vendredi 3 juin 2011

La clinique des canards

MAMADOU N'G. - CHEF INFIRMIER AFRICAIN EN MILIEU PSYCHIATRIQUE

Je n'ai que des bons souvenirs de lui. Ah là oui. Je crois savoir qu'il est venu chez nous en tout douze fois et toujours pour la même raison. Je me rappelle en vérité très bien notre première rencontre. Il a dit comme ça, tiens, un nègre. La dernière fois c'était un bougnoule. Ça change. Ne vous fatiguez pas à m'expliquer le règlement, c'est mon cinquième séjour. Montrez-moi seulement ma chambre, que je me repose un peu avant de sortir. Vous avez passé la serpillière, au moins ? Alors, j'ai dit, bwana, puisque vous connaissez le règlement, vous savez sans doute que l'alcool est entièrement interdit dans l'enceinte de la clinique. Il y a quoi, par exemple, dans cette grosse valise que voici ? Mon pyjama et ma brosse à dents, il a fait avec un air contrarié.

C'était la stricte vérité, sauf qu'à la place du pyjama il y avait une bouteille de Suze, un litre de Calvados, quatre bouteilles de Bordeaux et trois packs de bière. C'est juste pour passer la première semaine, il m'a expliqué. Après, j'arrête. Oui, je lui ai répondu, mais j'ai ici sur ma fiche que je lis sous mes yeux que vous êtes ici pour un sevrage alcoolique. Je vais avoir du mal à les fermer, mes yeux. Peut-être qu'une bouteille de Bordeaux vous y aiderait, il a fait. Alors on a palabré un moment, et en plus du Bordeaux j'ai récupéré le Calvados et un pack de bière.

Dès le premier soir j'ai compris que j'aurais un peu de souci.

- Mamadou, je te préviens que je dîne en ville tous les soirs. J'ai horreur de la soupe et des nouilles. Et me parle pas des yaourts.

- Monsieur Mamadou, si vous voulez bien. Car le règlement impose le voussoiement entre les patients et le personnel.

- Le quoi ? En France, on dit vouvoiement.

- Pas à l'université de Bamako, où j'ai fait mes études infirmières. D'autre part, Monsieur Michel, sortir de la clinique après sept heures du soir, c'est interdit. Avant aussi, d'ailleurs.

- On se demande bien pourquoi. Surtout à deux mille balles la journée. Mais rassurez-vous, j'ai pas l'intention de traîner la nuit dans les rues. Je prends ma voiture.

- C'est interdit également et même encore plus. À cause des assurances. Si vous écrasez une vieille dame, c'est le médecin-directeur qui va en prison.

- Je m'en fous. Et puis moi je ne suis pas assuré. Et je n'ai pas de permis non plus.

Le lendemain matin en prenant mon service je me suis jeté sur le cahier de l'infirmier de nuit. Je n'ai pas été déçu. Est rentré vers deux heures. A chanté trois fois Les filles de Camaret, malgré mes protestations énergiques. Est allé se coucher dans un endroit indéterminé. Reste de la nuit RAS.

Dix minutes plus tard, je savais où il avait dormi.

- C'est quoi, Mamadou, cette pétasse, dans mon lit ? Virez-moi ça tout de suite. Et vous avez vu, le boudin que c'est ? C'est un véritable bordel, votre clinique. Et où il est, mon café, d'abord ? Et le cendrier ? Je trouve plus le cendrier.

- Ça ne fait rien, c'est aussi interdit de fumer. Et la pétasse, c'est Mademoiselle Muriel, la fille du député. Déjà sept tentatives de suicide certifiées. Alcoolique avérée, comme vous. Par contre, si vous regardez bien autour de vous, vous verrez que ce n'est pas votre lit, c'est le sien. J'espère au moins que vous n'avez pas eu de rapports ? Parce que si oui, c'est bonjour les antibiotiques. C'est un vrai bouillon de culture, Mademoiselle Muriel.

- Honnêtement, je ne m'en souviens pas. Si c'est le cas, ça devait être sans intérêt. Mais je vous signale que si je me suis fait plomber, c'est vous qui serez responsable. Je poursuivrai la clinique.

N'allez pas croire toutefois lorsque je vous raconte cela que nous sommes un établissement laxiste. Il est exact en effet que personne ou presque ne se soucie du règlement, mais c'est en vérité le résultat d'un protocole médical parfaitement délibéré et maîtrisé. L'idée fondamentale en effet consiste à responsabiliser le patient, afin qu'il se prenne lui-même totalement en charge.

Ce qui génère néanmoins une certaine contrainte au niveau de la clientèle, dans la mesure où nous ne pouvons accepter que des gens à peu près normaux. Nous ne pouvons en aucun cas interner des gens agressifs ou déséquilibrés. D'autant que dans la mesure où les sorties ne sont pas surveillées, il est toujours désagréable que ce soit la gendarmerie qui nous les ramène.

Un autre point essentiel est que nous ne pratiquons pas trop, chez nous, la mixité sociale. Notre clientèle est d'abord et avant tout composée de gens aisés et cultivés, et les confronter à des classes sociales inférieures assurément freinerait les bienfaits de la thérapie. De toute façon, avec les tarifs que nous pratiquons, le neuf trois ne risque pas de venir chez nous.

Ce qui fait que nous n'avons pour ainsi dire que deux catégories de clients : les maniaco-dépressifs modérés et les alcooliques paisibles. Monsieur Michel, lui, comme il est fréquent, était les deux à la fois.

Je me suis néanmoins et quant à moi, malgré son côté contestataire, rapidement habitué à lui. Il ne refusait par exemple jamais que je lui prenne la tension. J'ai une tension de jeune homme, il disait tout le temps. Oui, Monsieur Michel, mais alors votre bilan sanguin, c'est autre chose. Ils disent comme ça, au labo, que c'est plutôt de la confiture que du sang. Ils veulent savoir si vous êtes toujours en vie.

En tout cas, pour en revenir à l'organisation de la clinique, chez nous, on ne peut pas dire, c'est rudement bien fichu. Par exemple au niveau des médicaments. Nous, ça nous dérange pas de réveiller les patients au milieu de la nuit pour leur faire avaler leurs pilules. C'est bon pour ce que vous avez, on leur explique. Et on va vous redonner un somnifère, pour que vous vous rendormiez plus vite.

Mais alors le top, c'est les psy. On en a six, plus la maîtresse du médecin-directeur, qui n'est pas psy, mais personne ne voit la différence. Et alors, à chaque fois qu'on touche un nouveau pensionnaire, on lui en affecte un pour toute la durée de son séjour, que ce soit une semaine ou six mois et que ça lui plaise ou non, au patient. Une demi-heure tous les matins de masturbation cérébrale intensive.

Monsieur Michel, lui, par contre, ils ne se battaient pas pour le prendre.

- Ah putain merde, Mamadou, c'est encore moi qui en ai hérité. Ça fait trois fois de suite. Y'a pas de justice.

- Comment ça se fait, bwana ?

- Plus personne n'en voulait, alors on l'a joué au 421 et j'ai perdu.

- Notez qu'il n'est pas si désagréable, en vérité.

- À condition de le trouver. Faut pas rater le créneau. Il se lève à onze heures, et à onze heures et demie il part prendre l'apéro et on ne le revoit pas avant six heures du soir, dans un état indescriptible. J'ai bien réussi à le choper par surprise, un matin, mais vous savez ce qu'il m'a dit ? Excusez-moi, Professeur, c'est dimanche, je vais à la messe.

- Avez-vous néanmoins et présentement pu formuler un diagnostic ? Prescrire un traitement adapté à sa pathologie ?

- Oui. Le diagnostic c'est qu'il boit comme un trou, et le traitement consisterait à l'empêcher de boire. Si c'était possible. Vous ne connaîtriez pas un sorcier ou un marabout, dans votre famille, par hasard ?

- Non. Prononce-t-il cependant parfois des paroles pertinentes ?

- Ça arrive, mais c'est limité. Hier par exemple, il m'a dit qu'il n'aimait pas les épinards du chef, et ses carottes râpées encore moins.

Chaque fois qu'il arrivait chez nous cependant, c'était pour ainsi dire la fête.

- Monsieur Michel ! Déjà de retour ! On vous a gardé votre chambre. Je vais de ce pas m'assurer qu'on vous a bien changé les draps.

- Merci, Mamadou. Nous avons quoi, cette semaine, en termes de population féminine ?

- Ah ! Excellente question ! Alors il y a Laurence, elle est charmante, mais il va falloir vous dépêcher, elle sort en fin de semaine. Sinon, il y a Élodie, mais je ne vous la conseille pas trop, elle est un peu schizophrène. Elle a plusieurs fois mordu des sexes. Par contre, il y a aussi Mélanie, elle ça fait trois semaines qu'elle n'a pas bu une goutte d'alcool, elle est en pleine forme, je vous la recommande.

- Bien. Et le chef, il a fait des progrès ?

- Ah je crains que non. Toujours spécialiste en nouilles froides et en yaourts sans sucre.

Une fois, tout de même, il est resté six mois sans venir. Je me faisais du souci. À tort. Car enfin il est arrivé un matin tout resplendissant.

- Monsieur Michel ! Mais où donc vous étiez passé ? Ah mais alors vous avez très bonne mine ! Presque aussi bronzé que moi !

- J'étais en stage, Mamadou. C'est cher, mais je vous le recommande. C'est sur le plateau du Larzac, dans une ancienne caserne reconvertie en centre de cure. Pas un bistrot à moins de trente kilomètres, et les clés de la voiture confisquées, vous imaginez ?

- Pas très bien, non. Et vous ne vous êtes pas ennuyé ?

- Jamais. Pas une minute à nous. On faisait tout. Lever à six heures, passage de la serpillière, préparation du petit déjeuner, un peu de footing et de musculation ensuite, suivis de six heures de thérapie de groupe intensive, incluant la cuisine et la vaisselle, et pour finir entretiens individuels avec les psy, avant l'extinction des feux dans le dortoir, à neuf heures précises.

- Mixtes, les dortoirs ?

- Certainement pas. Ça aurait ruiné la thérapie.

À force de venir chez nous il s'était fait de nombreux amis, tant chez les infirmiers que chez les pensionnaires. Il s'était en particulier lié d'une forte amitié avec une sorte de noble, une espèce de comte, qui vit chez nous depuis 25 ans. C'est sa famille qui paie, parce qu'elle préfère qu'il soit chez nous que dehors. C'est un homme qui a la particularité de vouer un culte à la Vierge Marie, au point que lorsque l'on pénètre dans sa chambre, on se croirait dans un magasin de souvenirs de Lourdes. Ils avaient tous les deux fréquemment des conversations théologiques très animées.

- Vous n'allez pas me faire croire, Monsieur le comte, que dans des contrées où les petites filles commencent à baiser dès l'âge de 12 ans, la Sainte Vierge était vierge ?

- Monsieur Michel, vous êtes un salopard ! Un anarchiste ! Mes ancêtres vous auraient envoyé tout droit au gibet de Montfaucon. Les corbeaux vous auraient dévoré.

- Ah oui ? Alors moi je vais vous dire, des faucons, assurément il y en a, mais alors des vrais, aussi, et probablement encore plus. Je crois même que j'en ai un très beau en face de moi.

- Je refuse de poursuivre davantage cette conversation odieuse. Par contre, puisque cet après-midi vous allez en ville, courir les gueuses et vous enivrer de liqueurs fermentées, vous serez aimable de m'acheter un Solitaire et un Morpion. Dieu vous remboursera.

La conversation de Monsieur Michel en outre, lorsque toutefois il était à peu près lucide et qu'il consentait à passer quelques heures parmi nous au lieu d'user les tabourets des bars environnants, pouvait être parfois des plus enrichissantes et passionnantes. Il manifestait en particulier un très vif intérêt pour l'Afrique et ses traditions millénaires. Fréquemment nous nous en entretenions de concert.

- Vous ne m'enlèverez pas de l'idée, Mamadou, que les colonies avaient du bon. Vous n'allez pas me dire le contraire. Sans nous vous en seriez encore à jouer du tam-tam à poil et à bouffer les membres des tribus voisines.

- Je le reconnais volontiers, bwana, encore qu'une telle vision de notre continent me semble quelque peu caricaturale.

- Pas du tout. Et puis alors en ce temps-là c'était simple. Tout ou presque était à nous. À gauche il y avait l'Afrique occidentale française, et à droite l'Afrique équatoriale française. Et je ne vous parle pas de l'Afrique du Nord, ce fleuron de la colonisation moderne. Tout le Sahara était français, vous imaginez ? On ne risquait pas la pénurie de sable.

- Vous avez raison, Monsieur Michel, ne me parlez pas de l'Afrique du Nord. J'ai encore de la famille, là-bas.

- Et donc, le reste, c'était pour les Hollandais, les Belges et les chleuhs. Et on s'emmerdait pas avec des pays avec des noms à coucher dehors, impossibles à prononcer et que personne sait même pas où c'est les frontières.

- Notez cependant que moi, par exemple, le Mali, je le prononce très facilement.

- Cessez de m'interrompre à chaque instant. Et n'oubliez jamais que c'est nous qui vous avons apporté la civilisation et le christianisme. Et il n'était que temps. Parce que, vous aurez peut-être remarqué, les églises romanes et les temples grecs, en Afrique, vous pouvez toujours en chercher, vous n'en trouverez pas.

Monsieur Michel savait aussi parfois se montrer très attentionné et perspicace. Mamadou, me disait-il, parlez-moi donc un peu de votre enfance, dans la brousse. Je vous imagine très bien, quant à moi, nu comme un ver, dans la case, au milieu de vos douze frères et sœurs, avec votre mère pilant le manioc tout en allaitant le petit dernier, votre grand-père essayant de prévoir le temps du lendemain en lisant dans les entrailles de poulet, et ce pendant que votre valeureux père, vêtu d'un simple pagne, peinturluré de partout, courait à travers la savane, armé de sa sagaie, de son arc et de ses flèches, pour chasser le buffle et l'antilope. C'est bien ça, hein ? Presque, Bwana, je soupirais. Sauf que je suis fils unique, que mon père était expert comptable et ma mère professeur de français au lycée Léopold Senghor de Bamako. Mais alors pour en revenir à ce que vous disiez précédemment, le colonialisme, bon, soit, admettons, mais je dois par contre vous dire que l'esclavage, nous autres Noirs, nous ne l'avons pas vraiment apprécié.

- Quoi ? Mais, Mamadou, vous êtes d'une étroitesse d'esprit stupéfiante. Vous ne parvenez pas à vous replacer dans le contexte de l'époque. Comprenez que ni la Science ni l'Église n'avaient encore établi formellement que les Noirs sont des êtres humains. Aujourd'hui encore, d'ailleurs, certains philosophes et sociologues éminents continuent d'en douter. Bref, il était donc normal d'en faire des esclaves. Et puis enfin quoi merde, Mamadou, vous êtes bien déjà allé à la campagne ? Vous avez déjà vu des mulets ? Ça vous a choqué qu'on les fasse travailler sans les payer ? Et qu'on leur foute des coups de trique en prime ? Ben non. Et les Noirs, à l'époque, c'était pareil. Hein, que ça vous la coupe ?

- Le mulet vous remercie pour vos savantes explications. Mais je crois qu'il va être l'heure de vos pilules.

- Merci bien. Mais laissez-moi terminer. Parce que qui c'est qui a aboli l'esclavage, d'abord, selon vous ? Eh bien c'est encore nous. Parce que si on vous avait attendu, vous y seriez encore. Et puis un tout dernier argument, qui va définitivement vous trouer le cul. C'est que si autrefois on n'avait pas envoyé vos ancêtres en Amérique, jamais vous n'auriez éprouvé le bonheur d'entendre Louis Armstrong souffler dans la trompette. Ah, bon Dieu, que je suis fatigué de toutes ces explications qu'il me faut vous donner. Tenez, voici trois euro. Allez donc me chercher un pack de Heineken chez l'Arabe du coin, vous serez aimable.

Un autre sujet le préoccupait particulièrement, c'était la taille de nos sexes, à nous autres Africains. C'est vrai, Mamadou, ce qu'on raconte, que ça peut atteindre des proportions colossales ? Ah mais oui, Monsieur Michel, tout à fait exact. Au point que chez nous en Afrique, il en est tenu compte pour les épreuves du baccalauréat, au même titre que les mathématiques et la géographie. Avec un coefficient très élevé, de plus. Et même que moi, avec mes vingt-sept centimètres, j'ai été classé avant-dernier. Hein, qu'est-ce que vous en dites ? J'en dis, il soupirait, que j'ai bien fait de passer mon bac à Poitiers.

Ah là là, on en a passé des bons moments tous les deux. Et puis voilà, un matin de triste mémoire, le drame. Qui eût cru en une fin aussi tragique ? Nous l'avons trouvé noyé dans l'étang des canards. Et pas tout seul, en plus. Un de nos pauvres canards également avait péri. Et l'autopsie a révélé que la malheureuse bête, Mohammed comme nous l'appelions, avant de se noyer, avait été sodomisée. Du coup, le médecin-directeur a pris des mesures radicales. Pas question d'assécher l'étang, il a fait, ça nuirait à l'harmonie du parc. Mais plus de noyades non plus, c'est très mauvais pour la réputation de l'établissement. Donc, on va installer près de l'étang un mirador, avec surveillance 24 heures sur 24 par un infirmier diplômé et armé. Et quant aux canards, direction la cuisine. On va offrir une tronçonneuse au chef, pour qu'il puisse les découper.

Les pensionnaires ont ainsi mangé du canard pendant deux mois. À la place des couteaux, on leur a donné des scies, sinon ils n'y arrivaient pas.

On en a tout de même épargné un spécialement, un très beau canard de Barbarie réputé de chair très tendre, et on s'est arrangés au moment de la mise en bière pour le fourrer discrètement dans le cercueil de Monsieur Michel. Vivant, lui.

Bien sûr je me suis fait un devoir d'assister aux funérailles, avec ma blouse, mon tensiomètre dans ma poche et un gros bonnet de laine pour ne pas attraper froid. La maîtresse du médecin-directeur avait tenu à m'accompagner. Vous comprenez, Mamadou, Chouchou n'a jamais voulu me le confier. Il disait que ce serait imprudent. D'ailleurs, même aujourd'hui, il m'a dit de me méfier. Ah bon, vraiment, Mademoiselle Rose ? Monsieur Michel est pourtant et à présent tout à fait inoffensif. Lui, oui, mais vous, non. Cela dit, aujourd'hui on est en vacances, hein, on ne consulte pas. Et il paraît qu'au Père-Lachaise, certaines sections sont très boisées et très calmes. On ira tout à l'heure faire une petite promenade tous les deux, hein, Mamadou ? J'ai plusieurs fois entendu des propos élogieux sur vos mensurations.

Ce qui fait que je n'ai vraiment pas regretté mon après-midi, surtout après l'incinération.

En revenant vers le crématorium je me suis arrêté un instant devant une tombe. Émilie Plaud, 1980-1995. Il y a un petit jardin, aussi le médaillon en noir et blanc d’une jeune fille souriante. Et un vers de Victor Hugo. O Souvenirs ! Printemps ! Aurore ! Doux rayon triste et réchauffant.

Un homme était assis et regardait. Il ressemblait vaguement à Serge Gainsbourg. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire un mot. Très belle tombe, Monsieur. Très émouvante. Il a délicatement fait tomber sa cendre de Marlboro dans un cendrier. Oui, vous avez raison. Allez un jour au Taj Mahal, c’est émouvant aussi. Mais voyez-vous, Monsieur, cette tombe, je préférerais qu’elle n’existe pas.

Aux obsèques de Monsieur Pé alors, y avait un monde fou, c'est le cas de le dire. À la clinique, certainement, on aurait manqué de chambres et de psy. Tous plus fêlés les uns que les autres.

Sauf un, quand même. Un monsieur pas bien grand, mais d'une distinction extrême, qui est venu de lui-même et péremptoirement m'interlocuter.

- Seriez-vous, Monsieur, par hasard, membre du corps médical ?

- Mais oui, bwana. Voulez-vous que je vous prenne votre tension journalière ?

- J'aimerais bien, en effet. Je crains de souffrir d'hallucinations auditives. Croyez-le ou non, j'ai l'impression que le cercueil fait du bruit.

- Du bruit comment ?

- On dirait quelque chose comme coin coin.

- Alors ce ne sont pas des hallucinations. C'est Aziz, notre plus beau canard. Mais rassurez-vous, le bruit devrait bientôt cesser.

- Tant mieux. Mais dites-moi, ce ne serait pas vous, par hasard, ce Monsieur Mamadou dont il me parlait si souvent ?

- Mais oui. Monsieur Pé était un de nos meilleurs clients. Il passait mensuellement deux semaines chez nous, été comme hiver.

- Je le sais, hélas. Au point qu'il avait fini par penser que c'était vous, et pas moi, qui étiez son directeur.

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