vendredi 3 juin 2011

Le pharmacien d'Argenteuil





Tragédie en trois actes

de

Marcel de Guérande


Michel Pé

7 Rampe du Pont

92 Courbevoie

Théâtre des Marronniers de Nanterre,

À l'attention de Monsieur le Directeur

Courbevoie, le 20avril 2001,

Monsieur le Directeur,

Vous trouverez ci-joint et à toutes fins que vous jugerez bonnes et utiles une sorte de synopsis de pièce de théâtre que j'ai récemment rédigé en m'inspirant de faits pour ainsi dire réels. Pour le pseudonyme j'ai pris un nom que je trouve plutôt astucieusement choisi, mais en réalité j'ai écrit ça moi-même et sans l'aide de personne.

Alors évidemment, vous le constaterez, je n'ai pas du tout écrit les dialogues, sauf, si l'on peut dire, celui du troisième acte, mais si le cœur vous en dit je me ferai une joie de vous les rédiger, moyennant bien entendu une honnête rétribution. Cependant, je me dois de vous avertir que je ne peux rien vous promettre avant au bas mot cinq ans, car je suis pour l'instant contraint à une activité, certes méprisable, consternante et alimentaire, mais qui hélas m'empêche de me consacrer véritablement à temps plein sur mes travaux littéraires.

Vous remarquerez sans doute que ma pièce en termes de mise en scène est assez économique à monter : décors austères, simples et fonctionnels, nombre d'acteurs limité à six ou sept, dont la moitié ne dit pratiquement jamais rien, ce qui permet de ne pas les payer ou presque. Et que des hommes, ce qui vous évitera les tracasseries habituelles, jalousies, coucheries et adultères en tous genres entre acteurs.

De plus, au troisième acte, il ne reste plus qu'un personnage qui dit à voix haute une sorte de monologue interne, assez saisissant je crois, et sans me vanter qui risque de faire date dans l'histoire du théâtre moderne. Et donc, soit dit en passant, économie substantielle là encore, puisque les autres acteurs peuvent ainsi rentrer chez eux plus tôt et de ce fait être moins payés.

Par contre je ne suis pas certain que mon travail soit aussi brechtien ou durassien que ce à quoi vous êtes accoutumé. Il est incontestable que quelques grossièretés par ci par là sont émises. Mais regardez, quand on y pense, je vous prends un exemple entre cent, Tennessee Williams. C'est souvent aussi un peu raide, non ? Et en plus, il était lui, excusez l'expression, pédé comme un phoque, alors que moi, faites-moi confiance, pas du tout.

En fait je vous envoie mon texte en priorité parce que votre Théâtre se trouve à moins de dix minutes de chez moi et que ce sera bien pratique pour les répétitions. D'ailleurs, loin de moi l'idée d'abuser, mais si vous pouvez me réserver une place de parking, cela me sera fort utile.

Quant à la pièce elle-même, n'allez surtout pas vous imaginer que c'est bâclé en moins d'une heure et demie. Le spectateur, je vous le promets, en aura pour son argent. C'est pratiquement aussi long du Claudel, et en plus, je vous le garantis, nettement plus rigolo. Parce que, notez, si on y réfléchit bien, les trois actes mis bout à bout, joués en temps réel comme il est indiqué dans le synopsis, ça nous fait tout de même 155 plus 120 plus 60 minutes, égalent 335 minutes, soit cinq heures et demie environ. Ajoutez deux entractes d'une demi-heure chacun, et bien le spectateur arrivé à vingt heures trente ne pourra espérer se mettre sous la couette que sur le coup de quatre heures du matin, mais assurément avec le sentiment de ne pas avoir perdu son temps. Finalement, tout bien pesé, le Soulier de Satan n'est pas si loin.

Monsieur le Directeur, je caresse humblement l'espoir que mon œuvre vous intéresse. Au plaisir je l'espère de vous lire bientôt.

Recevez l'expression de ma gratitude anticipée.


INDICATIONS SUR LA MANIÈRE DE JOUER LA PIÈCE

Le décor :

Premier et deuxième actes : c'est un bureau de Grand Directeur. Le drame se joue autour d'une grande table de réunion. Le Chef est à un bout, le Narrateur à l'autre et tout près de la porte.

Troisième acte : c'est le bureau du Narrateur. Un lieu qui respire le calme et le bien-être. Il y a un ordinateur et plein de papiers et de classeurs passablement poussiéreux. Tout est très bien rangé.

L'intrigue :

BMC est un sous-traitant de l'industrie aéronautique qui fabrique des petites machines étonnantes, généralement appelées potentiomètres, et qui ne marchent pas aussi bien que le souhaiterait le Chef. C'est pourquoi celui-ci montre parfois des signes d'agacement, et que le récit s'apparente par instants à l'activité d'une cellule de crise en totale ébullition, voire à une érection de l'Etna.

Les personnages :

Le Chef est un Grand Directeur. Il est du genre surdoué, redoutable, atrabilaire, imprévisible, et quelquefois très douloureux pour ses interlocuteurs.

Le Monsieur de chez BMC en réalité est deux : le technicien et le commercial. Ils ne sortent jamais l'un sans l'autre. Ce sont des philosophes. Ils savent depuis longtemps que le pire est toujours à venir.

L'autre à ma gauche est un grand dadais égal à lui-même depuis vingt-cinq ans. Il est intarissable sur les potentiomètres BMC, avec qui il entretient depuis vingt ans une relation de type sadomasochiste. Il a par ailleurs désespéré plusieurs générations de Directeurs.

Le Narrateur est un homme entre deux âges, qui a une sainte horreur des potentiomètres en général, et dont l'activité essentielle consiste à fumer des Marlboro rouges. Ses seules qualités connues sont qu'il parle anglais à peu près correctement et qu'il joue remarquablement bien au tarot. C'est de plus un obsédé sexuel notoire.

Madame Del Gono a un physique totalement inconnu. C'est l'Arlésienne de la pièce. La Schéhérazade. La Cléopâtre du potentiomètre. La Marilyn Monroe de chez BMC. Le mystère.


Mardi 27 février 2001

T0 : 14.30

Misère ils sont déjà tous là. Oulah les tronches qu'ils tirent ! C'est à peine croyable ! On enterre qui déjà ? Ah et puis visiblement c'est pas le carnaval de Rio. Toutes les nuances du gris sont représentées. Enfin c'est sympa, y'a une place près de la porte, je la prends, ça se verra moins quand je sortirai fumer. Et en avant, roulez petits bolides. Et attention à la queue du Mickey. C'est parti.

T0 + 10

Oui ben on peut pas dire qu'ils en aient fait des découvertes trop spectaculaires chez BMC depuis la dernière fois. Je sens que le Chef il va déclarer quelque chose pour leur faire peur. Oui, gagné. Il a dit comme ça, le Chef, que le Président espère une amélioration rapide. Ben il est drôlement optimiste le Président. Moi je verrais mieux une aggravation soutenue, et encore c'est même pas si certain. Ils vont quand même pas inventer le vaccin du sida, chez BMC, pour lui faire plaisir au Président. Bon Dieu j'ai déjà envie de fumer. Et puis j'ai soif, aussi. Il est trop salé son jambon de pays, à l'Auvergnat, j'aurais mieux fait de prendre des rillettes.

T0 + 30

Bon ben tout est calme, on dirait. C'est une réunion qui ronronne doucement, comme la chatte de la voisine. Je pourrais peut-être dire quelque chose de drôle. Oui mais quoi ? Bof, je suis pas très inspiré par les potentiomètres, aujourd'hui. Ah c'est pas comme l'autre à ma gauche, jamais personne a réussi lui à le faire taire. Vingt-six ans que ça dure et qu'il a le même costard gris avec des rayures. Ah, jeunesse, comme disait Courteline. Moi je vais plutôt attendre si on m'interroge, on sait jamais.

T0 + 40

J'ai l'impression qu'il s'y connaît vachement en potentiomètres, le monsieur de chez BMC. Personne le coupe jamais quand il parle. Il dit même des trucs en grec. Delta vé égal moins rot sur epsilonne. Rien que ça. J'en ai le souffle coupé. Moi j'ai toujours davantage confiance quand je comprends rien, j'ai moins l'impression qu'on se fout de ma gueule. Quoique ça doit arriver aussi, mais c'est pas grave, je m'en aperçois pas. L'autre à ma gauche je comprends toujours tout, mais j'en crois jamais un seul mot de ce qu'il dit. Oh et puis c'est pas si difficile, le grec. Pas plus que le latin, en tout cas. O Tempora, O Mores. Sic transit gloria mundi. Nous étions jeunes et larges d'épaules, nous attendions que la mort nous frôle. On the road again, again. On the road to the toilettes, dans pas longtemps.

T0 + 55

Cinq minutes et j'y vais.

T0 + 60

Une heure pétante. J'ai pas envie de pisser mais j'y vais quand même. C'est pas grave ce qu'il raconte l'autre à ma gauche, de toute façon personne l'écoute. Attention quand même à pas faire trop de bruit avec la porte.

T0 + 64

Ah qu'elle était bonne la Marlboro. Je l'avais bien méritée. On doit être à la moitié, maintenant, à peu près. Le plus dur est fait. Mais attention, on s'endort pas.

T0 + 70

Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes, euh, oui, non, c'est certain que la fiabilité des potentiomètres a été longtemps excellente, n'est-ce pas, jusqu'en 1992 je dirais, puis n'est-ce pas elle a beaucoup diminué. Je l'ai d'ailleurs constaté de visu et de par moi-même à Romorantin en 1998. Merde, je m'y attendais pas.

T0 + 71

Les poètes ont disparu. Et voilà le travail. Le Chef a même dit, je dirai même plus, elle a beaucoup diminué. Il a apprécié mon intervention, c'est sûr. Reposons-nous un peu, à présent. C'est vrai qu'on avait bien rigolé, à Romorantin. Je me rappelle mon copain Charlie l'adjudant-chef, il m'avait dit en allant manger, fais gaffe à la cuvée du mess, entre nous on appelle ça le Destop. C'était à peine exagéré. J'ai mis trois jours à m'en remettre. Ben il a quitté l'armée, finalement, Charlie. Il en avait marre de la gymnastique du jeudi matin avec la gueule de bois. Et en plus il a trouvé qu'en faisant postier, on pourrait plus jamais le foutre au trou. Énorme perte pour la Défense Nationale, Charlie. C'est Madame Daniel l'adjudant-chef maintenant. Elle est sympa aussi, mais c'est plus le même genre de conversation, forcément.


T0 + 80

Tiens ils parlent de graisse, maintenant. Moi j'aime pas ça, la graisse, ça salit les doigts. C'est dommage qu'on y soit pas resté coucher, à Romorantin, hein, pas pour la vieille ville, rien à foutre de la vieille ville, mais Charlie il devait sûrement connaître tous les bars à putes, c'était tout à fait son genre à Charlie, mais oui bordel c'est pas la graisse qui les use, tu l'as déjà dit quatre fois. C'est forcé, là où y'a des militaires y'a des putes. À Châteauroux je me rappelle, quand je faisais mon service militaire, il y en avait une, elle taillait, heu oui, ils ont toujours été formels les militaires, ils démontent systématiquement les deux capteurs dès la première panne, sinon après ça recommence quasiment tout de suite. On pourrait pas me foutre la paix, pour une fois ?

T0 + 90

Putain l'autre ! Il aurait pas pu couper son portable ? C'est déjà pas si facile de dormir les yeux ouverts, si en plus on vous réveille en sursaut à chaque instant, hein, c'est à désespérer. Ah ben tiens ça m'aurait étonné, c'est Madame Del Gono qui téléphone. C'est marrant, chaque fois qu'ils ont des soucis, chez BMC, c'est Madame Del Gono qui leur sauve la mise. Elle doit être foutrement forte en potentiomètres, Madame Del Gono. Plus que l'autre à ma gauche, c'est sûr. Ils devraient la sortir, de temps en temps. Ils doivent avoir peur qu'on leur pique. Salauds !

T0 + 95

J'espère qu'elle est pas comme ses potentiomètres, Madame Del Gono, elle, taille cylindrique sur toute la hauteur. Non, moi je verrais bien un potentiomètre taille 95-70-95, avec un peu de lingerie coquine pour faire joli. Ah là là, le pied ! Douce France, cher pays de mon enfance …

T0 + 100

Oh bon sang ! Une érection pareille, alors, ça faisait longtemps ! Hé les gars, enlevez vos coudes, je vais soulever la table sans les mains. Non, je rigole. Quand même, faut que j'arrête de dire à mon psy que je bande plus depuis trois ans, il va finir par comprendre que je me fous de sa gueule. Bon allez, toi tu te calmes. Après tout Madame Del Gono si ça se trouve elle est gaulée comme Madame Suzy, la secrétaire aux yaourts Chambourcy dans le temps, et toi tu t'énerves pour rien. Non, oh non, c'est certain, les modalités du rétrofit risquent de ne pas être absolument simples. Pour l'instant, il faut le savoir, L'Armée de l'Air française, à tort ou à raison peu importe mais le fait est là, considère je disais les potentiomètres, de BMC ou d'ailleurs d'ailleurs, comme non réparables. En général, cons comme ils sont, tout le monde le sait d'ailleurs sauf eux, ils les foutent à la, à la, heu enfin ils les gardent pas, quoi. Nom de Dieu, pourquoi tout le monde me regarde fixement ? J'ai dit une connerie ou quoi ? Il aime pas ça, le Chef, quand on dit des conneries devant les étrangers. Et en plus il vous le fait savoir ensuite et pas très gentiment. Bon, à partir de maintenant je ferme ma gueule, c'est plus prudent. Quand on dit jamais rien, on se fait jamais engueuler, c'est aussi simple que ça la vie.

T0 + 115

Le Chef a sorti sa calculette et le monsieur de chez BMC aussi. J'espère qu'ils vont pas se les balancer à la figure. Ça ferait désordre. Nous autres sans calculettes on se regarde entre nous comme des cons. On en a vraiment l'air, d'ailleurs. L'autre à ma gauche surtout. C'est pas grave, moi je m'en fous c'est l'heure quasiment de ma Marlboro.

T0 + 124

C'est étonnant, moins je fume et plus je tousse. Je devrais peut-être voir un médecin. Bon, alors, hein, c'est bientôt fini ? Ah putain, non, ça a pas l'air. Je me rassois et je me rendors, si c'est comme ça.

T0 + 136

Mais bordel, on fait rien que de répéter ce qu'on a déjà dit depuis deux heures. Faut en finir, à la fin quoi tout de même, merde ! Ah nom de Dieu j'en peux plus, je craque ! Faudrait trouver quelque chose. Le coup de l'accouchement, c'était bien, en plus ça faisait une semaine de vacances, mais maintenant, cette bande de rats, ils veulent voir le certificat de naissance. Ah mais si par exemple mon fils pouvait se casser le bras dans la cour de l'école ! Miss Trixie viendrait avec son grand sourire, je suis confuse, Monsieur Pé, l'École Primaire vous demande, rapport à votre fils. Et moi alors je ferais semblant de chipoter. Qu'est-ce qu'il a fait, encore, ce petit con ? Dites leurs-y que je suis occupé, que je répondrais du tac au tac. Voui voui, mais y disent qu'y s'est cassé le bras dans la cage à poules, qu'elle ferait intelligemment. Alors moi je prendrais un air embêté, je suis vraiment désolé, je m'excuse énormément, ça commençait vraiment à devenir intéressant, et je dirais à l'autre à ma gauche, Momo, tu me raconteras la fin demain matin.

T0 + 145

Le Chef vient d'entreprendre de récapituler. Y'a du bon. Je sens que le dénouement est proche.


T0 + 149

ET UN ! ET DEUX ! A trois je me casse sans dire au revoir. ET TROIS ! C'EST MAGIQUE ! BMC EST CHAMPION DU MONDE ! DEUX BUTS DE ZIDANE ! ET MADAME DEL GONO QUI VIENT DE MARQUER DE LA TÊTE DANS LES ARRÊTS DE JEU ! Oh merde, non, on se revoit dans trois semaines et faut fixer une date ! Ça finira donc jamais !

T0 + 155

Et youpi ! Ah oui, certainement, et bon retour à Conflans Sainte Honorine ! Ça doit pas trop bien rouler à cette heure-ci. Ah, merde, j'ai encore confondu avec Argenteuil. Excusez-moi alors. Notez que ça vous fera nettement moins loin. Merci. Oui. Vous aussi. A bientôt. Et le bonjour à Madame Del Gono surtout.

-oOo-


Jeudi 5 avril 2001

T0 : 14.30

Ah ben ça y est les revoilà. Sans Madame Del Gono, ça m'aurait étonné aussi. Faut bien quelqu'un pour garder la boutique, hein ? Ça vous a pas trop gêné les grèves, pour venir de Conflans ? Non, je rigole, Argenteuil, je sais, même que c'est là qu'il habite, l'autre à ma gauche. Oh, mais qu'est-ce qu'on me dit, misère et consternation, on vous a viré du parking ? Ben les gars, je voudrais pas vous faire de la peine inutilement, mais j'ai un peu l'impression que le pire est encore à venir. Ça, c'était juste la mise en bouche en somme.

T0 +3

Exposé du Chef ! On a reçu ce matin même les Services Officiels, la Délégation Générale à l'Armement, le Ministre, l'Archevêque, le Préfet et toute la putain de sainte famille. Alors voilà, c'est simple, nous sommes au bord du gouffre ! Au cas où vous auriez des doutes, sachez que l'État français ne versera pas un sou. Entre nous c'est pas vrai. Ils étaient comme d'habitude les militaires, ils se sont foutus sur la gueule entre eux pendant une heure, et le reste, rien à foutre. Mais putain la mauvaise humeur qu'il a, le Chef ! Pire que ce matin, qu'il a pourtant failli me foutre la porte en travers de la gueule sous prétexte que j'avais fait des photocopies qui servaient à rien et que ça dépeuple les forêts ! Et lui, misère, il est presque aussi sensible là-dessus que les Chleuhs : Votogopies gross Malheur ! Ach ! Chaime peaugoup le jant des bedits zoizeaux gui cazouillent dans la vorêt ! Comme Beethoven malgré qu'il était sourd comme un pot.

T0 + 10

Y'a de la tension, ça se sent. L'autre à ma gauche, la preuve, il a même pas encore ouvert la bouche. De sa part c'est exceptionnel. D'habitude, quand on a le malheur de prononcer devant lui le mot potentiomètre, faut se préparer à trois quarts d'heure de considérations techniques douteuses et invérifiables, éminemment variables d'une séance l'autre, et seulement entrecoupées par quelques diatribes venimeuses et ragots sordides sur la totalité de sa hiérarchie présente et passée. Je comprends pas qu'il soit pas encore Directeur.

T0 + 15

Y'en a un, je dirai pas qui c'est vu qu'il est plus gradé que moi, ça c'est pas trop difficile, mais que des fois je fais semblant de travailler pour lui, il vient de dire une de ces énormes banalités dont il a le secret. Et oh là là, bingo ! Le Chef vient de dire une chose aimable à mon sujet. Si on y réfléchit finement, ça doit vouloir dire que j'ai intérêt à me méfier. Bah, allez, il faut vivre dangereusement. Je me lance.

T0 + 18

Bordel je suis vraiment le roi des cons. En plein dans le panneau que je suis tombé. J'ai voulu faire le malin, j'ai dit un truc complètement anodin, et vlan, une grande baffe dans la tronche. Vaut mieux faire dans le fond comme plein de gens que je connais : fermer sa gueule en toutes circonstances.

T0 + 30

Putain c'est vraiment moi le meilleur. Le Monsieur de chez BMC il me pose des questions directement à moi, comme s'il en avait rien à foutre de l'avis du Chef. J'ai dans l'idée que ça va pas trop lui plaire au Chef. Et voilà qu'est-ce que je disais c'est fait, il a aussi sec repris les manivelles, comme disait le Chef d'avant. Monsieur BMC, perdez pas votre temps avec les besogneux. C'est ça que ça veut dire. Je le note et je m'en félicite.

T0 + 32

De nouvelles aventures nous attendent, qu'il vient de dire le Chef. Comprenne qui pourra ! De nouvelles aventures avec Madame Del Gono, des fois ? Des aventures qui vous foutraient une gaule d'enfer ?

T0 + 35

Bon, aller en fumer une à T0 + 45, ça devrait paraître décent, surtout que je viens de faire sans prévenir un brillant petit exposé de derrière les fagots et sans préavis, et que même le Chef il a eu l'air de trouver que c'était bien raisonné pour une fois.

T0 + 40

Je le sens bien que le Monsieur de chez BMC ça le contrarie que l'État français veut pas payer. Parce que lui non plus il aimerait pas trop payer, c'est clair. Et nous, radins comme on est, rien à faire. Voilà, je sens qu'il va nous faire un peu de technique, histoire de faire diversion. C'est le moment parfait pour que je m'en aille sortir fumer.


T0 + 45

Bon, je fais semblant d'examiner les courbes avec la plus grande attention. J'ai ma dose, alors je m'en fous. L'autre à ma gauche il fait des commentaires savants. Ah ben ça alors, il vient même de faire un bon mot. On leur donnerait le Bon Dieu sans confession, qu'il a dit. Ah et puis c'est pas fini, voilà qu'il cultive le paradoxe à présent. Il dit qu'il trouve que les potentiomètres s'usent pas assez vite. Je comprends maintenant que le Chef il a jamais envie qu'il rencontre les Services Officiels. Enfin quand même, c'est sûr, il se lâche. D'ici qu'un de ces jours il nous arrive avec une cravate verdâtre pleine de petits canards dessus, y'a pas des kilomètres.

T0 + 50

Ils prennent la tête leurs tableaux, à BMC. Et puis y'a inflation, merde à la fin. Y'en a trois fois plus que la dernière fois. Faut pas exagérer. Encore, on aurait une cheminée, ça pourrait servir pour allumer le feu, mais non. Ah la prochaine fois, nom de Dieu, y va leur falloir une brouette !

T0 + 60

Les mouches sont en train de hurler de bonheur. On en est à savoir s'il vaut mieux pour le curseur moins de brins plus gros ou plus de brins plus fins. Et à se demander si c'est mieux que le brin soit raide ou mou. Une heure pétante que je m'emmerde comme un rat. Ah je la vole pas ma paye, moi que je dis !

T0 + 65

C'est vrai que c'est pas idiot les courbes et les tableaux. Ça permet à chacun de s'exprimer, de poser des questions, de supputer, d'extrapoler, d'émettre des doutes, des affirmations et tout le bordel. C'est quoi le truc noir, en haut à gauche ? Ah bon, la photocopieuse qui fait des taches, je comprends mieux, maintenant. Tout le monde donne l'impression de s'intéresser à la chose, du coup. Mais en tout cas moi j'en connais au moins un, et peut-être même plusieurs, que eux ils en ont rien à cirer, surtout qu'ils y comprennent rien, et qu'ils essaient même pas.

T0 + 70

Coup de théâtre ! Scoop ! Madame Del Gono est en vacances ! Aux Caraïbes, avec son mari et tous ses amants ! En string sur la plage, et topless en plus ! Encore plus bandant que dans Alerte à Malibu ! Nom de Dieu ça me reprend comme la dernière fois ! Y'a plus qu'une solution : aller fumer un joint pour me calmer. Ou penser à Madame Suzy. Grande figure de la Division, Madame Suzy. Enfin, grande, pas vraiment. Des fois si on faisait pas gaffe on risquait de marcher dessus. Y'en a qui disaient qu'en la coulant dans la résine elle aurait fait un super porte-clés. La pauvre, elle s'était jamais remise qu'on lui pique son Underwood 1952 pour lui refiler un machin informatique insensé. Du coup, de contrariété, elle avait plus jamais rien tapé. Dans la journée, elle était super occupée : soit elle était dans l'ascenseur, soit elle disait bonjour, soit les deux à la fois. Et le plus rigolo c'est quand on essayait de joindre son chef au téléphone. Ne quittez pas, elle disait de sa voix chevrotante, puis elle partait comme une flèche faire le tour complet du bâtiment, y compris les caves et les parkings, et elle revenait trois quarts d'heure plus tard en disant qu'elle l'avait pas trouvé.

T0 + 75

Deux Marlboro en soixante-quinze minutes, on dira ce qu'on voudra, ça démontre quand même sans me vanter une certaine volonté. Maintenant je vais me relâcher un peu. Mettons une toutes les vingt minutes, ça devrait aller.

T0 + 80

On a beau dire, pisser un bon coup c'est agréable aussi. Par contre c'est gênant ces crampes d'estomac que j'ai. Je soupçonne les prétendus gâteaux que Bibiche a fait calciner pour le pot de Mimine à midi. Un rêve de dentiste ses gâteaux ! Le mari de Bibiche il doit pas rigoler tous les jours quand il est obligé de manger à la maison. En tout cas moi si on se met en ménage avec Bibiche je mettrai une clause suspensive : faire table à part.

T0 + 100

Oh le putain de cours d'aérodynamique qu'il vient de nous administrer le Chef sur les lèvres d'entrées d'air. Le rapport avec les potentiomètres était déjà pas évident. Il a pas précisé si c'était les petites ou les grandes, de lèvres, mais c'est pas grave, personne a rien compris. D'ailleurs, à propos d'entrée d'air, j'ai l'impression que le Monsieur de chez BMC, lui, il sortirait bien le prendre, l'air.


T0 + 115

Oh bon sang ! Là on peut dire qu'il s'est fait prendre par surprise le Monsieur de chez BMC. "Essayons je vous prie de minimiser puisque s'il faut rétrofiter ce sera à vos frais et vous le savez très bien". Sans ponctuation et sans respiration ! Salut l'Artiste ! Ben vu la tête qu'il a fait le Monsieur de chez BMC il avait pas l'air de le savoir encore très bien. Au point que ça lui a même fait sonner le portable et qu'il a pas répondu, alors que si ça se trouve c'était Madame Del Gono qui l'appelait des Caraïbes pour lui demander de venir lui passer de la crème à bronzer sur le bas du dos.

T0 +117

Il est au bord des larmes, le malheureux. Allez, on n'est pas des bêtes. Je vais me dévouer une fois de plus pour essayer de détendre l'atmosphère.

T0 + 119

Très réussie, je dois dire, ma petite déclaration finale pendant que le Chef faisait semblant de ranger des papiers. La fin, surtout, très inattendue, très fine. Il faut à tout prix circoncire l'incendie, que j'ai dit. Deux fois, pour que tout le monde comprenne bien. Du coup, tout le monde était mort de rire, intérieurement tout au moins, c'est sûr. Parce que extérieurement ça a pas déclenché l'hilarité que j'espérais. En tout cas le Monsieur de chez BMC, lui, je crois qu'il est mort tout court.

T0 + 120

Ite missa est. Le glas vient de sonner pour BMC. J'ai suggéré au Monsieur de chez BMC que s'il avait chopé une prune il avait qu'à l'envoyer au Chef. Il m'a répondu avec un petit sourire triste que ça serait une gentille attention mais que commercialement ça pourrait être mal perçu. Y'a pas à dire, BMC c'est la classe !

-oOo-


Mercredi 30 mai 2001

T0 : 16.45

T0 - 72000

Ce coup-ci je l'écris le compte rendu de la réunion BMC un peu avant la réunion quand même, comme ça je serai pas pris au dépourvu. Et puis c'est plus discret, aussi. La dernière fois, j'ai remarqué, le Chef par moments, en me voyant prendre des notes fébriles et abondantes, il avait l'air comme étonné. Surtout qu'en vingt-cinq ans, pas une seule fois en réunion j'ai écrit quoi que ce soit. D'ailleurs, j'y vais toujours sans papier ni stylo, pour pas être tenté. Donc encore une fois allons-y Alonzo Del Gono. Ils sont foutrement bien organisés chez BMC, c'est le cas de le dire. Toujours à l'heure ces andouilles. Ah c'est pas eux qui se feraient arrêter par les flics pour vérification d'identité, et avec deux grammes d'alcool dans le sang en plus. Ils nous enverraient un fax le surlendemain, en disant ben on est désolés, on vient juste de sortir de la garde à vue, et en plus on a été obligés de rentrer à pied à Argenteuil rapport qu'on a plus de permis, et pour finir Madame Del Gono qui nous adresse plus la parole, et alors nous on serait tous morts de rire. Eh ben non, hélas, ils sont là. Bon ben les gars c'est pas tout ça, on espère que vous avez amené le carnet de chèques, parce que nous la carte bleue on a pas la machine. Ah oui, aussi, évidemment, certifié le chèque, hein ? Y'a des limites à la confiance, vous nous comprenez sûrement. Si on vous disait tous les escrocs qu'on a rencontrés, dans la sous-traitance, vous sortiriez vos mouchoirs et vous pleureriez à chaudes larmes. Sachez aussi que si on se retenait pas croyez bien qu'on vous lourderait sur le champ. Ça alors faut voir ! Rien n'est moins sûr. Parce que je le sais bien, moi, pourquoi on les garde, chez BMC. C'est que l'autre à ma gauche, il est payé. Tous les autres fournisseurs, pourtant autrement plus valeureux et méritants que BMC, il rate jamais une occasion de les dénigrer et de les traîner plus bas que terre. Quand il reçoit un potentiomètre de la concurrence, il commence par le massacrer, ensuite il l'essaie et après il dit qu'il marche pas. C'est comme ça que tous les ans il a droit à sa demi-bouteille de Crémant, et à un petit calendrier, le même que celui que les éboueurs et la concierge ils vous offrent pour vous taxer cinquante balles, avec un petit chaton dessus et les dates qu'il faut des jumelles de marine pour les lire. Ah sauf une fois, quand même, à ce qu'il prétend, il a eu un calendrier personnalisé, avec des photos de Madame Del Gono pour tous les mois de l'année et dans son plus simple appareil qui plus est. Mais comme Monsieur Del Gono a fait du scandale et qu'ils ont eu du coup chez BMC des tas d'ennuis, ils ont jamais recommencé. En tout cas c'est pas des radins, eux. On raconte même qu'une fois, à l'autre à ma gauche, ils lui ont payé à déjeuner. Un jambon beurre et deux demis. Le deuxième demi et les cafés, c'est lui qui les a payés, par politesse, parce que on a beau dire, il est con mais bien élevé, et surtout, il s'imaginait que ça passerait en note de frais. Bon, donc, récapitulons, BMC, tragédie en trois actes. Avec le Chef dans le rôle principal, évidemment. Moi plus je réfléchis plus je le verrais bien en César. Pas César Jules, César tout court. Un César d'un mètre soixante-quatre, dans ces hauteurs là. Imbattable sur la préparation du Picon Curaçao citron de la maison, et alors avec un grand quatrième tiers d'eau. Parce que ça dépend de la grosseur des tiers. Bon alors maintenant c'est pas tout ça faut songer à la distribution. L'autre à ma gauche, c'est pas un problème, c'est Escartefigue tout craché. Conducteur de ferriboitte cocu, ça lui va comme un gant. Ensuite le Monsieur de chez BMC, c'est simple aussi, c'est Monsieur Brun en train d'acheter le Pitalugue, le seul bateau qui tourne autour de son hélice. Reste moi. C'est dommage que je suis trop vieux pour faire Marius, parce que moi Madame Del Gono je l'aurais bien foutue en cloque. Et je serais pas moi parti comme un con sur un bateau, pas de danger, surtout que je sais à peine nager. Par contre le papa, bonjour la bonne humeur. Il vous balance lui la porte dans la gueule comme qui rigole. Avec lui on frôle l'accident du travail en permanence. Bon ben y reste plus que Maître Panisse. Dans le fond je suis aussi malhonnête que lui, je suis assez fortement porté sur le cul et j'aime pas quand on triche aux cartes. Par contre ce qui m'embête un peu avec Panisse c'est qu'il claque avant la fin. Et en plus, au lieu d'aller tirer un dernier coup chez les putes, il trouve le moyen ce con de discutailler pendant une heure avec un curé. C'est quand même pas des péchés d'aller aux putes et de voler les clients. C'est même des bonnes actions. Ça fait marcher le petit commerce. On doit des explications à personne, merde alors. Cela dit c'est vrai que quand on est en train de passer l'arme à gauche on a pas forcément la tête à ça, encore que maintenant ils font des médicaments exprès pour les mourants, mais de toute façon c'est pas une raison pour perdre son temps avec le clergé. Bon allez, c'est pas tout ça de méditer, on se la fait cette partie ou quoi ? Hein Monsieur de BMC que vous nous fendez le coeur ? N'est-ce pas, hein, que vous nous fendez le cœur ? Putain l'autre à ma gauche il a pas encore compris. Il écrit des conneries au lieu d'écouter. Psychorigide que je crois que ça s'appelle. Allez, une fois de plus je vais me dévouer. Je vais lui expliquer discrètement dans l'oreille droite. Le Chef il dit que BMC nous fend le coeur. Ah ça y'est t'as compris ? Eh ben bravo ! T'aurais pas les neurones un peu dissous dans les potentiomètres, des fois ? Ou alors tu te serais passé toi-même sur le pot de vibrations avant de venir ? À moins que tu te soyes fait subir des tests à la foudre ? La technique bon Dieu j'ai toujours dit que c'est trop dangereux. D'ailleurs moi en vingt-six ans de Direction Technique j'y ai jamais touché. Con mais prudent. Et d'ailleurs c'est connu que les cons ils vivent nettement plus vieux que les autres. Ah tiens d'ailleurs si on va par là on pourrait dire que les potentiomètres BMC ils sont au bord du génie. C'est audacieux comme théorie mais ça tient la route. Cent pour cent de mortalité infantile c'est pas à la portée de n'importe qui. Surtout à cinq mille balles pièce. Eh ben finalement la tragédie en trois actes je viens de l'écrire, hein quasiment sans m'en apercevoir et même que le troisième acte c'est un monologue ininterrompu, ça a l'avantage que les autres acteurs ils peuvent aller au bistrot dès la fin du deuxième. Mon monologue c'est un peu comme dans Joyce. Le monologue de Molly Del Gono. And Yes I Said Yes I Will Yes. Et qu'on compte pas sur moi pour traduire. Le Chef il aura qu'à faire traduire par ses ingénieurs qu'il arrête pas de leur dispenser des cours d'anglais alors qu'à moi il m'a dit qu'il m'a dispensé à vie. Eh ben voilà. En soixante minutes Messieurs Dames je viens d'écrire Ulysse à moi tout seul. Joyce finalement il est très surestimé. N'importe quel con en aurait fait autant. Et son Leopold Blum malgré qu'il soye matinal et insomniaque je suis pas trop sûr qu'il aurait été reçu à Centrale, même de Lyon. Par contre en clinique psy là on le prenait sur dossier et sans hésiter. On le logeait et nourrissait même à l'œil pour pouvoir l'étudier de plus près. Ça lui aurait fait des sacrées grandes vacances. Il aurait même si ça se trouve sûrement eu le temps de traduire le foutu bouquin en anglais, vu qu'il aurait pas risqué qu'on le laisse sortir tout de suite.

T0 - 71940

This is the end, the end. My only friend, the end.

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