Monsieur Ladroit n'était pas seulement un bricoleur né, c'était surtout un psychologue avisé et un anarchiste viscéral. Aussi lorsque son épouse entreprit de rénover le balcon de leur appartement, il la laissa, pour lui faire plaisir, s'occuper de tout : achats, découpe et collage du gazon synthétique et pose des bacs à fleurs. Il n'émit qu'une exigence : l'achat et l'exposition sur le balcon par ses soins personnels d'un nain de jardin.
Car bien qu'il n'éprouvât pour eux aucune affection particulière il avait cru lire entre les lignes du règlement de copropriété que la présence de nains de jardin sur les balcons des appartements de la résidence était formellement interdite sous peine de poursuites judiciaires. Il espérait donc ainsi recevoir du syndic des lettres comminatoires auxquelles il aurait répondu par des bras d'honneur particulièrement bien appuyés.
Il s'en alla donc, un samedi matin, visiter une très grande surface du jardin d'agrément, située à cinquante kilomètres de chez lui au fin fond d'une abominable zone industrielle, pour laquelle nous utiliserons le pseudonyme des Magasins Jean-Luc Godard.
Il choisit pour son nain de balcon la plus grande taille, afin que ses voisins puissent le voir de manière optimale. Il fut seulement un peu déçu de ne pouvoir choisir lui-même les accessoires. Il eût souhaité une brouette, mais son modèle n'avait droit qu'à une lanterne.
Heureux néanmoins de son achat, serrant affectueusement son nain sous le bras, il entreprenait de quitter l'établissement et de regagner son logis lorsqu'il fut saisi d'une envie naturelle et urgente. Une entreprise de la taille et de la classe des Magasins Jean-Luc Godard mettait naturellement à la disposition de sa clientèle des toilettes gratuites et d'une propreté impeccable, aussi s'y rendit-il sans tergiverser.
Monsieur Ladroit se mit donc en position assise, son nain posé près de lui, et commença à réfléchir sur le sens de la vie. Au bout de quelques secondes malheureusement sa méditation fut interrompue par la chute brutale du rouleau de papier hygiénique. N'écoutant que son courage il le ramassa et le remit en place. Ce sur quoi le rouleau à nouveau tomba. Patient et déterminé monsieur Ladroit recommença, et le rouleau une fois encore roula à terre. Alors là, se dit-il au bord de l'énervement, ce sera lui ou moi. Je vais le poser sur la chasse d'eau, comme ça je serai tranquille.
Et de fait, ce fut lui. Car, s'étant baissé pour la troisième fois, il oublia en se relevant la présence du dévidoir de papier hygiénique, un modèle métallique particulièrement dangereux, équipé en outre d'une sorte de lame de scie destinée à la découpe dudit papier. Son oubli et son agacement naissants firent qu'il s'y fracassa le crâne.
La blessure cependant était superficielle, mais comme toute blessure à la tête, répandait une quantité importante de sang. Monsieur Ladroit, tout anarchiste qu'il fût, n'en était pas moins un homme soucieux de laisser les lieux dans l'état où il eût souhaité les trouver. S'apercevant qu'il y avait du sang sur la cuvette il s'obstina pendant plusieurs minutes à essayer de l'essuyer, sans comprendre que plus il en enlevait, plus il en tombait.
Ce qui fait que sa sortie ne passa pas inaperçue. A la tête que firent les passants il comprit qu'il devait ressembler à Dracula sortant de table. Il avait les mains et le visage en sang, ainsi que la chemise et le pantalon. Seul le nain de jardin miraculeusement avait été épargné.
Un vigile très consciencieux l'agrippa par le bras et le conduisit derechef au bureau de la sécurité, où une jeune personne très accorte lui prodigua les premiers soins. Il se répandit en galanteries, déclarant par exemple sans sourire que dès lundi matin les Magasins Jean-Luc Godard recevraient la visite de son avocat, chargé d'expertiser les toilettes et de démontrer leur dangerosité, et qui ne manquerait pas immédiatement de leur réclamer cinq millions de francs.
Monsieur Ladroit fut amené à signer un procès verbal qui disait textuellement:
Monsieur Ladroit Michel, domicilié 13 Rampe du Pont 92 Courbevoie, a fait constater qu'il avait subi les dommages suivants : atteinte du cuir chevelu, saignement abondant, dans les circonstances ci-après rapportées : "En voulant ramasser le rouleau de papier toilette, le monsieur s'est cogné la tête dans le dévidoir situé au-dessus." Lieu du sinistre, rayon, parking, autre à préciser : Toilette Public du magasin.
La bonne humeur naturelle de monsieur Ladroit se trouva quelque peu altérée par l'arrivée d'une équipe de trois sapeurs pompiers qui essayèrent de le convaincre de les accompagner a l'hôpital. Pourquoi pas le SAMU, leur dit-il, et pourquoi pas un prêtre pour m'administrer les derniers sacrements ? Ils restèrent imperturbables, lui prirent le pouls et la tension et lui demandèrent s'il était fréquent chez lui d'avoir les mains légèrement tremblantes; ce à quoi il répondit que jusqu'à ce qu'ils arrivent il se sentait très calme. Ils consentirent de guerre lasse à le laisser rentrer chez lui à condition de signer une décharge.
Monsieur Ladroit rentré à Courbevoie nanti d'un volumineux pansement eut la mauvaise idée de raconter son aventure à monsieur Lucien, garçon de café de son état dans un bar-tabac qu'il fréquente épisodiquement. Depuis, chaque fois qu'il demande à monsieur Lucien un jeton pour aller aux toilettes, ce dernier lui déclare systématiquement avec un brin d'ironie : "Fais gaffe quand même à pas te blesser."
Monsieur Ladroit a parfois envie de pendre le nain de jardin à sa lanterne.
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