dimanche 12 juin 2011

Le fantôme d'Adolf

Hans, Helmut et Adolf étaient heureux comme des poissons dans l'eau. Ils logeaient en effet dans un spacieux aquarium, de forme parallélèpipédique, dont le fond était couvert de cailloux multicolores, et qui était orné, à gauche, par une superbe plante verte, et à droite, par une saisissante réplique de statue aztèque.

Nicolas et Alphonse Laguarde, les enfants des heureux propriétaires, ne cessaient de s'émerveiller en contemplant leurs ébats aquatiques. Seul monsieur Laguarde émettait parfois de sérieuses réserves, et se laissait même aller à de virulentes diatribes.

- "Plus con qu'un poisson rouge, hurlait-il, ça existe pas. Ça pense qu'à deux choses : ouvrir la bouche en grand pour essayer de bouffer, et chier. Et en plus, ça chie de préférence sur les statues aztèques. Ah si je me retenais pas, ils passeraient au vide-ordures et que ça serait vite réglé."

- "Papa, tu es un méchant", gémissaient en choeur Nicolas et Alphonse.

Chaque année le temps des vacances arrivait. Sous la pression revendicative de ses enfants madame Laguarde proposait timidement de les emmener avec eux. "Ce sera eux ou moi", répondait invariablement monsieur Laguarde. De ce fait, Hans, Helmut et Adolf prenaient alors pension chez monsieur et madame Michart, les gardiens de la résidence, qui par bonheur possédaient un aquarium immense, plein de poissons de toutes les formes et de toutes les couleurs. Des gens joviaux, débonnaires et chahuteurs au point de consommer au bas mot deux sommiers par an.

Or il advint qu'une année ils enrichirent leur aquarium d'une superbe tortue, qu'ils baptisèrent aussitôt Gertrud. C'était une nature paisible mais pleine d'appétit. Ce qui fait qu'en voyant arriver les trois poissons rouges de monsieur et madame Laguarde il lui vint des idées meurtrières. Au point qu'un soir vers minuit, agacée par les grognements et les ahanements du couple Michart, sans parler des grincements du sommier, elle fut, telle le loup de La chèvre de monsieur Seguin, saisie d'une fringale irrésistible, se jeta sur le pauvre Adolf et le dévora.


Au petit matin il ne restait plus d'Adolf que la tête et la nageoire dorsale. Monsieur et madame Michart, consternés, n'osèrent pas avouer le forfait de Gertrud et préférèrent prétendre que le pauvre Adolf était mort de chagrin.

- "Ça en fera toujours un de moins", fut la seule réponse de monsieur Laguarde.

- "Papa, tu es un méchant, sanglotaient Nicolas et Alphonse, on te l'avait bien dit qu'ils seraient trop malheureux sans nous."

Les choses se gâtèrent lorsque Adolf et sa nageoire dorsale se présentèrent aux portes du paradis. Car le Christ des poissons rouges s'approcha et leur dit sans ambages :

- "Désolé, Adolf, tu ne peux pas entrer ici sans que justice n'ait été faite. Tu es condamné à errer à travers les nuages tant que cette misérable Gertrud n'aura pas été punie. C'est la loi du Seigneur et je n'y suis pour rien."

- "Qui a vécu par l'épée périra par l'épée, répondit dignement la tête d'Adolf. En somme je vais me faire fantôme. Qu'il en soit fait selon votre sainteté."

Et de fait Adolf commença sans plus attendre à hanter l'appartement de monsieur et madame Michart. Vers minuit monsieur Michart se réveillait en hurlant : "J'ai une tête de poisson rouge dans le nez." Quand ce n'était pas dans le nez c'était dans l'oreille ou dans la bouche. Une nuit Adolf alla même se fourrer jusque dans l'intimité de madame Michart. C'en était trop. Ils n'étaient plus aucunement joviaux ni débonnaires, et le sommier ne grinçait plus jamais.

Après avoir mûrement réfléchi ils comprirent qu'il ne s'agissait là de rien d'autre que de la vengeance d'Adolf, contrarié par le fait qu'ils n'avaient pas osé confesser aux Laguarde le crime de Gertrud. Aussi le lendemain soir monsieur Michart, Gertrud blottie dans sa casquette, sonna-t-il à la porte des Laguarde.

Monsieur Laguarde vint lui ouvrir. Malgré ses écrasantes responsabilités professionnelles il était rentré ce soir-là exceptionnellement tôt. En apercevant Gertrud il eut un mouvement de dégoût.

- "Qu'est-ce c'est que cette horreur ?" demanda-t-il en se pinçant le nez.

- "Monsieur Laguarde, c'est l'assassine d'Adolf, confessa Michart. On vous a menti en vous disant qu'il était mort de chagrin. En vérité c'est cette salope qui l'a bouffé. Pardonnez-nous."

- "Vous êtes tout excusé. Je regrette seulement que cette feignasse n'ait pas bouffé les deux autres abrutis. Mais ça ne m'explique pas pourquoi vous vous promenez avec cette saleté dans votre casquette."

- "C'est que voyez-vous, monsieur Laguarde, depuis des mois mon épouse et moi-même sommes hantés par le fantôme d'Adolf. Pour nous en débarrasser le seul moyen c'est de vous remettre Gertrud afin que vous lui fassiez subir le sort qu'elle mérite."

- "Hantés par Adolf, vous dites ? Que diriez-vous, cher monsieur Michart, d'une bonne bière bien fraîche ? Vous m'avez l'air un peu fatigué. Tous comptes faits, notez bien, dit-il, soudain bizarrement intéressé, je vais peut-être bien vous la prendre en pension, votre Gertrud."

- "Pour la bière, monsieur Laguarde, c'est pas de refus, bien que je la préfère à température ambiante."

Lorsque madame Laguarde et les enfants rentrèrent, ils trouvèrent monsieur Laguarde en contemplation devant Gertrud, immobile sur la table de la cuisine.

- "Michart a avoué, fit-il. Adolf n'est pas mort de chagrin, il a été dévoré par cette bête immonde."

- "Au vide-ordures la bête immonde, hurlèrent en choeur Nicolas et Alphonse."

- "Il y en a déjà une, de bête immonde, dans le vide-ordures, fit monsieur Laguarde qui récemment y avait collé la photographie du représentant du Front National de sa commune. Même qu'à force de recevoir des épluchures et des déchets en tous genres sur la figure on dirait qu'elle a attrapé la peste brune. Mais, mes enfants, je ne vous trouve pas très généreux avec les animaux. Moi j'ai dans l'idée que cette pauvre tortue en mangeant Adolf a agi sur une impulsion, est bourrée de remords et ne demande qu'à se racheter. Moi je serais d'avis, pour tout vous dire, de la mettre dans l'aquarium avec Hans et Helmut."

- "Papa, tu es un bon", sanglotèrent Nicolas et Alphonse.

A l'heure du coucher et en éteignant la lumière dans la cuisine monsieur Laguarde chuchota à l'adresse de Gertrud : "Bon appétit, ma poule." Et en effet le résultat dépassa ses espérances puisque le lendemain matin il ne restait plus de Hans et Helmut que les têtes et les nageoires caudales. Gertrud, repue, somnolait au fond de l'aquarium. Monsieur Laguarde fut alors saisi d'un accès de fureur chez lui très inaccoutumé.

- "Ah c'est comme ça, salope, que tu trahis ma confiance. Il avait bien raison monsieur Michart en me conseillant de te foutre au vide-ordures."

Joignant le geste à la parole il s'empara effectivement de Gertrud entre deux doigts, et, d'un air profondément dégoûté, lui fit descendre huit étages en chute libre. Les têtes et les nageoires de Hans et Helmut suivirent rapidement le même chemin. Rapidement la plante verte et la statue aztèque prirent place dans la bibliothèque, tandis que l'aquarium était reconverti en réserve de bières à température ambiante, pour les jours où monsieur Michart venait effectuer de menus travaux dans l'appartement. Car monsieur Laguarde, malgré ses nombreuses qualités, n'était pas du genre bricoleur.

Lorsque Hans, Helmut et Adolf se présentèrent aux portes du paradis, le Christ des poissons rouges les accueillit à bras ouverts. Ils y disposèrent d'un aquarium gigantesque, où se trouvaient des répliques de toutes les statues du musée du Louvre, sur lesquelles ils pouvaient chier en permanence sans être inquiétés.

Quant à Gertrud, le Christ des tortues d'aquarium aimablement lui demanda : "Lequel des trois, Gertrud, as-tu préféré ?" Et elle répondit : "Je les ai aimés tous les trois, le seul problème c'est au moment où monsieur Laguarde m'a balancée dans le vide-ordures, j'ai vu une espèce de figure tellement horrible que j'ai vomi dessus les restes de Hans et Helmut."

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