DANIEL R. - PREMIER ADJOINT DE GÉRANCE DE LA BRASSERIE LE CERCLE - BELGE, UNE FOIS
Le Cercle est en deuil. Stupeur et consternation se sont soudainement abattues sur notre établissement. L'expression n'est pas trop forte pour qualifier une catastrophe aussi imprévisible qu'inattendue. Doublée d'une perte financière inestimable, je dirais même irréparable. Cent litres de bière par mois, peut-être même plus. Et sans compter la Suze, le Campari, le Bordeaux, et n'oublions pas le Cointreau, qu'il buvait sans glace. Il n'y avait guère que le Ricard dont il n'abusait pas. Le bruit des glaçons lui donnait des maux de tête. Mais quant à la Suze, il disait souvent que c'était excellent pour la santé. Son père en buvait deux litres par jour et il avait vécu ainsi jusqu'à 85 ans.
Il a commencé à nous faire l'honneur de nous accorder sa clientèle en septembre 2001, je m'en souviens très bien parce que c'est ce mois-là que les nouveaux gérants sont arrivés. Quoi, comme les tours ? Quelles tours ? Cessez de m'interrompre à chaque instant, je vous prie, sinon on ne va pas y arriver. Oui, je disais, l'ancien gérant, il est parti parce que sa femme avait viré alcoolique et que la comptabilité commençait sérieusement à en souffrir. Et puis quand on est bistrotier, les alcoolos, tant qu'ils sont devant le bar, ça va, mais s'ils se mettent à passer derrière, ça ne peut plus fonctionner du tout. Et d'ailleurs, la preuve, avez-vous déjà vu un garçon de café bourré pendant le service ? Moi, jamais.
Les nouveaux gérants, donc, ils sont deux, Pierre et Jean-Marc. Tous les deux Auvergnats pur sucre. Le regard en permanence rivé sur le tiroir-caisse. Et l'adjoint c'est moi et je suis belge, deux fois. Oui, je sais, ça se voit pas. Donc, on est trois, plus nos pauvres imbéciles de garçons, et sans oublier le chef de cuisine, qui fait ce qu'il peut avec ce qu'on lui donne à faire cuire, le malheureux. Et c'est pas de trop, croyez-moi, pour contenir la fureur des hordes d'abrutis qui commencent à se piquer le nez dès le matin neuf heures et ce jusqu'à la fermeture. Et comme ça sept jours sur sept. Les poivrots, les trente-cinq heures, ils ne connaissent pas. Et encore, on a de la chance. Chez nous, c'est plutôt les alcoolos modérés qui nous vident les fûts de bière et les bouteilles de blanc. Des graves, on en a aussi, mais on a l'habitude, passé un certain stade, de leur conseiller fermement d'aller finir de se mettre minables chez notre concurrent d'en face, qui est moins regardant sur la clientèle. Surtout qu'avec eux, si on attend la fermeture, ça devient carrément infernal pour arriver à les faire partir. Parfois même il faut les raccompagner chez eux, de peur qu'ils se fassent écraser en traversant la rue. Et puis ici, tout de même, c'est un établissement d'une certaine classe. Vous pensez bien qu'on n'attend pas que les clients tombent des tabourets pour les inviter à aller prendre l'air.
Et comme si tout ça ne suffisait pas, il nous faut aussi supporter les petits jeunes de la fin de l'après-midi qui font du tapage en buvant leur saleté de Coca. Ou qui nous cassent les couilles pendant deux heures avec un café pour six et quatre verres d'eau chacun. Enfin, Dieu merci nous n'avons pas de nègres, et sauf exception, pas de bougnoules non plus.
Jean-Marc, il a des méthodes bien à lui pour fidéliser la clientèle. Des amabilités du genre, la prochaine fois que je te vois aller boire en face, connard, je te démolis ta sale gueule à coups de pieds. Pierre, lui, est nettement plus distant. Il ne dit jamais plus d'une connerie à la fois. Et quant à moi, je vous l'ai déjà dit, trois fois, je suis belge.
Nous avons au Cercle une clientèle tout à fait épileptique. Ah bon, ça vous fait rire ? Ah c'est que je me suis trompé de mot. Michel, lui, me l'aurait trouvé tout de suite. Ah voilà, éclectique, c'est ça plutôt que je voulais dire, merci infiniment.
Nous avons donc Philippe, qui est pédé, oui, homo, si ça peut vous faire plaisir. Michèle qui est lesbienne, moi d'habitude je dis gouine mais bon, je vois bien que ça vous gêne. Elle fonctionne généralement au Glenfiddich, sachant qu'elle a de gros moyens, vu qu'elle travaille au ministère de l'Agriculture. Et elle, alors, pas de regrets à avoir, parce que bâtie et boutonneuse comme elle est, pas de danger qu'elle fasse saliver les mâles.
Nous avons aussi Alain, un intellectuel qui écrit des articles de haut niveau dans le Monde diplomatique, et qui s'intéresse énormément au rugby, aux courses cyclistes, à tous les sports en général et à la Carlsberg en particulier. Également, nous avons Mustapha, qui fait cuire les pizzas dans une sorte de baraque à frites non loin d'ici. C'est le rebeu de la maison et nous y tenons énormément. Souvent, pour rigoler, on lui dit hé, Mousse, ton bourricot est encore garé en double file, tu vas te faire aligner par les guignols, et en plus ils vont te renvoyer dans ton pays par le premier avion en partance. Je m'en fous, il se marre, le bourricot il est à mon cousin, et en plus, je suis né natif de Saint-Ouen, sur la tête du Prophète. Pas besoin d'avion pour rentrer, c'est direct en autobus.
Jusqu'à il y a peu, nous avions un banquier, mais qui, depuis qu'il s'est mis en ménage avec Mademoiselle Maïa, une jeune femme polonaise bien sous tous rapports, et j'en sais quelque chose, mais que voulez-vous, on ne peut pas lutter contre le grand capital, oui je disais, qui ne vient plus nous rendre visite et c'est très regrettable pour le débit de la Leffe. Monsieur Bruno lui aussi nous a quittés, lui qui répétait sans cesse c'est clair, c'est net, en essayant de casser le bar avec ses poings. Malheureusement il a échangé un jour avec Jean-Marc des propos qui n'étaient ni clairs ni nets, et il est parti définitivement fâché après avoir, pour sortir, ouvert la porte directement avec la tête.
J'allais oublier Francis, qui est belge, lui et moi si je compte bien, ça nous fait donc deux paires de couilles belges, quatre fois, dans l'établissement. Il y a aussi Daniel le deuxième, on dit comme ça vu que le premier c'est moi, et qui est ingénieur, mais pas du tout comme Michel, lui, vu que de temps en temps il travaille un peu, et qui vient en général le dimanche matin avec sa copine Catherine, qui est jolie comme un coeur. Et je pourrais comme ça, des habitués, vous en citer encore une douzaine. Fabienne et son mari, directeur financier en retraite, qui récemment et héroïquement s'est provisoirement converti au café sucrette, rapport que son médecin a failli s'étouffer en découvrant son taux de gamma GT. T'inquiète pas, il me dit tous les jours, ils vont pas tarder à redescendre, et alors là, en route pour de nouvelles aventures.
Nous avons un gardien de la paix, mais qui vient en civil, sans quoi on ne le laisserait pas entrer. Il travaille de nuit. Souvent je lui demande, ça va, Fabien, pas trop mal au cul, ce matin ? Oui, parce qu'il est affecté à la brigade de surveillance des travelos, dans le Marais. Il paie beaucoup de sa personne.
Et encore bien d'autres, puisque vous insistez. Un supporter du PSG, celui-là il nous fait toujours rire, surtout le lundi, après les matchs. Un ancien guide de haute montagne, qui escalade les étages de l'ANPE toutes les semaines depuis plus de cinq ans. Un importateur de bananes et de cacahuètes, kiromane dépendant, et qui est incapable de dire combien d'enfants ils ont à eux tous, lui et sa femme et leurs ex.
Dans le genre féminin, en plus de la tondeuse à gazon, nous avons essentiellement Marie-Cécile, qui passe trois heures chez nous tous les matins et deux tous les soirs. Elle nous boit un café et un litre d'eau à l'heure en essayant de faire les mots fléchés du parisien et en se faisant aider par ses voisins.
Et Céline, aussi. Michel l'appelait Louise Ferdinande, ou Pomponette, selon les jours, je n'ai jamais compris pourquoi. Ah non, je ne sais pas si elle écrit bien. Par contre tout le monde est d'accord pour dire que pour la gymnastique, c'est elle la meilleure du quartier. Au niveau des reins, une souplesse véritablement extraordinaire.
Qui d'autre ? Nous avons deux médecins, ça peut toujours servir en cas de coma éthylique. Un qui boit, l'autre pas. Nous apprécions beaucoup celui qui boit. Parce que l'autre, je lui écrabouillerais volontiers la tronche sur le bar, avec son café noisette qui lui fait deux heures, et je ne suis pas le seul. Michel du reste l'appelait le vétérinaire.
N'oublions pas Monsieur Lucien, ingénieur des Arts et Métiers en retraite, qui ne manque jamais de faire chaque matin la tournée de toutes les églises d'Asnières, et Dieu sait qu'elles sont nombreuses, avec un petit rosé à chaque prière, et qui a le nez en forme de pomme de terre en train de germer. Et je vous ai gardé le meilleur pour la fin, c'est Jean-Yves, que nous surnommons Rambo, vu qu'il est épais comme un haricot vert, qui n'a jamais de toute sa vie occupé un emploi rémunéré plus de trois heures d'affilée, et qui vit en permanence avec un minimum de deux grammes d'alcool dans le sang. Il en est mort avant-hier, le pauvre.
Ce ne sont pas non plus les clodos qui manquent, dans la rue, mais je préfère ne pas en parler. Question de décence. On préfère qu'ils ne viennent pas trop au bar, ça nous fait trop de peine de les voir.
Mais alors Michel, sans hésiter, c'était le plus éclectique de tous. Et de loin. Toujours d'humeur égale et toujours le mot pour rire. Pour vous dire, en cinq ans, une seule fois on a eu des mots, lui et moi. À sa décharge je dois dire que ce soir-là, il avait pris je crois une 1664 de trop. Ce qui chez lui était exceptionnel. C'est d'ailleurs à cela que l'on reconnaît les buveurs d'élite. Ici nous en avons très peu. La plupart de nos clients commencent à s'effondrer sur le bar et à tenir des propos consternants bien avant huit heures du soir. Michel, lui, jamais ou presque. Traiter ses voisins de connards, oui, ça ne le dérangeait pas, mais toujours avec le sourire et avec des expressions très bien choisies.
C'était, pour la boisson, un homme qui avait une notion très précise de sa capacité. Il savait presque toujours s'arrêter juste avant le verre fatal. Il faut dire qu'il avait pendant des années consulté un alcoologue réputé et qu'il en était revenu sinon guéri, du moins instruit. Avec l'alcool, me disait-il sans cesse, faut être toujours sur ses gardes, je le sais de source sûre. C'est un produit sournois.
Et donc, pour en revenir à cette esclandre qu'il nous a faite, c'est un soir que le plat du jour, c'était le boudin aux pommes du chef, et que c'est ça qu'il avait mangé. Quand il a eu fini et qu'il s'est approché du bar pour prendre sa bière digestive, pour faire passer le goût du Cointreau, je lui ai aimablement demandé, comme je le fais avec tous les clients, même les plus cons, s'il avait trouvé ça bon. C'était pas bon, il a fait, c'était dégueulasse. Ignoble. Il était plein d'eau ton boudin. C'est une honte ! Une insulte à la charcuterie ! Alors moi, savez-vous, je ne suis pas payé pour qu'on dénigre la cuisine du chef, même si le boudin n'est pas sa spécialité, d'autant plus qu'il est pakistanais, et musulman, en plus. Donc, à Michel, je lui ai répondu du tac au tac, tu m'en vois extrêmement surpris et contrarié, vu que j'en ai moi-même mangé à midi, du boudin, et que je l'ai trouvé très bon. Mais il a continué à fulminer de plus belle. C'est que ça devait pas être le même, de boudin, ou alors c'est que tu as un goût de chiotte. Ah et puis merde, d'abord, ici c'est cher et c'est pas bon. Et Jean-Marc il me casse les couilles à toujours vouloir me casser la gueule. Et Pierre il me fait chier avec ses histoires à la con qui font rire personne. Et toi, je vais te dire une bonne chose, c'est très limite, l'estime que je te porte. Michel, je lui ai dit sans perdre mon calme, notre boudin est irréprochable, le staff du management également, et je n'aime pas du tout la façon dont tu me parles. Si c'est comme ça, tu n'as qu'à aller essayer le boudin d'en face au lieu de me casser les couilles de façon aussi désagréable.
Et alors vous savez ce qui est arrivé ? Il est resté presque trois semaines sans venir. Et en plus il nous devait 42 euros 50. Jean-Marc en a perdu le sommeil. Qu'est-ce qui vous a pris, Bon Dieu, de le laisser partir sans payer ? il se lamentait. Vous allez voir qu'on le reverra jamais, ce con. Putain, si jamais je le croise dans la rue, je lui explose la gueule.
Moi je n'étais pas trop inquiet et j'avais bien raison. Quand il en a eu marre de la cuisine d'en face, il est revenu chez nous, et après il nous a plus quittés.
Il arrivait généralement assez tôt dans l'après-midi, en semaine. Et le week-end il campait chez nous. Il avait toujours d'excellentes raisons. RTT ? Maladie ? Je lui demandais. Non. Une fois c'était le directeur qui était en voyage, ou alors il avait mal à la tête, ou bien encore les ordinateurs étaient une fois de plus en panne. Il avait toujours un motif valable et impérieux pour partir de son bureau avant quatre heures, juste après la sieste.
Nous avions nos petits rituels.
- Bonjour, Monsieur Funèbre, je voudrais une pompe.
- Désolé, Monsieur, ici nous ne faisons que les bières.
- Ah ? Alors dans ce cas, donnez-moi un demi.
Il consommait avec la précision d'une horloge franc-comtoise. Un litre de bière à l'heure, jamais moins, jamais plus. Et quand l'envie lui prenait, il nous arrivait d'avoir, lui et moi, de longues conversations, des plus édifiantes et instructives. Il faut vous dire que moi-même, en tant que responsable des garçons des café, l'essentiel de mon travail consiste à leur couper l'envie de piquer dans la caisse. Occasionnellement je tire quelques demis pour nos très bons clients, mais en règle générale je me déplace assez peu. Outre la vigilance vis-à-vis du petit personnel, mon métier essentiellement est un métier d'écoute et de relations humaines. C'est comme cela que j'ai découvert progressivement chez Michel des manies et des traits de personnalité assez étonnants. Il avait même un mot pour ça, au début je croyais que c'était du flamand ou du hollandais, mais non, c'était du chleuh. Il me l'a même écrit sur une feuille de bloc : Weltanschauung. Et il a bien précisé que c'était le seul mot allemand qu'il acceptait de prononcer. Le reste, pour lui, c'était tout du nazi et compagnie.
C'était très variable, ses sujets de conversation. Ça pouvait donner, par exemple :
- Tu veux que je te dises, Daniel, un des plus grands regrets de ma vie ?
- Je n'y tiens pas spécialement, Michel, mais si ça peut te faire plaisir et te soulager, je t'écoute.
- Ben c'est qu'en 65, aux élections présidentielles, j'ai pas pu voter pour François Mitterrand, à cause que j'avais pas l'âge.
- Pour la guerre de 14 tu avais pas l'âge non plus, et tu t'en es remis, non ? Et puis tu as eu l'occasion de te rattraper plusieurs fois, que je sache.
- Ah mais je pense bien ! Pas une seule fois depuis ma majorité je n'ai voté pour quelqu'un d'autre. Qu'il soit candidat ou pas, pareil. Même aux élections des délégués du personnel et du comité d'entreprise, je continue à voter pour lui.
- Michel, je veux pas dire que tu as tort, et encore moins te faire de la peine, mais est-ce qu'on t'a dit qu'il est mort depuis douze ans ?
- Je m'en fous pas mal. D'ailleurs, j'aurais été gaulliste, je voterais encore de Gaulle. Moi, je suis un homme de fidélité à mes idées.
Un autre événement qui l'avait beaucoup marqué, et dont il parlait fréquemment, c'était Mai 68. En particulier quand Alain était là, parce que lui, Mai 68, en tant qu'objecteur de conscience, il l'avait passé dans une prison militaire. Ils étaient donc ravis d'échanger leurs souvenirs .
- J'étais dans mon bled natal du Poitou et je préparais l'oral de Centrale en lisant un Agatha Christie et un San Antonio par jour. Ce qui ne m'empêchait pas de suivre de très près l'évolution des événements.
- Il y avait des barricades, je suppose ? Des CRS partout ?
- Non. Ils se sont pas aventurés jusque chez nous. Parce que la bêche et la fourche, dans les manifs, c'est autrement plus redoutable que les cocktails Molotov. Ils ont jamais osé. Par contre, à Chasseneuil du Poitou, il y en a eu une, d'émeute, un samedi soir après le bal, juste à côté de la buvette. La Nouvelle République du Centre-Ouest en a longuement parlé.
- Et c'est toi qui as harangué les insurgés ruraux, en tant que fer de lance du mouvement étudiant ? Lancé des mottes de terre et des bouses de vache sur les gendarmes ? Fait brûler des cageots et des charrettes de luzerne ?
- Malheureusement non, vu que j'y étais pas. Comment j'aurais fait, sachant que c'est à facilement cinq kilomètres de chez moi, alors qu'il y avait plus d'essence et que les trains étaient en grève ? Mais ne t'imagine pas que je suis resté les bras croisés. Moi et mes copains, pendant toute la durée de la révolution, on a occupé tous les soirs l'arrière-salle du bistrot en face le château, là où d'habitude ils faisaient les banquets de sapeurs pompiers et les repas de fins d'enterrements. Et c'est comme ça qu'en plus de la prise de conscience politique, je suis devenu un joueur de tarot de très haut niveau. Oui mais toi, Alain, dis-moi, c'était comment, en univers carcéral ?
- Daniel, deux bières plus une ! Terrible ! Mais heureusement, dans la cellule, on était cinq. On a donc fait une assemblée générale et créé une Internationale des prisonniers politiques de la caserne de Romorantin. Sans perdre un instant nous avons voté une motion comme quoi tout ordre, que ce soit nettoyage des latrines ou épluchage des pommes de terres, devrait désormais nous être notifié par écrit.
- Fantastique ! Et ensuite ?
- J'ai transmis au camarade sergent, qui est allé en référer au camarade adjudant, lequel nous a fait dire que dès qu'il aurait fini de remettre en état la gégène qu'il comptait utiliser incessamment pour nous donner des cours d'électricité, il viendrait lui-même, les ordres, nous les écrire sur le front.
- Ah les salauds ! Daniel, deux autres plus une pour toi. Mais dis-moi, c'est vrai, ce qu'on disait, que l'Armée était prête à envahir Paris ?
- Authentique ! Je le sais de source sûre. C'est le camarade lieutenant qui nous a tout raconté, un soir. Les enfants, il a fait, comme on va vous fusiller demain matin, je vais tout vous dire, mais ne l'écrivez pas à vos familles, c'est secret. Voilà, ça y est, le dispositif pour investir la capitale est fin prêt. On peut pas faire confiance aux CRS, c'est pas des militaires de carrière. Alors l'État-major a étudié nuit et jour le plan du métro et des autobus. On n'attend plus que les gamelles, les casques, les fusils et les bandes molletières, et en route !
- Fumiers ! En route pour où ?
- Pour le bois de Boulogne, dans un premier temps. Pour creuser des tranchées au cas où ils auraient dû se replier d'urgence, et pour recenser et réquisitionner les putes. Et ensuite, contournement vers le sud par les boulevards des Maréchaux jusqu'à la porte d'Orléans, et hop, direct jusqu'à la fontaine Saint Michel et installation du QG.
- Ah bon ? Ça aurait été plus court par la porte Maillot, non ?
- Oui, mais il aurait fallu changer à Châtelet, et ils avaient trop peur de se perdre. Et en plus, l'état-major tenait absolument à faire tout comme Leclerc en 44.
- Et pourquoi ça s'est pas fait ?
- Parce que le métro était en grève et que l'État-major ne le savait pas.
- Et pourquoi tu as pas été fusillé ?
- Parce que les camarades du peloton d'exécution se sont mis en grève.
- Et pourquoi tu me crois assez con pour te croire ?
- Parce que tu l'es. Daniel, la même chose.
Puis, au bout de deux ou trois heures de discussions comme ça à bâtons rompus, il me disait bon, ben, c'est pas tout ça, j'ai faim. Je lui préparais alors son Campari orange, avec très peu de jus d'orange, qui lui causait, disait-il, des crampes d'estomac, et il me passait directement la commande. Parce qu'il avait beau se prétendre socialiste, voire anarchiste, il avait horreur de discuter avec le petit personnel. Si on avait employé du personnel féminin c'aurait peut être été différent, mais chez nous c'est plutôt le genre garçon de café moustachu et qui transpire des pieds.
Nous avons par ailleurs la chance, au Cercle, d'occuper une position des plus stratégiques. Pile poil à côté de la gare. Tous les quarts d'heure, donc, nous voyons passer une cinquantaine de poitrines et autant de paires de fesses. Cela donne lieu entre nos habitués à des conversations contradictoires, des plus fines et particulièrement animées.
- Putain, la blonde, là, ça doit être une véritable machine à baiser, je te le dis et je m'y connais.
- Mais non, connard, tu y connais rien. C'est un vrai cageot, et en plus c'est une feignasse de la chatte, ça se voit. Et probablement un hangar à sous-marins, en prime. Si ça se trouve, tu sens même pas les bords.
Je vous fais grâce du reste.
C'est le genre de conversation culturelle de haut niveau que Michel affectionnait.
Pour le reste il se foutait de tout. Sauf du sport. Ça l'insupportait graveent. Comment peut-on être assez con pour lire L'Équipe ? il se lamentait. Il disait tout le temps que tout ça c'était un ramassis de crétins incroyables, les joueurs comme les supporters, et que si ça ne tenait qu'à lui, on interdirait les émissions sportives à la télévision, à l'exception peut-être du beach-volley féminin.
Ça le mettait en colère, parfois. Schumacher, il faisait, cet abruti, tu as vu combien il gagne, en conduisant comme un malade ? C'est une honte ! Un scandale ! Et le tennis, hein ? Et le foot ? Michel, je lui objectais, il y a des sports comme le vélo et le rugby qui rapportent très peu. Ah bon ? C'est du sport, ça, le rugby ? Une bande de brutes qui se foutent sur la gueule pendant une heure et demie, et il faudrait les payer ? Et les cyclistes aussi, peut-être, alors qu'ils passent leur vie à faire chier le monde en bloquant les routes ? Non, non, Daniel, le sport est indéfendable. Il n'a pas sa place dans une société moderne.
Alors tu as qu'à aller t'installer en Afghanistan ou au Népal. Et puis note que toute façon, Michel, je lui disais, à bout de nerfs et pour clore le débat, pour ce qui est du pognon, tu es pas forcément le mieux placé pour en parler. En ne foutant rien, tu gagnes cinq fois plus que moi qui travaille douze heures par jour comme une bête. Oui, ben je les oblige pas à me garder, il me répondait. S'ils me filent le paquet d'indemnités auquel j'ai droit, je pars tout de suite et je reviens jamais. Je suis pas marié avec l'aéronautique. Mais Michel, je lui répondais, pourquoi veux-tu qu'ils te virent avec des indemnités ? Tu n'y es pour ainsi dire jamais, à ton bureau. Ou alors, quand tu y es, tu dors. Tu t'es déjà viré toi-même, comment pourraient-ils y voir une amélioration ? Ah merde, Daniel, tu as raison, comme toujours. Je devrais peut-être au bureau y aller plus souvent, et essayer de rester éveillé un peu plus longtemps, pour leur faire craquer les nerfs.
Souvent, il parlait de sa mère, qu'il adorait. Enfin, c'est surtout le pognon de sa mère, qu'il adorait. Il l'avait casée dans une maison de retraite de Chasseneuil du Poitou, la ville de l'autre gros con, et il en était très content. Il me disait, tu te rends compte, dimanche dernier à la course de fauteuils roulants elle a fini deuxième. Coiffée sur le poteau par une vieille salope de 85 ans. Ça lui a pas porté chance, d'ailleurs, à l'autre morue, elle est canée dans la semaine. Maman, par contre, elle est au top de sa forme, je le sens. Dimanche prochain, ma parole, je la joue gagnante. Elle va les massacrer, les vioques. Je vais me faire des couilles en or, je te le dis. Par contre, au déambulateur, je la trouve encore un peu faible.
Après avoir fait main basse sur le CCP et les livrets de caisse d'épargne, il s'était empressé de vendre et de mettre sur son compte la maison, les meubles et les champs de betteraves. Argent qu'il se faisait une joie de réinvestir dans l'industrie houblonnière. De plus, en payant lui-même la maison de retraite, il se faisait un devoir de déduire de ses revenus tout un tas de pognon qui n'était pas à lui.
Cela dit, il avait bien conscience de n'être plus tout à fait un jeune homme. Il se mettait à songer à la mort, parfois, le plus souvent à partir du deuxième litre de bière, et à méditer à haute voix. Quand même, il me disait, j'espère que pour mes obsèques ils enverront une gerbe, chez Kronenbourg. Michel, je le rassurais, tu peux en être certain. Peut-être même que le pédégé fera le déplacement en avion privé avec une brassée de houblon pour mettre sur le cercueil.
Il y avait un point, par contre, sur lequel il était d'une intransigeance absolue. C'était la sécurité. Jamais pour rentrer chez lui il ne prenait sa voiture. C'était une question de principe. D'autant plus qu'il habitait à deux cents mètres de chez nous, en face du commissariat. Moi, disait-il, la garde à vue je n'y tiens pas trop. C'est déjà bien assez pénible d'entendre depuis chez moi une demi-douzaine d'ivrognes brailler comme des ânes pendant la moitié de la nuit. Si en plus je dois aller partager la même cellule qu'eux, alors là non merci. Ah bon, je faisais, ils en ramassent tant que ça ? Mais non, imbécile, c'est des flics que je te parle.
Oui, vraiment, c'était un garçon très intelligent et très agréable. On a tous été effondrés en apprenant la nouvelle. Il nous devait pas de l'argent, au moins ? Jean-Marc a demandé. Pierre a dit qu'on était peu de chose. Marie-Cécile a vérifié l'horoscope sur le parisien. Santé : beau fixe. Tu parles.
Il est au paradis des emmerdeurs, a fait Alain. Il ne risque pas de se sentir trop seul. Mais pour l'essentiel, nos clients tous sont tombés d'accord sur un point : il buvait trop lentement et pas assez.
On a spontanément organisé une petite cérémonie privée à sa mémoire. Ce soir-là, faites-moi confiance, il n'a pas été le seul à être raide mort.
Beaucoup de rumeurs ont couru. En ce qui me concerne, j'ai entendu dire qu'il s'était électrocuté en essayant de réparer sa cafetière en prenant une douche. Je ne sais pas si c'est vrai mais c'est bien possible. Il m'avait dit qu'à l'École Centrale quand il y était, les cours d'électricité étaient facultatifs. Les autres aussi d'ailleurs.
Je suis allé personnellement aux obsèques, accompagné de tous nos garçons de café en tenue de travail. Chemise blanche, nœud papillon, pantalon et gilet noir, et décapsuleur bien en évidence. Je leur avais dit que le plateau et les verres, ce n'était pas nécessaire. Ils lui ont fait quand on l'a descendu de la camionnette une sorte de haie d'honneur. À mon signal, ils ont, avec un synchronisme parfait, décapsulé une bouteille de 1664, et ils ont aspergé le cercueil avec. Il me disait souvent qu'il n'aurait pas trop apprécié l'eau bénite.
L'assistance était très émue. Il y avait beaucoup de fleurs. Une couronne aussi, absolument énorme, où c'était écrit : Ses amis des Arts et Métiers. Vu ce qu'il avait l'habitude de m'en dire, des Arts et Métiers, et l'état de fureur où ça le plongeait, j'ai été un peu étonné, mais soit.
Je suis parti juste avant le début de l'incinération, car je craignais un incendie. J'ai tout de même eu le temps d'échanger quelques paroles aimables avec un monsieur pas très grand mais très distingué, qui paraissait particulièrement affligé et dubitatif.
- Vous êtes de la famille, cher Monsieur ? Permettez-moi de vous exprimer ma profonde sympathie.
- Non merci, bien heureusement. J'ai seulement été son directeur, il y a quelques années. Il m'a tellement fait souffrir que je n'arrive pas à croire qu'il est mort. Je suis juste venu pour vérifier. Et vous, Monsieur, vous êtes directeur, également ?
- Non. Moi je suis belge, des fois.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire