Je le dis souvent, chacun ici-bas porte sa croix. J’ai porté quant à moi Michel Pé pendant bien trop d’années.
Je pense sincèrement qu'il n'avait pas que des défauts. Il y avait même en lui une certaine forme d'intelligence, qui lui aurait permis d'exceller dans bon nombre de professions et des plus diverses : garde-barrière, clerc de notaire, employé des pompes funèbres, garçon de café, huissier de justice, que sais-je ? Ou alors, avec son égoïsme foncier et son inébranlable indifférence aux malheurs d'autrui, psychanalyste, psychiatre, psychothérapeute et même tout à la fois. Mais l'industrie, non, cent fois non. Il avait vocation à être ingénieur comme moi pour me travestir sur les boulevards des Maréchaux.
Permettez-moi pour commencer de vous raconter une anecdote désopilante. C'était à l'aube du troisième millénaire, lorsque mon prédécesseur, que je ne voue certes pas aux gémonies, d’autant que Hilarion Lefuneste, c’est son nom, est mon voisin, s'est enfin décidé à partir en retraite et à me laisser la place que je convoitais depuis quinze ans.
Je suis de suite allé examiner les salaires de ses ingénieurs qui incessamment allaient devenir les miens. Et alors en découvrant celui de Michel Pé j'ai failli tomber en syncope. Il ne travaillait plus depuis bientôt une dizaine d'années, il était alcoolique jusqu'à l'os, et c'était lui le mieux payé du bâtiment. Au point que je m'en suis ému auprès de mon prédécesseur avant qu'il ne parte. Il m'a regardé comme si j'étais une balle de golf. C'est parce que je l'ai augmenté tous les ans sans discontinuer. Et je lui ai aussi, figurez-vous, donné des primes. C'est de la stratégie que vous ne pouvez pas comprendre. Mais vous verrez, c'est un garçon qui gagne à être connu. Et à présent pardonnez-moi je dois vous laisser. Si je veux arriver à faire mes 18 trous avant la nuit, faut pas que je m'attarde.
Stratégie ou pas, j'ai moi de toute urgence fermé le robinet. S'il n'avait tenu qu'à moi, je lui aurais versé un salaire négatif. Et pour le reste, je savais très bien et depuis longtemps qu'il gagnait surtout à ne pas être connu.
Car je l'avais rencontré bien des années auparavant, alors que je n'étais pas encore à la direction technique et que je m'amusais à essayer nos avions en vol quelque part dans le sud de le France. C'est Chief Joseph, le directeur technique, le seul, le vrai, pas comme mon prédécesseur, qui m'avait prévenu personnellement. Un homme de caractère, Chief Joseph. En trente ans il s'était engueulé avec à peu près tout le monde, y compris avec Marcel Dassault qu'il avait connu très jeune.
C'était, donc, quelques années avant que les hordes socialo-communistes ne s'emparent du pouvoir et que dans les entreprises les cadres moyens ne commencent à se découvrir des idées gauchisantes et contestataires. Chief Joseph m'a dit : je vais vous envoyer quelqu'un. Vous verrez, il n'est pas très doué, et pas très travailleur non plus, par contre il est robuste et consciencieux. Il peut se tenir debout toute une nuit à côté d'un avion sans rien faire, samedi et dimanche compris. De toute façon, les matériels que je vous livre fonctionnent à la perfection, il n'aura rien d'autre à faire que de m'informer personnellement en cas de malheur. Et soyez sans inquiétude, c'est un garçon très prudent. Il ne touche aux fils électriques et aux raccords hydrauliques qu'en cas d'absolue nécessité. Avec lui rien de grave ne peut arriver. Et, a-t-il conclu implicitement, si ça vous plaît pas c'est pareil.
Et c'est ainsi que Michel Pé est venu en vacances chez nous plusieurs années de suite, pendant lesquelles il a réussi à passer totalement inaperçu. Il se limitait à passer un coup de fil quotidien à Chief Joseph pour lui dire que tout allait bien, que nous n'avions aucune intention belliqueuse, et c'était tout. Et en effet, rien de grave n'est arrivé. Sauf la fois où il a déclenché un début d'incendie, dans un hangar, en jetant sa cigarette dans un bac à pétrole, et que ça nous a pris un mois pour remettre l'avion en état. Je croyais que c'était de l'huile de vidange, a-t-il déclaré tout penaud.
On a essayé de dire à Chief Joseph qu'on n'en voulait plus, mais il nous a encore fait une forte colère et on a été obligés de le garder.
La première fois il est resté trois mois, puis deux quelques temps plus tard, et puis de moins en moins à mesure que Chief Joseph consentait à nous faire confiance et à admettre que nous n'avions aucune velléité malfaisante. Et donc, il a fini par disparaître du paysage méditerranéen sans que personne ne remarque rien.
Tout de même, il n'était peut-être pas aussi ignare qu'il en avait l'air. Une fois, je lui ai posé une question et il a su répondre. Je lui ai demandé comme ça à brûle pourpoint, vous savez comment ça marche, vous, Monsieur Pé, un accumulateur ? Parce qu'à Sup Aéro on ne me l'avait pas appris. C'est simple, il a fait, pression multipliée par volume égale constante. Ah bon, vous êtes sûr ? J'avais entendu dire que c'était volume puissance gamma qui était constant. J'en suis certain. C'est Chief Joseph qui me l'a raconté avant-hier au téléphone.
Je suis donc finalement resté, à ma grande satisfaction, plusieurs années sans le voir, jusqu'à ce que j'intègre la direction technique, avec la ferme intention d'en prendre rapidement le contrôle. Ce ne fut malheureusement pas été aussi rapide que je l'espérais, mais ceci est une autre histoire.
Jusqu'à la fin des années 80, je ne l'ai vu que très rarement, car Chief Joseph dans sa grande sagesse l'avait déporté dans un pavillon de banlieue, où il passait le plus clair de son temps à écrire des choses ahurissantes et hallucinantes. Il avait été nommé adjoint du chef de service des bons à rien, ce qui malgré tout l'angoissait un peu, car la moindre responsabilité lui avait toujours fait horreur.
Une documentation technique rédigée par lui ne ressemblait à rien de connu. Il usait et abusait de l'imparfait du subjonctif, ainsi que des parenthèses à l'intérieur des parenthèses. Il avait l'art de placer les virgules aux endroits les plus inattendus. Il rédigeait des palimpsestes qu'il farcissait de palindromes et même parfois de contrepèteries. Et tout ça, je vous demande un peu, pour faire le bonheur d'une demi-douzaine de sergents chefs de l'Armée de l'Air à moitié analphabètes et entièrement alcooliques.
Ses documentations, il les traduisait lui-même en anglais, parce que personne d'autre n'en aurait été capable. Il arrivait même à traduire ses contrepèteries. Je dois dire d'ailleurs, même si ça me fait de la peine de l'admettre, qu'objectivement, en anglais, il était meilleur que moi. Il s'est même permis à de trop nombreuses reprises de me faire des remarques sur la manière sont je m'exprimais, tant à l'oral qu'à l'écrit. Dans ces moments-là je le haïssais profondément. Et vous savez ce qu'il a osé me dire un jour ? Vous n'allez pas le croire. Il m'a dit, tu vois - oui, parce que dans les Bouches-du-Rhône nous nous étions mis à nous tutoyer - tu vois, je crois que j'ai le niveau qui baisse. C'est le manque de pratique, je crois. J'ai vu qu'il y a un organisme qui organise des stages d'immersion. Je demande pas six mois, bien sûr que non, mais trois quatre semaines, je crois que ça me ferait du bien. Et pourquoi pas un stage de poterie artisanale ? Ou dans un ashram tibétain ? Je lui ai répondu. Moi vivant, jamais, tu m'entends, jamais, tu ne prendras une seule demi-heure de cours d'anglais à la santé de la société. Mais par contre, je ne vois pas d'inconvénient à ce que tu envoies ton CV à l'organisme en question pour essayer de te faire embaucher comme professeur. Il se l'est tenu pour dit, pour une fois.
S'il n'avait tenu qu'à moi, il y serait encore, dans sa maison de campagne, à rédiger des documents techniques en alexandrins. Ou alors je l'aurais envoyé de manière définitive dans notre usine de Haute-Savoie, Notre dame du Parmelan qu'elle soit maudite, où sans aucun doute il aurait fait une magnifique carrière de crétin des Alpes. Au moment où il a commencé à nous faire des extravagances, j'ai même soumis l'idée à mon prédécesseur.
J'ai essayé de lui faire croire que la dépression c'était à peu près comme la tuberculose, ça se soignait très bien avec l'air des montagnes. Il sera dans l'usine, je lui ai dit, comme dans un sanatorium. Et en plus vous n'entendrez plus jamais parler de lui.
Il n'a rien voulu savoir. Foutez-moi la paix avec vos histoires de Dame aux Camélias, il m'a répondu. Une fois de plus vous ne comprenez rien à ma stratégie. Sachez que je n'envoie dans les Alpes que des éléments de très grande valeur. Jeunes, de préférence, parce qu'il faut avoir les nerfs solides. Vous avez vu, là-bas, le tas d'imbéciles que c'est ? Et vous avez remarqué, hein, qu'en Haute-Savoie je n'y vais plus jamais ? C'est parce que ça me rendrait malade. Je serais capable d'y poser des bombes. Plus d'une fois j'ai mis l'usine dans ma jeunesse à feu et à sang, mais à présent avec l'âge, moi je ne peux plus. Eh bien, en leur envoyant une fois tous les trois mois un ingénieur un peu intelligent, je les stimule et je leur remonte légèrement le niveau. Pas plus tard que la semaine dernière, je leur ai muté un Arts et Métiers des plus prometteurs. Je me réjouis par avance du résultat.
Invariablement, peu de temps après il déchantait. Vous y comprenez quelque chose vous ? En moins de six mois il est devenu encore plus con qu'eux. C'est à désespérer, véritablement. Faites-le revenir, si c'est comme ça, lui disais-je excédé. Trop tard, il a déjà commencé à faire construire, se lamentait-il.
Et moi quand j'ai hérité de Michel Pé, pour la Haute-Savoie, il était trop vieux et trop cher. Et de toute façon, il aurait inventé n'importe quoi pour ne pas y aller. Qu'il détestait le reblochon et la fondue, que le vin blanc lui donnait mal à la tête, qu'il ne pourrait pas conduire dans la neige, n'importe quoi lui aurait été bon.
Au milieu des années 80, j'ai bien cru qu'on allait en être débarrassés pour de bon. La direction générale venait d'exiler chez nous un grand directeur, qui avait fait naufrage en mettant en fureur la moitié de l'état-major de l'Armée de l'Air indienne. On l'avait bombardé directeur commercial. C'est comme le dernier de la classe, il en faut bien un. C'était un mégalomane adipeux qui répondait au nom de Sigougnart. Émerveillé de constater que Michel Pé était le seul ingénieur de la division à pouvoir prononcer plus de quatre mots d'anglais à la suite, Sigougnart décréta derechef, sans même demander son avis à mon prédécesseur que celui-ci faisait désormais partie de ses effectifs, jusqu'alors inexistants, à l'exception d'un alcoolique ombrageux et de deux ou trois mélancoliques chroniques dépourvus de tout intérêt.
Rendez-vous compte, expliquais-je à mon prédécesseur, c'est une occasion inespérée, unique. Sigougnart doit être le seul dans toute la société à ne pas savoir tout ce dont Michel Pé n'est pas capable. Bon, et puis vous m'avez bien dit que vous vouliez sa peau, à Sigougnart ? Alors faites confiance à Michel Pé. Il va lui user la santé. Lui faire faire des crises de nerfs à répétition. Dans un an, je vous en fais le pari, il viendra vous supplier de le reprendre.
Dans un an, tonnait mon prédécesseur, Sigougnart sera viré. Grâce à moi et à moi tout seul. Je n'ai besoin de personne pour lui arracher les couilles. Avec les dents s'il le faut. Mais pour ce qui est de me piquer mes ingénieurs, si cons soient-ils, plutôt crever.
Et donc, mon prédécesseur s'en est allé sans tarder voir Sigougnart et l'a assez facilement convaincu de lui rendre Michel Pé. Pour ce qui était de gueuler, Sigougnart n'était pas trop mauvais non plus, mais face à mon prédécesseur il ne tenait pas la distance. Et c'est ainsi que Michel Pé est demeuré à la direction technique, et qu'en définitive tout le plaisir a été pour moi.
Sigougnart en fait a tenu nettement plus d'un an. Le temps nécessaire pour signer contre le plus élémentaire bon sens un contrat mirobolant qui mena en trois ans la division au bord de la ruine. C'est le Président lui-même qui le vira, à la satisfaction générale, et nomma à sa place un imbécile hallucinant, principalement caractérisé par une extraordinaire lâcheté, du nom de Chaudelance.
Et quand je dis imbécile, je n'exagère pas. Car peu après son arrivée, il prit l'initiative de me solliciter.
- Je me permets, Bernard, de te déranger car j'ai un petit souci et je souhaiterais t'en entretenir.
- Je n'en manque pas moi non plus et même des gros. Que puis-je pour toi, Jean, mon cher ami ?
- Il se passe que côté personnel, je suis un peu juste. J'ai bien hérité de l'ancien adjoint de Sigougnart, mais comme chacun sait, il est incroyablement malpoli, à peu près jamais à son bureau, et pour couronner le tout il boit comme un trou.
- Eh oui. Monsieur Pierre est très honorablement connu pour ça. C'est pourquoi tu voudrais que Chief Joseph Deuxième te fasse cadeau d'un ingénieur digne de ce nom. Je me trompe ?
- Ben voilà. Et j'ai pensé à Monsieur Pé. Sigougnart avant de partir m'en a dit le plus grand bien.
- Avec raison. Monsieur Pé ! C'est l'homme qu'il te faut. Il est exceptionnel. Je ne te cache pas qu'il va être très difficile pour nous de nous en passer, mais après tout, nous avons entre nous un devoir permanent d'entraide. Nous devons marcher main dans la main quoi qu'il en coûte.
- Bernard, je te remercie infiniment. Je pense que Chief Joseph Deuxième sera d'accord, naturellement ? Je t'avoue que je nourrissais quelques appréhensions.
- Totalement infondées. Pure formalité. Mais va lui en toucher deux mots quand même, par courtoisie.
Alors évidemment, une fois de plus, les murs ont tremblé, on a gardé Michel Pé, mais je n'ai pas tout perdu. Chaudelance n'est plus jamais venu me demander mon avis sur quoi que ce soit.
Au milieu de l'année 89, à la surprise générale, Chief Joseph Deuxième a pris une initiative particulièrement stratégique. Il s'est mis en tête de sortir Michel Pé de sa villégiature campagnarde et de le faire venir quasiment à ses côtés.
Je ne suis pas sûr que ce soit une très bonne idée, j'ai dit.
C'est que comme d'habitude, mon pauvre ami, vous manquez singulièrement de clairvoyance, a-t-il ricané. C'est un élément de très grande valeur, je le sais. Mon prédécesseur n'a pas su prendre toute la mesure de son talent, c'est tout. Mais vous allez voir que sous mes ordres il va s'épanouir, et même au plus haut point.
Et en effet, dix ans plus tard, quand j'en ai pris possession, il était devenu totalement épanoui. Une véritable épave en vérité. Une loque humaine en état de clochardisation avancé. Il ressemblait à Serge Gainsbourg dans sa dernière période.
Depuis le début, je savais que ça finirait comme ça, soupirait mon prédécesseur. Ce que je crois, voyez-vous, c'est que je l'ai surestimé. J'ai essayé de lui parler d'égal à égal et mon intelligence l'a littéralement écrasé. Ça m'est déjà arrivé souvent, avec des ingénieurs et même avec des directeurs.
Pour plus de détails sur les dix ans que Michel Pé a passé à consterner mon prédécesseur, vous n'avez qu'à les lui demander, si vous vous en sentez le courage. En ce qui me concerne, je me suis contenté d'observer le désastre en essayant de penser à autre chose.
Je suis néanmoins en ce qui me concerne convaincu que tout salaire mérite peine. Dès ma prise de fonction donc, j'ai entrepris à son égard un sérieux travail de rééducation. Partielle il va de soi, car à l'impossible nul n'est tenu. Ce fut long et dur, comme un sexe d'Africain. J'ai commencé par le plus difficile : lui apprendre à ne plus écraser ses mégots n'importe où. Funeste habitude qu'il avait contractée, d'abord au contact de Chief Joseph Premier, et perpétuée ensuite auprès de Chief Joseph Deuxième. Au point qu'un jour, en expertisant un de nos matériels hydrauliques, qui, oh stupeur, ne fonctionnait pas comme il aurait dû, nous avons trouvé une particule, qui après examen à la binoculaire et analyse par le CNRS, s'avéra être un morceau de filtre de Royale Ultralight, précisément la marque de mon prédécesseur, coincée dans un clapet. Du coup mon prédécesseur, vexé, décida que le clapet ne servait à rien et il le remplaça très intelligemment par un bouchon.
Chez toi, je lui disais, tu as bien des cendriers ? Tu évites quand même de faire brûler la moquette ? Oh ben chez moi, alors, me disait-il, c'est tout carrelé. Un coup de balai une fois par mois et ça se voit plus. Alors, je lui rétorquais, essaie de comprendre qu'ici, ce n'est pas chez toi. Enfin, en trois mois environ, je suis parvenu à le discipliner.
Une autre étape assez douloureuse, ce fut de parvenir à lui faire admettre qu'en tant que directeur technique et signataire des notes qu'il rédigeait, j'avais parfaitement le droit de leur apporter quelques modifications. C'était de toute évidence quelque chose qu'il ne pouvait pas supporter. Il était au début au bord de la révolte. Ça nuit à l'unité du style, prétendait-il. Ton prédécesseur lui en dix ans, pas une fois il ne m'a fait une chose pareille. Je le regardais froidement et je lui disais, eh bien si ça peut te faire plaisir, prends un congé sans solde et va jouer au golf avec mon prédécesseur. Je lui en ai renvoyé une, une fois, de note, que j'avais totalement barrée au stylo rouge, et en mentionnant, à refaire entièrement. Du coup, il s'est mis en arrêt maladie pendant une semaine.
Ce qui l'a étonné aussi, c'est quand il fallait faire des exposés aux militaires. Aux temps de mon prédécesseur, il rédigeait les textes des diapositives, il les lui montrait, qui jetait dessus un regard distrait et disait c'est très bien, et il allait faire lui-même la conférence, en usant et abusant de digressions totalement hors sujet. Je lui ai fait comprendre une fois pour toutes qu'avec moi ça ne se passait pas pareil.
Il avait donc préparé la chose comme à son habitude, selon son principe d'une seule phrase par page, dépourvue de toute ponctuation, avec ses imparfaits du subjonctif et ses parenthèses à n'en plus finir. Deux heures avant la réunion, je lui ai ordonné de transférer son roman feuilleton sur mon ordinateur, et j'en ai effacé les deux tiers. J'étais absolument furieux, parce que son texte à lui, il en avait déjà fait une douzaine de tirages papier, qui sont allés droit à la poubelle, et que moi j'ai toujours eu une sainte horreur que l'on dépeuple les forêts pour des bêtises.
Je l'ai tout de même emmené à la réunion, pas parce que j'avais besoin de lui, mais pour compléter son éducation. Sur le chemin il m'a demandé combien de temps à peu près je souhaitais qu'il amuse les militaires en parlant de tout et d'autre chose. Je lui ai alors répondu sèchement qu'il n'aurait pas à dire un mot, vu que c'est moi qui allais faire l'exposé, et que sa participation se limiterait à ce qu'il reste assis en silence.
- Et si par malheur tu déclares qu'il y a un incendie et qu'il faut le circoncire, je te licencie pour faute lourde.
- Merci bien. C'était vraiment la peine que je prenne une douche.
- Mais je t'en félicite. Note aussi que tu aurais pu te raser et mettre une cravate, à la place de ton teeshirt à la gloire du Che Guevara. Ce ne sont pas de pratiques totalement inhabituelles, dans notre métier.
- Commandant Che Guevara, on dit, sauf ton respect. Je me suis dit que pour aller voir les militaires, ce serait une tenue appropriée.
- Et tu as eu raison. Mais en ce cas, tu aurais dû également mettre un treillis, des rangers et un béret.
Je me suis rendu compte, à ma grande surprise, que les militaires l'appréciaient énormément. Au point qu'ils le surnommaient le Gainsbourg de chez Marcel Dassault. Et j'ai bien vu qu'ils étaient déçus que ce ne soit pas lui qui parle au nom de la direction technique. On rigolait bien, avec lui, m'a avoué le colonel, surtout l'après-midi.
Mais j'ai tenu bon. Bien sûr, il a proféré quelques âneries et il est sorti tous les quarts d'heure pour fumer une cigarette. Mais je crois qu'il a compris ce jour-là que les réunions avec les services officiels n'ont pas vocation à être un festival de bons mots, que l'on n'y chante pas des chansons paillardes, et qu'il est de bon ton de s'y présenter vêtu décemment.
J'ai également mis un terme aux voyages pharaoniques qu'il effectuait tous les deux ans, le plus souvent aux États-Unis, à l'occasion des séminaires Falcon. Pendant trois jours, dans des palaces cinq étoiles, on invite, sous prétexte de parler de technique, les clients de nos prestigieux avions d'affaires, trop heureux pour une fois de faire exploser la carte bancaire de leur société. Entre deux cuites donc, et pendant que maman dépense leur argent en faisant du shopping, ils vont, selon leur humeur et leur état, jouer au golf, flotter dans la piscine ou soigner leur gueule de bois dans les sessions techniques, où on leur explique que tous leurs problèmes sont pratiquement résolus, et ce dans des salles relativement obscures, ce qui est assez pratique pour dormir.
Michel Pé avait réussi à y aller neuf fois. Et il en avait compris très rapidement le principe et la conduite à adopter, qui consistait à n'ouvrir la bouche sous aucun prétexte, sinon pour dire qu'il ne comprenait pas l'anglais, à ne jamais porter le moindre signe extérieur d'identification, et à ne jamais s'éloigner du bar ou de la piscine. C'est un de ses très anciens amis, un ingénieur américain du même acabit que lui, avec lequel chaque semaine pendant des années il avait échangé au téléphone et à la santé de la société, pendant des heures, des plaisanteries à caractère pornographique, qui l'avait initié, dès 1986, au séminaire de San Diego. C'est Michel Pé lui même, pas peu fier, qui me l'a raconté.
- Hey, Mike, tomorrow I'm takin’ you to the Seaworld Park. Gonna take all day. I'm anxious to watch the dolphins show.
- Oh yeah, Rudy, no kiddin’ ? Me too. But you aint foolin’ at me ? And what about the fuckin’ seminar, by the way ?
- Don’t worry, Mike, we'll be back for dinner. But you're right, Mike, fuck the goddamn seminar. And now, what about a couple of nice cold beers ? Come on, let's move to the bar before it gets closed.
Moi j'ai tout de suite compris de quoi il retournait quand j'ai contemplé, pour le dernier des séminaires auquel il a assisté, sa note de frais. 332 dollars et 25 cents de note de bar, en trois jours, c'est impressionnant. Je ne savais pas que tu aimais le jus d'orange à ce point. Non, non, le jus d'orange, il était gratuit. Mais j'en bois jamais, c'est trop acide et c'est mauvais pour l'estomac. Non, c'est seulement la bière. Elle est très légère, il faut dire. Elle se supporte bien. Et puis cette année, tu sais, le dollar a encore baissé, alors c'est plus cher. Mais note que sur ma note, j'ai déduit les boissons.
- Note alors que tu as très bien fait parce que sinon, jamais je ne l'aurais signée, n'est-ce pas, ta note. Et j'espère bien également que tu comprends pourquoi tu as assisté la semaine dernière à ton dernier séminaire Falcon. Pas trop de regrets, j'espère ?
- Je comprends mais je déplore. Ma présence n'était pas entièrement inutile. Parce que des fois, c'est arrivé qu'un client un peu énervé aille voir les organisateurs et leur dise, trouvez-moi le fils de pute qui est censé s'occuper de l'hydraulique, sur vos avions de merde, et que je lui casse la gueule et bien. Alors on venait me chercher au bar.
- Et tu faisais quoi ?
- Je compatissais, je disais que dès mon retour je remuerais ciel et terre pour donner satisfaction, j'offrais une boisson et je donnais la carte de Pierre. C'est un truc que Rudy m'avait appris. Lui, il donnait celle de son chef d'atelier.
- La carte de Monsieur Pierre. Mon Dieu ! Même après sa mort ?
- Oui. Il m'en avait donné une pleine boîte. Mais c'était mieux de son vivant. Parce que le client, quand la semaine suivante il téléphonait et qu'il s'entendait répondre, Monsieur, je ne vous connais pas et je vous emmerde, en général il n'insistait pas.
Et c'est ainsi que plus jamais personne de la direction technique n'est allé aux séminaires Falcon et que c'est très bien comme ça. Nous n'avons enregistré aucune plainte.
Il a fallu enfin que je tempère ses ardeurs poético-latinistes. Trop c'est trop, lui ai-je expliqué. Donc, voyons. Nature berce le chaudement. Il a froid. Dans un compte rendu d'essais climatiques, je veux bien. Horresco referens et Desinit in piscem, dans la mesure où l'étuve a explosé, soit. Ita diis placuit, passe encore. Labor omnia vincit improbus, c'est une conclusion encourageante. Mais alors, Dulce et decorum est pro patria mori, là c'est trop, je ne peux pas l'accepter. Ça le contrariait. Je peux peut-être trouver autre chose ? Un vers de Verlaine ? Voilà. Prends le temps d'y réfléchir. Je ne suis nullement pressé de te revoir.
Enfin, après encore trois ou quatre actions radicales de ce type, j'ai réussi à le remettre à peu près en état de marche. Il buvait un peu moins, il travaillait un peu et ne dormait plus que très rarement.
J'avais même parfois avec lui des conversations intéressantes, pourvu qu'il ne s'agisse pas de technique. J'évitais toutefois de lui parler cinéma car il me déprimait trop. Tu me demandes si j'ai vu La Chambre verte ? C'est une plaisanterie. Quarante-deux fois, je l'ai vu. Et Truffaut, je pourrais t'en parler pendant des jours. Je n'en doute pas, lui disais-je. Quel dommage qu'il n'en soit pas de même pour les vérins hydrauliques.
Et en fin de compte, mis à part quelques incidents mineurs, je n'ai pas été trop mécontent de lui jusqu'à mon départ en retraite.
Ah quand même, j'ai eu à faire face à un effet pervers que je n'avais pas prévu. C'est qu'il a un peu contaminé son collègue de bureau. Ah mon Dieu, je sursautais, il a encore frappé. Mimine, appelez-moi Monsieur Roland tout te suite. Qu'est ce qui vous a pris, hein, de terminer votre note sur l'usure de nos segments de pistons par : Vienne la nuit sonne l'heure les jours s'en vont je demeure ? Ne me dites pas que vous avez trouvé ça tout seul ? Non, non, Monsieur, c'est Michel, je lui ai fait lire et il m'a dit qu'il trouvait que la conclusion était pas assez percutante. Et il m'en a même montré une, de lui, de 1992, à l'attention de la Haute-Savoie, qui disait, il me l'a fait noter :
Voie lactée O sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Canaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses
Il ne m'a pas dit d'où il avait sorti ça, mais il en avait l'air très content. C'est dans Alcools, j'ai soupiré, de Guillaume Apollinaire. Avec un seul m et un seul n. La chanson du mal baisé, comme il dit. Vous pensez bien qu'avec un titre pareil il connaît le recueil par cœur. Et dites-moi, si ce n'est pas trop indiscret, c'était à propos de quoi, cette note ? À propos de rien d'autre, Monsieur, je viens de vous la lire entièrement. Il avait juste indiqué : Objet : Lac d'Annecy. À cause des nageurs, il m'a expliqué. Et il m'a raconté que mon prédécesseur lui avait dit, après avoir signé, eh bien cette fois si je ne me retenais pas, Monsieur Pé, je vous embrasserais. Pour une fois et grâce à vous, les montagnards vont être instruits.
Non, non, finalement je ne regrette pas totalement de l'avoir connu.
Tel Molière il est mort en scène. C'est arrivé un vendredi après-midi à trois heures. Oui c'est ça, comme le Christ. Lui qui professait en permanence un anticléricalisme forcené et des plus virulents, j'espère qu'il n'a pas eu le temps de faire le rapprochement. Il était donc chez l'Auvergnat, et il buvait tranquillement sa bière, en faisant une grille de Sudoku niveau expert. Il avait pratiquement terminé, et voilà qu'il s'est aperçu qu'il avait mis deux sept sur la même ligne. Je renonce aujourd'hui définitivement au Sudoku, telles ont été ses dernières paroles. Et là, infarctus foudroyant, il est tombé du tabouret, raide mort.
L'épouse de l'Auvergnat, une personne d'une délicatesse exquise, à ce que l'on m'a dit, a tenu à lui rendre un hommage définitif. Elle a confectionné elle-même un très joli entourage de sous-bocks et elle a placé à l'intérieur la grille de Sudoku maudite, connue à présent à Saint-Cloud sous le nom de grille du mort, et juste au dessus, son badge dont il n'avait plus besoin. Le tout, encadré, est accroché désormais et pour l'éternité au dessus de la pompe à bière.
Pour mon départ à la retraite, il m'a offert un petit texte qu'il avait écrit en 2003, une sorte de récit de voyage en Sicile, accompagné de quelques mots aimables à propos des érections de l'Etna qui sont très difficiles à circoncire. Le coup de la circoncision et aussi celui des pertes en conjonctures, chaque fois qu'il allait quelque part en réunion, il s'arrangeait pour les placer, quel que soit le sujet.
Son petit ouvrage, je dois dire, n'est pas trop mal écrit, bien qu'il comporte un certain nombre de grossièretés et pas mal de libertés avec la syntaxe telle que je la conçois. Par contre, ce qui est exceptionnel, c'et qu'il l'a entièrement écrit, probablement pour la seule et unique fois de sa vie, sans boire une seule goutte d'alcool. Mais à mon avis, il aurait pu faire mieux. Il l'a peut être fait, d'ailleurs, et si ça se trouve un de ces jours il sera édité à titre posthume.
Moi, avant de partir, j'ai fait rassembler par Mimine et Bibibiche la totalité de ses œuvres des vingt dernières années, en laissant de côté tout de même ses travaux de jeunesse, qui ne sont pas d'un très grand intérêt artistique. Le tout, classé par thèmes, occupait plusieurs cartons. Je les ai naturellement offerts à mon successeur.
Vous êtes un honnête homme, lui ai-je dit. C'est une de vos nombreuses qualités. Mais à présent que vous accédez à la fonction suprême, vous allez devoir acquérir des habitudes nouvelles. Déjà, vous allez hériter de nos personnels alpins et ce n'est pas rien. C'est même bien souvent très éprouvant. Mais surtout, il y a tous les autres, qui ne rêvent que d'une chose : notre mort. Vous allez découvrir la jungle et tous ses dangers. Et quant à vos ingénieurs, vous aurez à faire comme si vous commandiez un bataillon de tirailleurs sénégalais. Avec cette règle absolue : vous derrière et eux devant. Sans quoi c'est sur vous qu'ils tirent. Il va vous falloir apprendre à survivre en milieu hostile. À mentir, à louvoyer, à feindre des colères, à agresser sans motif, à nier les évidences, à diluer les responsabilités, à défendre l'indéfendable, que sais-je ? À cet égard, les œuvres de Michel Pé vous seront d'un grand secours. Certaines de ses digressions, de ses démonstrations et argumentations hypocrites et fallacieuses sont tout simplement admirables. Vous pourrez les resservir telles quelles en de nombreuses circonstances, tant elles sont habilement banalisées. Vous verrez, c'est indémodable. Oui, je sais, en effet, c'est très volumineux. Mais je crois savoir qu'il en prépare actuellement une synthèse. C'est lui qui me l'a dit. Une sorte de traité qui s'intitulera : De la mauvaise foi en entreprise. Ou bien : Comment faire croire que l'on est très occupé, très travailleur et très efficace alors que c'est très exactement le contraire. Avec ça, il devrait être affairé à plein temps jusqu'à sa retraite. Vous n'aurez par conséquent jamais à vous soucier de lui. Il ne vous dérangera jamais. C'est toujours ça de gagné.
Oui, bien sûr, j'ai assisté à la cérémonie. Il y avait un monde fou, et il y régnait une atmosphère de franche bonne humeur. En termes d'accompagnement sonore je redoutais le pire. Coluche, Pierre Dac et Francis Banche, peut-être même Fernand Raynaud. Mais non. Il nous a passé la cinquième de Mahler. Malheureusement l'audition a été perturbée par un fou furieux qui n'a pas arrêté de jouer de la trompette, par un psychanalyste péteur et aussi par un imbécile coiffé d'une casquette Ricard qui lisait son journal à haute voix, et sans compter un barbu qui hurlait des Allah Ahkbar à n'en plus finir.
Oui, il aimait beaucoup Mahler. À l'exception peut être des Kindertotenlieder. L'ayant bien connu, je crois qu'il ne les appréciait que très modérément. Mais ceci est une autre histoire.
Un jour, j'étais au secrétariat, occupé à d'expliquer à Miss Trixie et à Bibiche les méfaits de l'avionique modulaire, quand il est arrivé tout sourire, portant un teeshirt qui représentait un chameau en train de boire une bière, et qui disait, en italien, allez savoir pourquoi : Le chameau peut travailler une semaine sans boire, moi je peux boire une semaine sans travailler.
- Je te trouve aujourd'hui particulièrement élégant.
- Salut les filles. Bonjour Monsieur Bernard. Est-ce que tu sais qu'il y a un pont qui porte le nom de l'épouse de Mahler ?
- Oui, le pont de l'Alma. D'ailleurs, il paraît que l'on recherche un zouave intérimaire, pour les jours où le titulaire est en RTT. Je suis sûr que tu ferais l'affaire.
- Ah oui, ça me plairait bien, si j'étais pas aussi indispensable.
- C'est ce que je me dis tous les jours. Miss Trixie, s'il vous plaît, je vous en prie, faites-moi plaisir, tuez-le.
- Monsieur le directeur, je suis à vos ordres. Offrez-moi un fusil d'assaut ou une kalachnikov, et ce sera fait dans le quart d’heure.
Mais la vérité ce n’est pas cela. Il essaie de faire croire à qui veut l’entendre qu’il est mort et ce n’est pas vrai. La vérité c’est qu’il est un peu comme ces enfants de Lewis Carroll qui essaient de s'amuser un peu avant de mourir. Comme ces enfants mort-nés dont on peut voir les tombes dans quelques cimetières américains, près de Salt Lake City. Il y en a même deux ou trois, de sa famille, à Dissay, son village natal du Poitou. Il y a aussi au Père-Lachaise une tombe de sa famille, celle d’une jeune fille de quinze ans, qui est un petit jardin, mais où il ne va jamais plus.
Michel Plaud croit, à tort ou à raison, que mon silence l’inspire et le protège.
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