrivée de la nuit de Noël était imminente et inéluctable. Un soir vers neuf heures, donc, la porte de l'écurie s'ouvrit, et le Père Noël, qui avait déjà enfilé son beau costume rouge, tout propre et bien repassé, se mit à taper dans ses mains en s'écriant d'une voix forte :

- "Allez les monstres, c'est ce soir le grand soir. Quand faut y aller, faut y aller. Remuez-vous un peu le cul, on est déjà en retard."

La consternation se lisait sur les visages des rennes.

- "On pourrait pas remettre ça à dans deux trois jours, disait Abdul. Je me suis fait une entorse au genou en faisant du ski."

- "Et vous avez vu le temps qu'il fait ? protestait Aziz. On va encore tous être malades comme des chiens."

- "Et en plus, il y a une émission de Pradel à la télé, ajoutait Rachid. Il est super, Pradel, moi je dis. Même qu'il aime beaucoup les animaux."

- "Meuh," faisaient les autres en signe de désapprobation.

Mais le Père Noël restait inflexible. Il était même au bord de l'énervement.

- "Mais c'est la nuit de Noël, nom de Dieu ! Les enfants attendent leurs cadeaux, enfin quoi merde ! Qu'est-ce qui m'a foutu une pareille bande de feignants ! C'est tous les ans la même chose ! Pour la centième fois je vous rappelle que j'ai des responsabilités, moi ! Faut vous remuer et plus vite que ça ! Par contre, demain matin en rentrant, si vous vous êtes bien tenus, fit-il en se radoucissant, je vous ferai un bon café bien chaud."

- "Avec un calva, alors ?" questionna Youssouf d'un air soupçonneux.

- "Absolument, répondit le Père Noël, et même de la poire, si tu veux."

De guerre lasse, les six rennes, en grommelant, se laissèrent donc sans enthousiasme atteler au traîneau. Le Père Noël quant à lui avait fini de remplir sa hotte de cadeaux pour tous les enfants de la terre. Après avoir bu deux ou trois petites poires, pour éviter d'avoir froid pendant le voyage, il se hissa enfin péniblement sur le traîneau.

- "Allez hop, les monstres, s'écria-t-il joyeusement, à Asnières !"

- "Ah bon, pourquoi Asnières ? Pourquoi pas Gennevilliers ?" demanda Abdul.

- "Mais tu le sais bien, bon Dieu de bois, lui répondit Mouloud. C'est comme ça tous les ans. Il a un petit neveu, là-bas, qui étudie les langues orientales, et il commence jamais sa tournée sans d'abord aller lui dire bonjour."

Cette année-là, le trajet entre l'Alaska et Asnières fut remarquablement court. En raison d'une grève surprise des commandants de bord d'Air Inter Europe, il n'y avait ce soir-là, dans le ciel, que très peu de circulation. Il était par conséquent à peine dix heures lorsque le Père Noël et ses rennes atteignirent le pont d'Asnières. Le vieil homme était un peu perdu, mais heureusement les rennes connaissaient le chemin. Ils se dirigèrent immédiatement vers un établissement crasseux et mal éclairé, proche du centre ville, dont, curieusement, l'enseigne proclamait fièrement : "Bar des Amis du Père Noël".

Stationner dans la rue Adrien Lemoine était comme chaque année très difficile. Le Père Noël gara donc son traîneau comme il put, en double file, très précisément à côté d'une Renault 9 grise en très mauvais état, immatriculée dans la Vienne, et où l'on pouvait lire, scotchée sur le pare-brise, la mention : "En panne, exceptionnellement". "Tiens, c'est bizarre, cette voiture, il me semble qu'elle était déjà en panne l'an dernier et au même endroit," marmonna le Père Noël en descendant lourdement du traîneau.

- "Attendez-moi ici tranquillement deux minutes, les monstres, le temps de dire bonjour à mon neveu et je reviens," dit-il aux rennes.

- "Deux minutes tu parles, on la connaît, celle-là, grognait Youssouf, il va encore se taper cinq ou six bières, je suis sûr, pendant que nous on va rester ici à se les geler."

- "Et après, c'est nous qui conduirons le traîneau pour rentrer, pendant qu'il ronflera, comme d'habitude," soupirait Saïd.

Le Père Noël fit semblant de n'avoir rien entendu et pénétra dignement dans l'établissement. A cette heure tardive, il n'y avait pas foule. Mais son visage s'éclaira de bonheur en découvrant Norredine, son neveu, accoudé au bar devant une bière.

- "Salamalekoum, Norredine, mon neveu ! Comme je suis content de te voir ! Et comment vas-tu, depuis l'année dernière ? Toujours au chômage, j'espère ?"

- "Salamalekoum toi aussi, mon oncle, voui, toujours au chômage, c'est pas de problème, les indemnités, la Sécurité Sociale, tout ça. Monsieur Léon, c'est mon tonton d'Alaska, le Père Noël. Vite, une Kronenburg pour mon tonton ! Il a sûrement très soif !"

- "Tout de suite, Monsieur Noël, tout de suite, j'arrive, avec joie," fit Monsieur Léon avec un grand sourire.

Monsieur Léon Ben Khacem, le patron du bar, était, malgré son prénom, d'origine essentiellement mahgrébine, et s'il se prénommait Léon, c'était seulement à cause d'une de ses grand-mères, qui, elle, était d'origine antillaise. De ses séjours en Guadeloupe, il lui était quand même resté l'habitude de mettre un peu de rhum dans le thé à la menthe et aussi parfois dans la bière.

Norredine, Monsieur Léon et le Père Noël entreprirent donc, en buvant leurs bières parfumées au rhum, de se raconter les événements de l'année écoulée, tandis que les rennes, transis, prenaient leur mal en patience en trépignant dans le froid glacial de la douce et sainte nuit de Noël.

-oOo-


Or, ils avaient à peine entamé leur quatrième Kronenbourg, lorsqu'une voiture de police pénétra lentement, tous feux éteints, dans la rue déserte et balayée par le vent. A bord se trouvaient Lucien Quénaveaux, d'origine auvergnate, et Félix Demorteaux, d'origine alsacienne, tous deux gardiens de la paix de leur état. Le volant quant à lui était tenu d'une main ferme et potelée par une charmante jeune fille, également gardienne de la paix de son état, qui répondait au joli nom de Bernadette Moulenfleur, et était d'origine normande.

Ils étaient tous les trois, en cette nuit de Noël, de bien bonne humeur. Lucien disait justement à Félix :

- "Au moins ici c'est calme. C'est pas comme à la Cité des Hortensias bleus, avant-hier, avec tous ces jeunes qui nous ont volé nos blousons et nos casquettes."

- "Ah ça c'est sûr, c'est pas ici qu'on va se faire agresser, renchérissait Félix. Mais faut dire, Bernadette, que c'était pas très gentil de ta part de te sauver avec la voiture en nous laissant seuls avec les jeunes."

- "Pas gentil, peut-être, répondit Bernadette, mais à moi ils m'auraient pas volé que la casquette et le blouson. Oh mais dites donc, Lucien, Félix, regardez voir ce que je vois."

Ils découvraient soudain que dans cette rue stationnait, précisément en double file, un étrange véhicule en bois, auquel étaient attachés plusieurs animaux tout aussi étranges, et de surcroît avec de grandes cornes.

- "C'est bien la première fois que je vois ça à Asnières," fit Félix.

- "Ça alors c'est pas ordinaire, fit Lucien, et je dirais même que c'est plutôt louche, Félix, si tu veux mon opinion. Et en plus ça gêne la circulation. Je vais te dire une chose, Félix, on va aller voir au bistrot si des fois ils sauraient à qui ça appartient."

- "Allez-y, les gars, amusez-vous bien, fit Bernadette, mais moi je vais vous dire une chose, je reste dans la voiture, des fois qu'il y aurait encore des jeunes, dans ce bar."

- "C'est comme tu préfères, Bernadette, mais donne-moi quand même la clé de contact de la voiture, on sait jamais ce qui peut arriver," fit Félix, méfiant.

Les deux agents de police en tenue s'approchèrent donc prudemment du bar, prêts à se replier à toute allure au cas où il y aurait encore eu des jeunes à l'intérieur. Mais fort heureusement, ils virent tout de suite qu'il n'en était rien. Pleinement rassurés, ils passèrent donc hardiment la porte.

- "Tiens, Laurel et Hardy, salut, fit Monsieur Léon joyeusement. Ça faisait longtemps. Même que je vous croyais en prison. Ricard ou pastis ?"

- "Monsieur Léon, nous ne buvons pas d'alcool pendant le service," fit Félix d'un ton outragé.

- "Et puis, on vous a déjà demandé cent fois de ne pas nous appeler Laurel et Hardy quand on est en uniforme, fit Lucien d'un ton encore plus outragé. C'est terriblement embarrassant lorsque nous devons appréhender des individus."

- "Ah bon, ben alors, c'est comme vous voulez, les gars. Sinon, vous avez qu'à ôter vos casquettes, comme ça vous serez plus en service. Qu'est-ce que je peux faire pour vous, les gars ?" leur demanda poliment Monsieur Léon.

- "Est-ce que le propriétaire du troupeau de chèvres qui stationne en double file à côté de chez vous est présent dans cette salle ?" demanda Félix d'un ton péremptoire, en ajoutant aussi avec un air contrarié : "Et en plus, nous appeler les gars, ce n'est pas très convenable non plus."

Le Père Noël se réveilla en sursaut.

- "Ah mais oui, mais oui, c'est moi, fit-il. Nom de Dieu, je les avais presque oubliés. Mais ce ne sont pas des chèvres, Monsieur l'agent, ce sont des rennes. Je termine ma bière, si vous permettez, et je reprends de suite ma tournée."

- "Vous ne terminez rien du tout, fit Lucien froidement. Votre véhicule est en stationnement gênant. Vous allez circuler immédiatement et sans délai ou alors ça va vous coûter très cher."

- "Et qu'est-ce que c'est, en plus, que cet accoutrement ridicule ?" fit Félix tout aussi froidement.

- "Mais voyons, Monsieur l'agent, vous voyez bien que je suis le Père Noël, fit le Père Noël. J'étais juste entré ici quelques minutes pour me rafraîchir avant d'aller au travail. Cette nuit, imaginez-vous, je dois distribuer des jouets à tous les enfants du monde. Allez, je vous offre une bière à tous les deux pendant que j'en prends une petite dernière."

- "Mais non, tonton, c'est pas la peine, c'est moi qui offre, intervint généreusement Norredine. La Sécurité Sociale me remboursera."

Félix et Lucien commençaient, sans se concerter, à trouver ça de plus en plus louche. En plus, se disaient-ils, ici ils ne risquaient pas grand-chose. Le petit vieux n'allait sûrement pas leur taper dessus. Norredine, ils l'avaient à l'oeil. Et quant à Monsieur Léon, il tenait trop à leur clientèle pour pouvoir se permettre d'être désagréable.

- "Ah, voilà qu'on se fout de nous, en plus, à présent ! se mit soudainement à hurler Félix. Si vous êtes le Père Noël, moi je suis François Mitterrand. Et lui, fit-il en désignant Lucien qui rigolait tant qu'il pouvait, c'est le Général de Gaulle !"

- "Et moi alors, je suis Jean-Marie Le Pen, peut-être ? s'écria Norredine. Je vous certifie que c'est le vrai Père Noël ! Même que c'est mon oncle !"

- "Votre oncle ? Avec la tête et l'accent que vous avez ? fit Lucien avec un air menaçant. Baissez d'un ton, je vous prie, Monsieur Norredine, ou alors vous pourriez bien nous accompagner au commissariat pour vérification d'identité."

- "Mais ça fait dix ans qu'on se connaît, les gars, protesta à nouveau Norredine, pourquoi vous voulez vérifier mon identité, encore ? Vous savez bien que je suis à la Sécurité Sociale."

- "Et peut-être bien aussi qu'on pourrait vous faire rentrer dans votre pays d'origine en avion spécial," ajouta méchamment Félix.

- "Ah ben ça c'est pas un problème, les gars, rigola Norredine. Je suis né à côté de la Gare Saint-Lazare. Pas la peine de prendre l'avion. C'est direct, en métro."

Félix et Lucien commençaient à craindre de perdre le contrôle de la situation. Il fallait réagir, vite, en professionnels du maintien de l'ordre.

- "Bon, alors maintenant ça suffit, ordonna catégoriquement Lucien au Père Noël. Monsieur, veuillez nous suivre, afin que nous puissions procéder à une inspection détaillée du véhicule."

- "Et vous serez bien aimable, également, de vous soumettre à un contrôle d'alcoolémie," ajouta sournoisement Félix.

Le Père Noël, les deux gardiens de la paix, Norredine et Monsieur Léon sortirent donc du bar, et s'approchèrent du traîneau, effectivement toujours garé en double file. Comme chaque année, la nuit était particulièrement douce et sainte.

-oOo-


Noël ou pas, Félix et Lucien n'allaient tout de même pas se laisser attendrir aussi facilement. Pour une fois qu'ils tenaient un suspect visiblement inoffensif, ils entendaient bien ne pas le laisser s'échapper.

- "Veuillez me présenter les papiers afférents au véhicule, je vous prie," fit abruptement Félix.

- "Mais quels papiers ? s'écria le Père Noël. Je n'ai pas besoin de papiers ! Il y a des siècles que je conduis mon traîneau sans papiers !"

- "Parfait ! ricana Lucien. Récidiviste, en plus. On va s'occuper de votre cas. Permis de conduire ? Assurance ? Contrôle technique ? Vignette ? Contrôle anti-pollution ? Hein ? Ça vous dit quelque chose ?"

- "Je ne sais pas ce que c'est, murmura dans un souffle le Père Noël, terriblement découragé. Je ne suis que le Père Noël."

- "De mieux en mieux, se mit à trépigner Félix en ricanant d'un air mauvais. Vous savez quoi ? Vous allez venir faire le Père Noël au poste avec nous. Vous verrez, c'est plein d'enfants, là-bas."

- "Mais vous ne pouvez pas faire ça, les gars, s'écrièrent en choeur Norredine et Monsieur Léon. Puisqu'on vous dit que c'est le vrai Père Noël. Le seul. Les enfants n'auront pas de jouets, si vous l'emmenez !"

- " Monsieur Norredine et Monsieur Léon, vous n'avez rien à voir avec l'affaire qui nous occupe, répliquèrent en choeur et froidement Félix et Lucien. Nous vous prions de circuler sur le champ. De plus, Monsieur Léon, vous voudrez bien noter que l'heure légale de la fermeture des débits de boisson est à présent dépassée. Vous êtes de ce fait verbalisable. Nous serions en droit de vous dresser procès-verbal."

A contrecoeur, Norredine et Monsieur Léon s'en retournèrent donc vers le bar, et le Père Noël resta seul avec les deux gardiens de la paix.

- "Tiens, dis donc, fit Lucien à Félix, cette Renault 9, à côté des moutons, c'est toutes les semaines que je la vois dans Asnières, avec un écriteau qui dit qu'elle est en panne. A mon avis, ça serait plutôt une épave qu'une voiture."

- "Je la ferai enlever demain par mon oncle Fernand. Il est ferrailleur, à Saint-Ouen. Il me reverse vingt pour cent, répondit Félix en clignant de l'oeil. Et en plus, ça sera un vrai cadeau de Noël, pour le propriétaire, d'en être débarrassé."

Les rennes jusqu'alors avaient observé la scène en silence. Ils n'étaient tous comptes faits pas trop mécontents que le Père Noël ait quelques ennuis, après qu'il les ait odieusement faits sortir sous le froid et la pluie. Mais par ailleurs, ils n'avaient jamais beaucoup aimé la police non plus. C'est pourquoi, alors que les deux gardiens de la paix se tenaient non loin d'eux, Mouloud souffla à l'oreille d'Abdul :

- "J’ai envie de faire caca. Pastoi ?

- "Ah, bonne idée, fit l'autre en mugissant de plaisir. Tous ensemble, alors."

Félix et Lucien, ne se méfiant de rien, avaient entrepris une inspection détaillée du traîneau, à la recherche des pneus, des phares et de la plaque minéralogique, qu'ils ne trouvaient d'ailleurs décidément pas. Mais voici qu'ils s'aperçurent soudain que leurs chaussures et le bas de leurs pantalons étaient à présent recouverts d'une substance brune, salissante et malodorante. Immédiatement ils en furent terriblement contrariés.

- "Ah mais ils sont dégueulasses vos bestiaux, se mit à hurler Lucien. Regardez-moi ça. Ca doit faire une semaine qu'ils se retiennent. J'ai jamais vu des montagnes de merde pareilles. Je vais les foutre à la fourrière, vos machines à chier, moi je vous le dis. Vous êtes pas près de les revoir."

- "C'est la nature, Monsieur l'agent, s'excusait timidement le Père Noël, il faut bien que ça se fasse."

- "Nature ou pas, ça vous fera six procès verbaux de plus, cria Félix, qui essayait tant bien que mal de s'essuyer. Nom de Dieu ! J'en ai plein les mains, et même sur ma casquette !"

Ils auraient bien aimé se laver un peu chez Monsieur Léon, mais lorsque celui-ci entrebailla la porte de l'établissement, ce fut pour leur dire froidement que, conformément à la loi, le bar était maintenant fermé, et qu'ils seraient bien aimables de ne pas poser leurs mains sur la vitre.

Ils décidèrent donc de rentrer au commissariat, en emmenant manu miltari le suspect pour vérification d'identité. Mais lorsqu'ils s'approchèrent de leur voiture, Bernadette, qui avait tout vu et n'en pouvait plus de rire, se mit à protester énergiquement.

- "Ah non ! Lucien ! Félix ! Je suis désolée. Je préfère nettement que vous rentriez à pied ! Sinon vous allez tout saloper dans la voiture ! Et en plus, c'est pas croyable comme vous puez ! Par contre je veux bien emmener le grand-père, si ça vous fait plaisir. Monsieur, fit-elle aimablement, je vous en prie, prenez donc place à l'avant de mon automobile. Je vais me faire une joie de vous accompagner jusqu'au commissariat."

- "Vous êtes trop aimable, Mademoiselle l'agent, répondit le Père Noël, mais excusez-moi un instant. Messieurs, me permettrez-vous de dire un mot à mon neveu avant de partir ?"

- "Mais certainement, faites donc, fit Félix avec une ironie glaciale, on ne peut rien vous refuser."

- "En tout cas, vous feriez bien de dire à vos ours de se contrôler, fit Lucien avec rancune, sinon il va falloir un camion pour enlever tout ça."

Le Père Noël s'en fut tambouriner sur la porte du bar, jusqu'à ce que Norredine et Monsieur Léon apparaissent.

- "J'ai bien peur d'être obligé d'y passer la nuit, dit-il. Il faut absolument que vous vous occupiez de la distribution des jouets à ma place. Et aussi que vous preniez bien soin des monstres. Ils sont très sensibles, très affectueux."

- "Pas de problème, mon oncle, pas de problème, s'écria Norredine. On s'en occupe tout de suite."

- "Je leur ai promis aussi un café avec un calva pour demain matin," ajouta le Père Noël."

- "Vous inquiétez pas, Monsieur Noël, je leur donnerai du rhum autant qu'ils en voudront," dit Monsieur Léon.

Le Père Noël, ainsi rassuré, rejoignit donc la voiture de Bernadette, qui démarra doucement vers le commissariat. Félix et Lucien étaient à présent seuls dans la nuit. Ils se mirent à marcher sans bruit. La ville était silencieuse et déserte.

- "J'aimerais bien trouver un bistrot ouvert, disait Félix. J'aurais bien besoin d'un pastis."

- "Oui, mais ça m'étonnerait qu'on nous laisse entrer, rapport à l'odeur," répondait Lucien.

- "Je vais te dire une chose, dit Félix un peu plus loin, en posant sa main sur l'épaule de Lucien, on n'aurait jamais dû s'approcher de ce foutu traîneau."

- "Ah ça c'est sûr, répondit Lucien, mais sois gentil d'enlever ta main, tu es en train de salir mon blouson."

- "Pourtant c'est incroyable, cette année, fit tristement Félix, ce que la nuit est douce et sainte."

-oOo-


Lorsque Bernadette et le Père Noël y parvinrent, le commissariat était désert, hormis la présence de l'inspecteur de permanence. C'était un homme entre deux âges, légèrement bedonnant, d'origine corse, qui s'appelait Mohammed Constantini. Quelques intimes l'appelaient Momo, mais le plus souvent on disait "Chef".

Il sortit de son bureau, une Heineken dans une main, une Marlboro dans l'autre, et un cure-dents planté entre les incisives.

- "Qu'est-ce qui se passe encore, Bernadette, nom de Dieu ? Qui c'est, le vieillard en rouge ?"

- "Félix et Lucien ont appréhendé un suspect qui conduisait un véhicule non réglementaire, Momo," s'écria Bernadette.

- "Bernadette, bon Dieu de bois, je vous ai déjà dit cent fois de ne pas m'appeler Momo devant la clientèle, fit Momo. Et d'abord, où ils sont, les deux clowns ?"

- "Ils voulaient prendre l'air tous les deux, ils ont préféré rentrer à pied, en amoureux," mentit effrontément Bernadette.

- "S'il vous plaît, Monsieur l'inspecteur, je suis assez pressé. Vous comprenez, je suis le Père Noël, et les enfants du monde entier attendent leurs cadeaux avec impatience," se permit d'intervenir le Père Noël.

- "Monsieur, vous parlerez quand on vous interrogera, fit Momo, après avoir craché son cure-dents et fini sa bière. Le monde entier patientera."

Puis, s'adressant à la jeune gardienne de la paix :

- "Le mieux, c'est d'attendre Félix et Lucien avant d'interroger le suspect. Du reste, Bernadette, vous allez venir patienter un instant dans mon bureau, j'ai quelque chose d'intéressant à vous montrer."

Avant de refermer la porte, l'inspecteur souffla au Père Noël :

- "Ce ne sera pas long, Monsieur. Asseyez-vous sur ce banc que voici et mettez-vous à l'aise, je vous en prie. Mais surtout, si vous entendez quelques cris, ne vous inquiétez pas. Bernadette adore chahuter."

- "J'ai moi-même énormément chahuté lorsque j'étais plus jeune," répondit placidement le Père Noël.

Bernadette effectivement criait depuis une bonne demi-heure lorsque Lucien et Félix, épuisés, à bout de souffle et puants, apparurent. Ils s'assirent sur le banc, de part et d'autre du Père Noël.

- "L'inspecteur Momo a dit qu'il ne fallait pas s'inquiéter, pour les cris," fit le Père Noël.

- "Oh là là, on a l'habitude, fit Félix en soupirant. Le seul problème, avec Bernadette, c'est qu'elle veut jamais chahuter avec nous."

- "Pourtant, on lui propose tous les jours," dit Lucien tristement.

- "Mais dites, Messieurs, sans vous offenser, vous ne voudriez pas aller vous asseoir un peu plus loin ? demanda poliment le Père Noël. Sauf votre respect, vous sentez un peu le renne."

Vingt minutes plus tard, un énorme "Oui Chef, Oui Chef, Ouiiii !" se fit entendre, signifiant que le chahut était terminé. Quelques instants plus tard, Momo sortit de son bureau, avec une Heineken et une Marlboro en mains.

- "Tiens, Laurel et Hardy, vous êtes là ? C'est pas trop tôt, fit Momo. Et qu'est-ce qui vous a pris de rentrer à pied ? Vous croyez qu'on vous paie pour faire la tournée des bistrots ? Ah mais nom de Dieu, mais qu'est-ce que c'est que cette odeur atroce ?"

- "C'est à cause du suspect, Chef, on va tout vous raconter," dit timidement Lucien.

- "Ne vous approchez pas de moi, surtout. Félix, qu'est-ce que tu as fait de ta casquette ?"

- "Il l'a jetée dans une poubelle, Chef, sous prétexte qu'elle sentait mauvais," hurla Lucien, trop heureux de dénoncer une fois de plus son meilleur ami.

- "Elle sera retenue sur ton salaire, dit froidement Momo. Maintenant, c'est quoi, le vieillard avec la barbe blanche ?"

- "C'est un individu suspect, Chef, que nous avons interpellé près de son véhicule, et qui prétend être le Père Noël."

- "Quel genre de véhicule ?"

- "Un traîneau, Chef, tiré par six poneys."

- "Ah, des poneys, hein ? Comme au Jardin d'Acclimatation ?"

- "Pas exactement, Chef, là c'était des poneys avec des cornes."

- "Et, sauf votre respect, Chef, ces sales poneys nous ont chié dessus."

Momo avait décapsulé une autre Heineken et allumé une autre Marlboro. Il paraissait légèrement soucieux.

- "Bon, les gars, je récapitule, fit-il sombrement. Vous avez donc arrêté un individu suspect, se faisant passer pour le Père Noël, qui était en train de se promener sur un traîneau, lequel traîneau était tiré par des poneys à cornes, lesquels poneys vous ont ensuite chié dessus ?"

- "C'est cela même, Chef, répondirent fièrement Félix et Lucien. Vous avez tout compris du premier coup, Chef."

- "Ben, les gars, faudrait voir à ralentir le pastis, hein ?" cria brusquement Momo. On vous paie pas pour que vous rentriez ivres morts et couverts de merde. Vous savez quoi ? Vous allez tout de suite aller faire un tour à la Cité des Rhododendrons roses. Il paraît qu'il y a des jeunes qui font un peu de bruit."

- "Ah non Chef, s'il vous plaît, pas là-bas. Vous savez bien qu'à chaque fois, ils nous brûlent la voiture en essayant de nous enfermer à l'intérieur," protestèrent vigoureusement Félix et Lucien.

- "Ça vous réchauffera, dit Momo d'un ton sans appel. Quant à Bernadette, vous avez raison, les gars, elle va rester ici, c'est plus prudent."

- "Tenez, les gars, prenez donc les clés de la voiture, fit Bernadette avec un grand sourire. Et bonne chance, surtout. Momo, il faudrait peut-être ouvrir la fenêtre, à cause de l'odeur."

Félix et Lucien partirent donc, en maudissant Bernadette, Momo et tous les jeunes de la terre. Et c'est ainsi que le Père Noël, résigné, s'apprêta exceptionnellement à passer la douce et sainte nuit de Noël dans un commissariat crasseux et trop chauffé.

-oOo-


Le calme était revenu dans le commissariat d'Asnières.

- "Les deux abrutis sont enfin partis, fit Momo dans un soupir de soulagement. Monsieur, si vous voulez bien me suivre dans mon bureau, nous allons procéder à un simple contrôle d'identité. Bernadette, vous allez venir aussi. Je n'aime pas vous savoir seule dans ce commissariat miteux."

Une fois assis devant son bureau, Momo s'empara simultanément d'une Heineken et de son paquet de Marlboro, qu'il tendit aimablement au Père Noël.

- "Vous fumez ?"

- "Non merci, répondit le Père Noël. J'ai arrêté il y a trente-quatre ans, sept mois et douze jours. Au début c'est un peu dur, mais maintenant, je n'y pense presque plus."

- "Moi c'est pareil, dit Momo en allumant sa Marlboro, je ne fume presque plus. Il y a quinze jours, j'étais à quatre paquets et demi, et là, rien qu'avec la volonté, je suis descendu à à peine plus de quatre paquets."

- "Mes félicitations, fit le Père Noël, il doit vous falloir beaucoup de courage. Par contre, si vous permettez, j'ai comme une petite soif."

- "Oh mais bien sûr. Pardonnez-moi de ne pas vous l'avoir proposé plus tôt, fit Momo, toujours aussi aimable. C'est le surmenage, vous comprenez. Avec tous ces jeunes qui font du tapage. Bernadette, sans vous commander, allez donc chercher un verre d'eau pour Monsieur."

- "Euh, à vrai dire, je préférerais une bière, protesta doucement le Père Noël. De la Despérados, si vous avez."

- "Ah, de la Despérados, j'ai bien peur que ce ne soit pas possible, s'excusa Momo. C'est le commissaire qui se la garde. Il la met dans son coffre-fort, pour que les inspecteurs ne puissent pas la lui voler. Je crains bien de n'avoir que de la Heineken à vous offrir. Ou alors une petite prune maison. C'est mon beau-frère Yasser qui m'en apporte une bonbonne tous les mois, de Bretagne.

- "Allons-y pour la prune, dit joyeusement le Père Noël. Vous m'êtes vraiment très sympathique, Monsieur l'Inspecteur."

- "Appelez-moi Momo, dit Momo en remplissant deux verres à bière. Bernadette, je vous en sers une larme ?"

- "Oh non Momo, merci beaucoup, refusa Bernadette. Elle fait soixante-cinq degrés, votre prune. Vous savez bien qu'elle me fait palpiter.

- "Ah, palpiter, vraiment ?" fit Momo, devenu soudain tout rêveur.

Car Momo, tout inspecteur de police qu'il était, était également poète, à ses heures. C'est le mot palpiter qui avait fait subitement jaillir en lui l'inspiration. Un superbe alexandrin lui était en un éclair venu à l'esprit :

"O, c'est pour Bernadette que mon coeur palpite"

Il s'empressa de le copier sur un formulaire de demande de passeport, puis se mit à réfléchir à ce qui pourrait bien rimer avec palpite. Habite, se demanda-t-il ? Quand je la vois, c'est Satan qui m'habite ? ou alors Satan m'habite ? Ou ça tend ...? Ah non, ça serait trop grossier, quand même.

Il en était là de ses réflexions quand Bernadette se pencha subitement vers l'avant pour ramasser un trombone tombé à terre. Ca y est, j'y suis, s'illumina Momo. C'est encore un peu grossier, mais moins. Après tout, Victor Hugo aussi, des fois...Et il nota fiévreusement sur une carte d'identité périmée :

"Ah, Bernadette dont le cul est comme une marmite"

- "Dites, Monsieur l'inspecteur, quand vous aurez fini d'écrire des cochonneries, on pourra peut-être commencer, l'interrompit le Père Noël. Et sans vous commander, je reprendrais bien un peu de prune."

Momo termina la sienne, remplit à nouveau les verres et alluma une Marlboro.

- "Je suis à vous, fit-il. Bon, alors, nom, prénom, adresse, profession ?"

- "Noël, Père, domicilié en Alaska, retraité."

- "Le Lasquat, c'est dans le département des Hauts-de-Seine ?"

- "Non, c'est dans la Creuse."

- "Jamais mis les pieds. En vacances, je vais toujours chez mon beau-frère Yasser, en Bretagne. Je l'aide à faire marcher l'alambic."

- "Notez que la Creuse, ça gagne à être connu. Surtout en hiver, quand il pleut. Mais dites-moi, je croyais que c'était interdit par la loi, les alambics. Vous n'avez pas de problèmes avec les gendarmes ?"

- "Ben non, justement, vu que mon beau-frère est gendarme. Allez, continuons. Noël, c'est votre prénom ?"

- "Mais non. Je me tue à vous dire que je suis le Père Noël."

- "Ah bon, alors c'est pour ça que vous avez ce costume rouge ridicule, avec une fausse barbe."

- "Mais non ! Elle est complètement vraie, ma barbe. Je suis le Père Noël, je vous dis."

- "Mais attendez ! Excusez-moi. Les Galeries Lafayette sont fermées, à cette heure-ci. Vous devriez avoir fini votre travail."

- "Mais je ne suis pas le Père Noël des Galeries Lafayette. Et du Printemps non plus, je vous signale. Ce sont des imposteurs qui se font passer pour moi. Je suis le Père Noël, le seul, le vrai, nom de Dieu !"

Momo avait fini sa prune et décapsulé une autre Heineken. En fumant une Marlboro, il regardait pensivement le Père Noël, et Bernadette, qui à cause de la chaleur du bureau s'était un peu mise à l'aise et même beaucoup. Au bout d'un moment il se leva de son fauteuil et déclara :

- "Vous savez quoi ? Je crois que je vais vous offrir l'hospitalité pour la nuit. Du reste, les deux guignols ne sont pas près de revenir, et moi j'ai encore deux mots à dire à Bernadette. Je vais vous donner les clés de la cellule, le reste de la bonbonne de prune, un pack de Heineken et un paquet de Marlboro au cas où l'envie serait trop forte."

- "Monsieur l'inspecteur, je comprends votre impatience, fit le Père Noël, mais si ce n'est pas abuser, j'aimerais encore vous demander un immense service. A cause de vos subordonnés, j'ai été obligé de confier la distribution des jouets de Noël à mon neveu, et le pauvre, il n'est pas très expérimenté. Quant à moi toute cette attente m'a terriblement fatigué. Il faudrait un homme comme vous, pour aider Norredine. Ça serait vraiment une bonne action, pour les enfants. Vous le connaissez, Norredine, mon neveu ?"

- "Je pense bien, soupira Momo, qu'on le connaît. Il vient ici deux fois par semaine pour porter plainte contre la Sécurité Sociale. Il voudrait qu'on lui rembourse l'électricité, le téléphone et même les cigarettes. Notez que c'est vrai que ce serait moche que les enfants n'aient pas leurs cadeaux. Alors je voudrais bien y aller, mais le problème c'est que je peux pas vous laisser seul au commissariat."

- "Bernadette peut rester avec moi, si vous voulez. Vous savez, j'aime bien la compagnie. Je suis seul toute l'année, avec mes rennes. C'est très dur. Et puis, mentit effrontément le Père Noël, avec moi elle ne risque rien. Ces choses-là ne m'intéressent plus depuis longtemps."

- "Je n'en doute pas, fit Momo incrédule en mettant son chapeau et son imperméable. Bernadette, accompagnez-moi donc une minute."

- "Faites attention, quand même, Bernadette, nom de Dieu. Faudrait pas que ce Père Noël nous fasse une crise cardiaque dans le commissariat."

- "Ah, vous en faites pas, Chef, prenez tout votre temps," susurra Bernadette. Je vais juste lui chanter : "O douce nuit, O sainte nuit."

-oOo-

Norredine et Monsieur Léon, en début de soirée, étaient donc restés seuls avec les rennes, le traîneau et les cadeaux. Norredine était bien décidé à tenir la promesse faite à son oncle, mais effectivement, il manquait cruellement d'expérience. Fort heureusement, Monsieur Léon, spontanément, lui proposa son concours. Après un dernier petit rhum, ils se dirigèrent donc sans plus tarder vers les rennes. Ceux-ci, dans un premier temps, furent fous de joie en découvrant des compatriotes.

- "Salamalekoum," mugirent-ils en choeur.

- "Salamalekoum, les moutons, fit Norredine. Il va être drôlement content de vous voir, mon cousin Saddam Hussein, celui qui tient la boucherie musulmane en face de la mairie."

- "Meuh," firent les rennes terrorisés.

- "Mais non, allez, c'était pour rigoler, les rassura Monsieur Léon. Vous savez bien que les Musulmans ne mangent pas de renne. C'est le Prophète qui l'a dit."

- "Loué soit le Prophète. Allah est grand," psalmodièrent les rennes, à peine rassurés.

- "Bon, trêve de plaisanteries, fit Norredine. Par où on commence ?"

- "Puisqu'on est garés dans la rue Adrien Lemoine, dit Monsieur Léon, autant commencer par là. Après, je ferai l'Avenue Guillaume Bonenfant, et toi le Boulevard Hughes Arcès."

- "Faudra pas oublier l'impasse Antoine Pélaud, ni la Place Quentin Polaud," précisa Norredine."

Et c'est ainsi que, les bras chargés de cadeaux, ils se mirent en route pour une distribution de cadeaux qui fut, cette année-là, quelque peu inhabituelle. Car dans la plupart des cas, les parents qui leur ouvraient la porte, et les enfants quand ils les apercevaient, étaient légèrement surpris.

La bonne humeur naturelle de Monsieur Léon faisait que tout se passait en général très bien. Il était très connu dans le quartier, et expliquait qu'il ne faisait que donner un coup de main au Père Noël, absent pour des raisons indépendantes de sa volonté. Il promettait aux parents, pour chaque consommation prise dans son bar, une grenadine gratuite pour les enfants. Enfin, il ne partait jamais sans avoir remis et commenté la carte de visite professionnelle de son cousin, Monsieur Aristide Schumacher, médium général, issu d'un grand centre de voyance antillaise, grand maître en sciences occultes, grand guérisseur, 12, Avenue de la Porte de Clignancourt, troisième étage gauche au fond de la cour.

- "Dites bien que vous venez de ma part, insistait-il toujours en partant. Il vous fera trente pour cent."

Avec Norredine, c'était un peu plus délicat.

- "On n'a pas commandé de pizzas," faisaient couramment les parents.

- "Mais je suis pas livreur de pizzas, sur la tête de ma mère, s'offusquait Norredine, je remplace mon tonton qui est retenu chez les keufs."

- "C'est pas le Père Noël, hurlaient les enfants. Il a pas de barbe. Et puis il a une casquette à l'envers, en plus."

- "Dis-donc, morpion, s'énervait Norredine, tu la veux ta boîte de Playmobil, ou tu préfères que je te la casse sur la tête ?"

Avant de partir, il inspectait soigneusement les lieux, pour savoir si ça valait la peine de revenir cambrioler. Quelquefois, il profitait de l'inattention des parents pour repartir avec un blouson, un magnétoscope, un téléviseur, une caméra vidéo, ou le tout à la fois. Il réussit même, une fois, à emporter le canapé.

Ils venaient de terminer la Place Quentin Polaud lorsque Momo les rejoignit.

- "Inspecteur, quelle bonne surprise, s'écria Monsieur Léon, permettez-moi donc de vous offrir la carte de mon cousin."

- "Je suis bien content de vous voir, Monsieur l'inspecteur, fit Norredine, j'ai justement un problème avec la Sécurité Sociale. Ils veulent plus me rembourser le pressing."

- "Plus tard, les gars, plus tard, dit Momo en allumant une cigarette. Je suis juste venu pour vous aider à distribuer les jouets. Et dis donc, toi, hurla-t-il à l'adresse de Norredine, qu'est-ce-que c'est que ce bric-à-brac dans le traîneau ? Je te préviens que si tu voles encore quelque chose ce soir, je te laisse mariner pendant trois jours avec Félix et Lucien."

- "Je préfèrerais avec Bernadette, fit Norredine en rigolant. L'autre jour, elle m'a invité à dîner chez elle, on a passé une nuit épatante."

Momo se joignit donc à eux pour la distribution. Avec lui, les choses ne traînaient pas.

- "Police, ouvrez, c'est le Père Noël," hurlait-il dans les interphones."

Après chaque distribution, il s'effondrait sur le canapé.

- "Quelle chaleur ! soupirait-il. Où est le cendrier ? Et dites, vous n'auriez pas une Heineken, par hasard ? Et ça vous fait rien si je change de chaîne ? Moi je trouve qu'à part Arte, tout est nul."

Quelquefois, l'instinct du policier professionnel reprenait le dessus.

- "Dites, c'est quoi la barrette marron, là, sur la cheminée ? C'est fou ce que ça ressemble à du haschich. Vous savez que ça peut être très nocif ? Je vais peut-être bien l'emporter, par précaution. Enveloppez-moi ça dans du papier d'alu, vous serez gentils."

Quelquefois aussi, il tombait sur des gens un peu rébarbatifs.

- "Dans cette maison, Monsieur l'inspecteur, l'on ne boit ni l'on ne fume," lui déclarait-on sur un ton courroucé."

- "Et l'on a bien raison, soupirait-il alors. Mais dites donc, c'est à vous le pitbull que je vois là ? Vous savez que c'est interdit ?"

- "Mais c'est pas un pitbull, c'est un labrador," se récriait-on.

- "Ah bon ? Faudrait que vous passiez au commissariat, alors, pour qu'on vérifie. Le vétérinaire dira s'il faut le piquer ou pas." disait alors tristement Momo.

- "Euh ! Oui ! Euh ! Je crois tout bien réfléchi qu'il nous reste un peu de Grand Marnier, Monsieur l'inspecteur, se radoucissait-on alors. Et que diriez-vous d'un petit cigare ?"

Et c'est ainsi que, pendant que le Père Noël et Bernadette, au commissariat, étaient en grande conversation, les jouets de Noël, grâce aux efforts conjugués de Norredine, de Monsieur Léon et de Momo, purent être distribués dans le monde entier. Ah ! Il s'en était fallu de peu pour que ce ne soit pas une douce et sainte nuit.

-oOo-


L'aube d'un jour nouveau se levait sur Asnières et Gennevilliers. Bientôt, un pâle soleil d'hiver allait éclairer les façades des immeubles de la Place Quentin Polaud. Un peu partout dans le monde, des enfants s'éveillaient et contemplaient, émerveillés, les beaux cadeaux que le Père Noël avait déposés dans leurs petits souliers, que sagement la veille ils avaient placés au pied de leur beau sapin, le roi des forêts.

Quelques parents, par contre, s'étonnaient un peu de la disparition de leur magnétoscope, de leur téléviseur ou de leur caméra vidéo. Il était même une famille qui ne savait plus où s'asseoir, en l'absence de canapé.

A l'heure où blanchit la campagne, un traîneau apparut dans la rue Adrien Lemoine, tiré par six rennes à bout de souffle. Trois hommes en descendirent, et sans plus attendre entreprirent de décharger, à destination du Bar des Amis du Père Noël, une très volumineuse cargaison de ce qui ressemblait indubitablement à du matériel télé, Hi-Fi et vidéo.

Momo, Norredine et Monsieur Léon avaient donc, toute la nuit, distribué les jouets à la place du Père Noël. Mission était accomplie. Ils étaient fatigués, mais fiers.

Momo et Norredine prirent place sur des tabourets, pendant que Monsieur Léon mettait en route le percolateur.

- "Norredine, un café avec un peu de rhum, je suppose ? fit Monsieur Léon? Et vous, Monsieur Momo ?"

- "Trois Heineken, un demi-croissant et deux paquets de Marlboro, merci," fit Momo épuisé.

Après avoir servi ses invités, Monsieur Léon, se rappelant la promesse faite au Père Noël, prépara six cafés, les posa sur un plateau en compagnie d'une bouteille de rhum et s'en alla voir les rennes.

- "Le petit déjeuner est servi," fit-il joyeusement.

- "J'aurais préféré du calva, grommela Mouloud. Le rhum, ça me donne des aigreurs."

- "Dites, Monsieur le difficile, fit Monsieur Léon agacé, ça vous dirait de faire la connaissance de mon cousin Afez-El-Assad ? Il tient une boucherie musulmane à côté de l'église."

- "Non merci, mugirent les rennes en choeur, le rhum ça ira très bien."

- "Au fait, ajouta Monsieur Léon, ici vous êtes devant mon bar. J'ai des clients délicats, alors vous seriez bien inspirés de vous retenir."

- "Vous en faites pas, patron, rigolèrent les rennes, on a fait la vidange hier soir, sur les pieds de Laurel et Hardy."

Momo pendant ce temps contemplait en fumant l'important matériel entassé dans le bar.

- "Tu sais quoi, Norredine, j'aurais bien besoin d'un canapé. Le mien est un peu fatigué, rapport à Bernadette."

- "Avec plaisir, Monsieur l'inspecteur. Pas de problème. Avec ou sans facture ? Je vous demande ça, c'est rapport à la TVA. Sans facture, c'est plus avantageux."

- "Sans facture, absolument. A vrai dire, j'avais même pensé que tu pourrais m'en faire cadeau, de ce foutu canapé, après ce qu'on a vécu ensemble cette nuit. Et puis tu sais, je connais quelqu'un de bien placé à la Sécurité Sociale, à qui je pourrais te présenter. Grâce à lui, l'an dernier, je me suis fait rembourser un séjour de quinze jours au Club Méditerranée."

- "Ca tombe bien, Monsieur l'inspecteur, fit Norredine. J'ai justement envie d'aller me reposer un peu en Colombie. J'ai un cousin, là-bas, qui travaille dans l'import export. Le canapé est à vous."

- "Et moi, je prendrais bien une télé et un magnétoscope," fit Monsieur Léon, qui ramenait la bouteille de rhum vide.

- "Sans facture et gratuitement, je suppose ?" soupira Norredine.

- "J'ai horreur des questions d'argent, fit noblement Monsieur Léon. Tu me donnes le tout et on n'en parle plus."

A cet instant, un vieil individu moustachu, vêtu d'une salopette crasseuse et d'un béret qui ne l'était pas moins, pénétra dans le bar.

- "Un marc avec une goutte de café, fit-il. Dites, s'enquit-il auprès de Monsieur Léon, est-ce que par hasard vous ne connaîtriez pas mon neveu, Félix ? Il est flic, cet abruti."

- "On connaît que lui, rigola Monsieur Léon. Qu'est-ce qu'il a encore fait, cette pauvre andouille ?"

- "Rien, répondit l'homme en salopette. Je suis son oncle Fernand. Il m'a fait venir de Saint-Ouen pour embarquer une voiture. Vous lui direz que je me demande si ça valait le déplacement. Elle tombe en morceaux, cette bagnole. Une des portières m'est restée dans la main. Alors vous lui direz aussi, à mon neveu, que vingt pour cent de zéro, ça fait zéro. Et qu'il s'estime heureux que je lui fasse pas payer l'enlèvement."

Ce sur quoi l'homme au béret, son marc avalé, s'en fut. Et voici que quelques minutes plus tard, alors que Momo prenait son deuxième petit déjeuner, la porte s'ouvrit à nouveau, et qu'apparurent successivement le Père Noël, radieux, Bernadette, radieuse également, et enfin Félix et Lucien, hagards.

- "Tiens, Laurel et Hardy, fit Momo. Vous avez bien dormi ? Est-ce que vous avez sauvé la voiture, au moins ?"

- "Ah, Chef, dit fièrement Lucien, on s'en est parfaitement sortis. Figurez-vous que quand on est descendus de voiture, pour pas brûler à l'intérieur, les jeunes n'ont même pas voulu s'approcher de nous. Ils ont même dit qu'ils voulaient bien aller se coucher à condition qu'on s'en aille tout de suite."

- "Au fait, Félix, dit Monsieur Léon, ton oncle de Saint-Ouen est passé tout à l'heure. Il m'a dit de te remercier, parce qu'une voiture comme ça, comme il a dit, ça vaut de l'or."

- "Tant mieux, s'épanouit Félix. J'irai chercher ma commission après déjeuner."

- "Et vous, Monsieur Noël, vous avez passé une bonne nuit ?" s'enquit encore aimablement Monsieur Léon.

- "Epatante, fit le Père Noël, hilare. Si je te disais, Norredine, ce que j'ai pu faire, à mon âge, tu me croirais pas. Ah, Monsieur l'inspecteur, je m'excuse, j'ai mis un peu de désordre dans votre bureau. L'armoire est tombée, et les rideaux aussi."

- "C'est pas grave, fit Momo en allumant une cigarette. Félix et Lucien se feront une joie de s'en occuper."

- "Mademoiselle Bernadette, je vous en prie, poursuivit Monsieur Léon, asseyez-vous et mettez-vous à l'aise. Vous avez l'air fatiguée. Je vais vous préparer un double café. Et permettez-moi donc de vous offrir ce magnifique caméscope. A l'occasion, je viendrai chez vous pour vous montrer comment ça marche. Vous verrez, c'est incroyable ce qu'on peut faire avec."

- "Merci Léon, répondit Bernadette en rougissant, avec plaisir. Mais pas trop de café dans le rhum, quand même. Tu es un amour, Léon."

- "Sans facture, le caméscope, je présume ? soupira Norredine.

- "On ne parle pas d'argent devant des jeunes filles, malotru," tempêta Monsieur Léon.

- "Nous aussi, on prendrait bien un café," fit timidement Félix.

- "D'accord, dit froidement Monsieur Léon, mais sans rhum, vu que vous êtes en service. Mais les gars, c'est pas pour vous chasser, mais j'aimerais bien que vous alliez le boire dehors. L'odeur est encore un peu trop forte."

- "Il a raison, fit Momo en se versant une bière. Allez donc surveiller les zèbres. Et n'hésitez pas à leur foutre un procès verbal s'ils vous chient encore dessus. Mais quand vous partirez, ça me ferait plaisir que vous preniez le canapé, là, et que vous le déposiez chez moi, à Aubervilliers."

Félix et Lucien sortirent, passablement mécontents.

- "Félix, tu as vraiment l'air d'un con, sans ta casquette," disait Lucien.

- "Je te ferai dire que toi, Lucien, avec ou sans, c'est pareil," répondait Félix.

- "Ah là là, pestait Lucien, je leur en foutrais, moi, des douces et saintes nuits pareilles."

-oOo-


Tout était calme dans le Bar des Amis du Père Noël. Bernadette buvait son café en chuchotant des choses à l'oreille du Père Noël, lequel opinait vigoureusement du bonnet, Momo buvait sa bière en cherchant son briquet, Norredine comptait ses magnétoscopes, et Monsieur Léon, qui craignait d'avoir pris froid pendant la nuit, se préparait un grog.

C'est alors qu'un homme jeune, bronzé et élégant, fit son entrée.

- "Salamalekoum, Antoine, et joyeux Noël," s'écria joyeusement Monsieur Léon.

- "Salamalekoum vous-même, Monsieur Léon, et à toute la famille, répondit l'homme. Donnez-moi donc une Despérados. Quoique voyez-vous, Monsieur Léon, je me demande si je devrais pas ralentir la bière. Figurez-vous que pas plus tard qu'il y a une minute, j'ai cru voir Félix et Lucien en train de boire un café à côté d'un troupeau de buffles."

- "Ce sont bien eux, Monsieur le commissaire, intervint alors Momo, je les ai chargés de mission. Joyeux Noël."

- "Ah mais Momo, qu'est-ce que vous faites là, vous ? interrogea Antoine. Je vous croyais de permanence. On a transféré le commissariat ou quoi ?"

- "J'ai dû me déplacer pour résoudre une affaire urgente, mentit Momo. J'y ai passé la nuit. Bernadette aussi, d'ailleurs."

- "Joyeux Noël, mon Toinou," fit Bernadette avec un immense sourire.

- "Bernadette, bordel de Dieu, s'énerva Antoine, je vous ai déjà dit cent fois de ne pas m'appeler Toinou devant mes subordonnés. Mais dites donc, Monsieur Léon, c'est quoi, tout ce matériel ? Vous voulez vous reconvertir dans la grande distribution? Faire concurrence à Darty ?"

- "Vous inquiétez pas, Monsieur le commissaire, fit Norredine. C'est à moi. C'est la Sécurité Sociale. Elle m'a remboursé ma pneumonie en nature."

- "Tu as réussi à faire croire à la Sécurité Sociale que tu avais une pneumonie ? Bravo, Norredine. Oh mais dis donc, il est super cet appareil photo que je vois là. C'est exactement ce que j'aurais besoin, si c'était pas aussi cher. Mon voisin de palier a exactement le même. Enfin, je devrais peut-être dire avait ?" fit Antoine en regardant fixement Norredine.

- "Ah, Monsieur le commissaire, je vois qu'il vous fait plaisir, alors il est à vous," s'empressa Norredine.

- "Merci, Norredine, dit Antoine, tu seras toujours le bienvenu au commissariat. Mais dites, Monsieur Léon, je suis très embêté, parce que j'ai l'impression que ma voiture a disparu. Une Renault 9 grise, en parfait état, si vous voyez. Est-ce que par hasard vous n'auriez rien remarqué?"

- "Je crois que Félix et Lucien ont vu quelque chose," déclara doucement Momo en finissant sa bière.

Antoine se précipita dehors pour hurler aux deux vaillants gardiens de la paix de venir au bar.

- "Dites, Laurel et Hardy, il paraîtrait que vous savez où est ma voiture. Une Renault 9 grise, presque neuve," dit-il.

- "Absolument, Monsieur le commissaire, se mit à crier Lucien. C'est Félix qui l'a faite enlever par son oncle Fernand, qui est ferrailleur à Saint-Ouen. Il lui reverse vingt pour cent. Il est louche, l'oncle à Félix. Et Félix aussi, d'ailleurs. Joyeux Noël."

- "C'est une tragique méprise, Monsieur le commissaire, fit Félix piteusement, tout en lançant des regards noirs sur Lucien. Je vais aller vous la récupérer immédiatement. Je vais prendre la voiture de service, pour aller plus vite. Joyeux Noël."

- "Ah non Félix, pas question, s'écria Bernadette. J'en ai besoin pour aller déjeuner à Paris, avec mon fiancé."

- "Il a bien de la chance, votre fiancé, Mademoiselle l'agent, dit rêveusement le Père Noël."

- "Parfaitement, ordonna Antoine. Félix, le mieux, c'est que tu fasses du stop sur le périphérique. Sans casquette, ça se voit à peine que tu es flic. Et pendant que tu y seras, avec ton oncle, vous en profiterez pour me refaire l'embrayage. Mais dites-moi, Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître. Vous venez d'emménager dans le quartier, sans doute ?"

- "Pas du tout, fit le Père Noël. Je suis le Père Noël."

- "Ah mais oui, éclata de rire Antoine, je savais bien que je vous avais déjà vu quelque part. Figurez-vous que moi-même, je suis Jacques Chirac."

Félix était parti. Lucien regardait le commissaire avec un air fier et ravi.

- "Ah Lucien, s'écria Antoine, vous êtes vraiment un policier d'élite. Ca ne doit pas être facile tous les jours de dénoncer ses collègues comme vous le faites avec acharnement. Il doit falloir beaucoup d'abnégation et de courage, non ?"

- "Le devoir passe avant l'amitié, Monsieur le commissaire," fit Lucien, aux anges.

- "Absolument, Lucien. Mais vous ne m'enlèverez pas de la tête que vous êtes un citoyen d'exception. Et c'est pourquoi, une fois de plus, je vais faire appel à votre civisme."

- "A vos ordres, Monsieur le commissaire," hurla Lucien en se mettant au garde-à-vous.

- "Alors figurez-vous, Lucien, poursuivit Antoine, que pour des raisons que je préfère ignorer, il y a devant l'entrée de mon immeuble un énorme tas de merde. Même qu'un gamin a écrit à côté, à la craie : ci git Jean-Marie Le Pen. Il faudrait, voyez-vous Lucien, que ce soit nettoyé au plus vite. Un enfant pourrait glisser et tomber dedans, n'est-ce pas ?"

- "Mais c'est aux employés municipaux de faire ça," protesta fortement Lucien.

- "Je le sais bien, reprit Antoine. Mais aujourd'hui, ils ne travaillent pas. Enfin, si vous ne voulez pas, je ne peux pas vous forcer, n'en parlons plus. Oh mais j'y pense, Lucien, c'est bien vous qui demandez votre mutation sur Clermont-Ferrand ? Depuis combien de temps, déjà ?"

- "Quatorze ans, Monsieur le commissaire, dit Lucien. C'est surtout pour me rapprocher de ma femme. Parce qu'on n'a toujours pas réussi à avoir d'enfant. Elle ouvre les huîtres dans un restaurant de fruits de mer. La moule d'Auvergne, ça s'appelle."

- "Alors on peut dire que vous avez de la chance, Lucien, continua Antoine. Parce que j'ai appris qu'il y a un poste dans le Cantal qui va se libérer d'ici deux trois ans. Le dossier est sur mon bureau. Mais le problème, c'est que je ne sais pas comment je pourrais faire pour me passer de vous."

- "Monsieur le commissaire, soupira Lucien tristement, je crois que vous avez raison. C'est dangereux pour les enfants. Monsieur Léon, prêtez-moi une pelle et un seau."

- "On dit s'il vous plaît. Mais je vais plutôt te prêter une lessiveuse, fit Monsieur Léon. Et faudra me laver le tout, quand tu auras fini. Va bosser, feignant."

Lucien sortit avec sa lessiveuse et sa pelle, et essaya de rester digne en passant à côté des rennes, qui mugissaient de bonheur.

- "Mais dis, Antoine, reprit Monsieur Léon, ta voiture, c'est curieux, quand on la voit, on n'a pas vraiment l'impression qu'elle soit en très bon état."

- "Vous vous trompez entièrement, Monsieur Léon. Cette voiture marche à merveille. J'ai encore changé le moteur et la batterie le mois dernier, répondit Antoine, offensé."

- "La mécanique, je dis pas, poursuivit Monsieur Léon, mais c'est surtout la carrosserie et la peinture. On dirait que ça fait un peu de rouille, et même des gros trous, par endroits."

- "Mais c'est normal, s'impatienta Antoine, pour une voiture de trente ans. La rouille, ça empêche pas de rouler. Pour tout vous dire, c'était la voiture de mon grand-père, et il l'a donnée à mon père quand il a cessé de conduire. Mon père a roulé avec pendant vingt ans sans aucun problème, puis un jour il a gagné les deux hôtels au Monopoly. Du coup, il s'est acheté une Safrane, et il m'a fait cadeau de la Renault 9, avec cinquante mille francs pour la première année de réparations. Depuis, cette voiture, je n'ai eu qu'à m'en féliciter. Des fois, elle reste jusqu'à deux trois semaines sans tomber en panne. Des voitures comme ça, moi je dis qu'on en voit pas tous les jours. Allez, mes bons amis, je vous laisse, j'ai un tournoi d'échecs à La Garenne-Bezons."

En sortant, son regard croisa celui de Bernadette.

- "Dites, Bernadette, je me demande si vous connaissez mon père."

- "Vous m'avez souvent parlé de lui, Toinou, mais je n'ai jamais eu le plaisir de le rencontrer."

- "Je vous demande ça, c'est parce qu'il est venu passer Noël avec moi. S'il vous restait un peu de temps avant d'aller déjeuner avec votre fiancé, je suis sûr qu'il serait ravi de faire votre connaissance."

- "Mon fiancé a l'habitude d'attendre. Mais je ne voudrais surtout pas déranger Madame votre épouse."

- "Du tout, Bernadette. Mon épouse est en vacances chez sa mère, à Béthune, depuis trois ans. Ca m'étonnerait qu'elle rentre ce matin."

- "Alors allons-y, fit joyeusement Bernadette. Au revoir Nono, dit-elle au Père Noël. Et au fait, il a quel âge, Toinou, votre papa ?"

- "Quatre-vingt-quatre ans, répondit fièrement Toinou. Mais vous verrez, il est resté très jeune."

Et c'est alors, on ne sait pourquoi, que Momo, Norredine, Monsieur Léon, le Père Noël et même Lucien, affairé sur le trottoir, se mirent à chanter tous en choeur : "O douce nuit, O sainte nuit."

-oOo-


Autant le trajet aller avait été facile, autant le retour en Alaska du Père Noël et de ses rennes fut laborieux. Les aiguilleurs du ciel, en effet, ayant appris que leurs amis commandants de bord d'Air Inter Europe avaient obtenu leur quatorzième semaine de congés payés, avaient aussitôt déclenché une grève surprise pour qu'on leur accorde la gratuité totale des voyages en avion et en train.

Le Père Noël, furieux, dut ainsi attendre près de huit heures en bout de piste avant de pouvoir décoller avec ses rennes. Puis les bonnes habitudes reprirent. La vie pour les rennes s'écoulait paisiblement, entre les parties de scrabble et les émissions de Jacques Martin. Tout juste avaient-ils remarqué que le Père Noël passait beaucoup de temps au téléphone.

Et un soir, juste avant les informations, le Père Noël fit irruption dans l'écurie, avec une bouteille de poire.

- "C'est ma tournée, les monstres. J'ai une très grande nouvelle à vous annoncer. Cette fois ça y est, c'est décidé, je prends définitivement ma retraite."

- "Félicitations, mugit Abdul. Vous comptez allez où ?"

- "En Floride, répondit le Père Noël. Le climat est meilleur qu'ici."

- "Mais qui distribuera les jouets, si vous êtes plus là ?" s'inquiéta Aziz.

- "Ca aussi, c'est réglé, s'exclama le Père Noël. C'est mes amis du bar qui s'en chargeront. Ils viennent même de se constituer en Société. Attendez que je vous lise ce que Monsieur Léon vient de me faxer."

Et il leur lut, d'une voix brisée par l'émotion :

Léon Ben Khacem, Président Directeur Général

Mohammed Constantini, Vice Président, chargé des Affaires Internationales

Aristide Schumacher, Vice Président, chargé du Marketing et la Prospective

Norredine Noël, Vice Président, chargé des Afffaires Commerciales

et des Achats

Bernadette Moulenfleur, Vice Présidente, chargée du Suivi de la Clientèle

et de la Communication

Fernand Demorteaux, Vice Président, chargé des Affaires Industrielles

Lucien Quénaveaux et Félix Demorteaux, manutentionnaires

- "Hein, les monstres, c'est pas beau, ça?" s'exclama-t-il.

- "Fantastique, se réjouit bruyamment Mouloud. En plus, j'ai toujours rêvé de finir mes jours en Floride."

- "Ah, fit le Père Noël brusquement très embarrassé, la Floride, oui, c'est-à-dire que j'ai pensé que je vous emmènerais pas. Vous comprenez, je suis trop vieux, maintenant, pour m'occuper de vous."

- "Vous étiez pas trop vieux pour vous occuper de Bernadette, la semaine dernière, fit Saïd amèrement. Vous nous lâchez dans la nature, alors ?"

- "Euh, non plus, dit le Père Noël, de plus en plus embarrassé. Mais j'ai tout arrangé. Demain, quelqu'un va venir vous chercher pour vous emmener à la campagne. En Normandie, près de Rouen. Ernest Moulenfleur, il s'appelle. Un garçon charmant. Vous serez traités comme des princes."

- "Il est de la famille de Bernadette, ce Monsieur Moulenfleur ? demanda Abdul, visiblement très inquiet. Et qu'est-ce qu'il fait, dans la vie ?"

- "C'est son frère, murmura le Père Noël. Il tient une boucherie chevaline, je crois."

Les rennes poussèrent un énorme soupir de soulagement.

- "Heureusement que le cheval et le renne, ça n'a rien à voir, dit Mouloud. Je me voyais déjà débité en rosbifs, sur le marché."

- "C'est-à-dire, fit le Père Noël, c'est pas tout à fait l'avis de Monsieur Moulenfleur. Il dit qu'une fois découpé, ça se ressemble énormément. Et que le cheval et le renne, ça a exactement le même goût."

- "Permettez-moi une dernière question avant de mourir, s'enquit Youssouf. Comment ils feront sans nous, vos amis, pour la distribution des jouets?"

- "Monsieur Léon m'a dit qu'il emprunterait la Renault 9 grise, répondit aimablement le Père Noël. Allez, les monstres, je vous laisse, au cas où vous voudriez écrire une dernière lettre à vos familles."

Restés seuls avec la bouteille de poire, les rennes n'avaient plus qu'à méditer sur l'ingratitude des hommes et sur la tristesse du sort qui les attendait.

- "Je vais te dire une chose, Mouloud. Moi je serais un enfant qui attendrait ses jouets, je serais pas tranquille, l'an prochain, de savoir qu'ils sont dans une Renault 9 grise."

- "Moi aussi, Abdul, je vais te dire deux choses. D'abord, si cette voiture elle transporte des jouets pour les enfants, j'ai dans l'idée qu'elle tombera pas en panne. Et surtout l'an prochain, j'ai bien l'impression que la douce et sainte nuit de Noël, elle se passera sans nous."

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