vendredi 3 juin 2011

The Engels Brothers

DOCTEUR GROUCHO - PHARMACIEN - PSYCHIATRE -PSYCHORIGIDE

Si je me souviens de lui ? Ah mais comment donc ! Je préférerais l'avoir oublié, mais c'est décidément impossible. Il faisait partie de ces clients dont on préfèrerait très nettement se passer, mais hélas, dans mon métier on n'a pas trop le choix. S'il fallait foutre dehors tous ceux dont la tête ne vous revient pas, on ferait rapidement faillite. Je l'ai connu, donc, si je me rappelle, ce fléau, cette plaie, début 93, l'année où mon épouse est partie sans prévenir avec l'un de mes meilleurs patients. Un paranoïaque du reste des plus intéressants, dont la perte subite de la clientèle m'a fortement contrarié.

Ce Monsieur Pé, donc, a pénétré un soir dans mon bureau en trombe, la bave aux lèvres et les yeux qui littéralement lui sortaient de la tête. Il brandissait d'un air menaçant dans sa main droite le cendrier de la salle d'attente, et j'ai franchement cru pendant quelques instants qu'il avait l'intention de m'assommer avec. Au point que j'ai précipitamment ouvert le tiroir de droite de mon bureau, là où je range le nerf de bœuf que j'utilise de temps en temps pour calmer les patients un peu trop excités. Mais non, fausse alerte. Il n'avait aucune velléité meurtrière. La première chose qu'il m'a dite, avec son air halluciné, c'est, ça vous dérange pas si je fume ? Et avant même que je réponde que si, il a allumé une Marlboro. Il a réussi en une demi-heure à en fumer cinq, tout en me débitant un flot ininterrompu de propos totalement incohérents auxquels je n'ai strictement rien compris.

Ça fait que dans un premier temps, j'ai un peu hésité sur le diagnostic. Les troubles mentaux, voyez-vous, il y en a quand même de plusieurs sortes, et on est drôlement content, même quand on est un professionnel aguerri comme je le suis, quand on met moins de trois ans à mettre un nom dessus. Et encore, on n'est jamais totalement sûr. Parfois même, on a l'impression de jouer au loto. Parce que ce sont des pathologies qui sautent nettement moins aux yeux qu'une crise d'hémorroïdes ou qu'une cirrhose du foie.

Enfin moi, avec l'expérience, j'ai tout de même fini par conclure qu'on pouvait classer les fêlés, grosso modo, en trois catégories principales. Il y a les schizos, les paranos, les maniacos, et le reste c'est du pipi de chat. Il y a bien aussi les mythos et les mégalos, mais eux il y en a tellement qu'on finit par trouver ça normal. Notez tout de même que certains spécimens parviennent à cumuler un peu de tout. Ceux-là il vaut mieux les envoyer directement à l'asile plutôt que de prendre des risques personnels en essayant de les soigner.

Oui, je sais ce que vous allez dire. D'aucuns de mes confrères laissent entendre qu' il y a aussi les dépressifs. Si on veut. Parce que moi je prétends que la dépression ce n'est pas une pathologie bien sérieuse. Plutôt une source de revenus et surtout de tranquillité, à vrai dire, parce qu'on n'est pas obligé de les écouter, les mélancoliques chroniques, vous raconter à longueur de séance à quel point ils ont envie de se foutre dans la Seine.

Eux au moins ils vous laissent le temps de méditer sur le sens de la vie, ou de penser aux impôts ou aux prochaines vacances, ou même de se laisser aller à des considérations plus ou moins émoustillantes, surtout quand le patient est une patiente bien faite de sa personne, si vous me comprenez.

Les dépressifs à velléités suicidaires, quelques remarques de bon sens suffisent en général à les calmer et à leur remonter le moral. Vous savez, cher Monsieur, la Seine en cette saison, je vous la déconseille. Attendez au moins les beaux jours, vous aurez moins froid. Et puis notez aussi qu'il y a de nombreux désagréments. D'abord il faut opérer de nuit, sans quoi vous risquez d'être sauvé par un pompier ou par un maître nageur de passage. Il faut aussi, c'est un peu pénible, vous attacher un parpaing autour du cou ou à la jambe, pour être sûr de vous faire couler à pic, sinon vous pouvez être tenté de vous mettre involontairement à nager pour vous en sortir. Et puis surtout, en cas de réussite, si on met une semaine ou plus à vous retrouver, imaginez un peu la tête de votre famille en vous découvrant, à la morgue. Même pas sûr qu'elle vous reconnaisse, vu qu'en plus de l'odeur et entre autres choses déplaisantes vous aurez facilement triplé de volume. Et c'est encore pire en mer, à cause des crabes. Voilà. J'espère que vous vous sentez mieux, à présent. Arrêtons-nous là si vous le voulez bien. À la semaine prochaine même heure. D'ici là, réfléchissez donc plutôt un peu aux mérites de la pendaison, qui elle au moins vous fera bénéficier d'une érection post mortem qui fera la fierté de vos enfants et laissera au médecin légiste et à votre épouse un souvenir inoubliable. On pourra même faire des photos, pour accrocher dans le salon.

Excusez je vous prie cette petite digression. C'est que psychiatre, c'est bien plus qu'un métier, c'est un sacerdoce. Oui donc, pour en revenir à ce Monsieur Pé, je me suis dit, il va falloir pour commencer que je lui prescrive un traitement un peu radical. Donc, dans le doute, je lui ai collé de l'Haldol, la dose, n'est-ce pas, comme pour un cheval. Parce que l'Haldol c'est bon pour tout et faut pas mégoter sur la quantité, j'ai appris ça très tôt à la faculté. En moins de deux jours, ça vous transforme n'importe quel fou furieux hystérique en idiot du village hébété et méconnaissable, incapable d'aligner trois mots, transpirant de partout et tremblant de tous ses membres. Dans toute ma carrière, l'Haldol je n'ai eu qu'à m'en féliciter. Et de plus, aucun effet secondaire. Rien que des effets primaires.

Donc, pensais-je en rédigeant l'ordonnance, toi, mon petit bonhomme, ça va te calmer pendant un moment. Et ça va te couper l'envie de continuer à enfumer mon bureau. Parfait, Monsieur Pé, lui ai-je dit avec un grand sourire, 75 gouttes matin et soir dans un verre d'eau et vous revenez me voir après-demain à 17 heures pétantes. Ne vous trompez surtout pas en comptant les gouttes.

Une fois de plus, ce n'est pas pour me vanter, j'avais vu juste. La preuve, c'est qu'au deuxième rendez-vous, il est arrivé avec 25 minutes de retard. Il avait fait quatre fois le tour de l'église et de la mairie avant de se rappeler l'adresse de mon cabinet. C'était pourtant facile à trouver, je consulte juste en face du cimetière.

Alors là, il faisait moins le malin, c'est moi qui vous le dis. Monsieur Pé, je lui ai dit, aujourd'hui la consultation ne va pas pouvoir durer plus de cinq minutes. Vous aviez le devoir d'être à l'heure, vous ne l'êtes pas, et je vous ferai savoir qu'il n'y a pas que vous dans ma vie. Et en plus moi j'ai horreur d'attendre. Alors tout ce qu'il a trouvé à me dire, cet imbécile, après s'être excusé platement, c'est qu'il pensait que l'Haldol, c'était un, ah merde, comment on appelle déjà les trucs qu'on dit aux malades que c'est des médicaments alors que c'en est pas, je l'ai sur le bout de la langue, ah oui, un placebo, merci bien, oui c'est beau le plat, enfin bref, il pensait que c'était de l'eau salée. Et le placebo c'est pas beau, il a cru malin d'ajouter. J'étais mort de rire en entendant ça. Je ne partage pas vraiment votre avis, mais je ne vous interdis pas de le croire, je lui ai répondu en essayant de garder mon sérieux. Et puisque ça ne vous paraît pas trop nocif, vous n'avez qu'à continuer à en prendre, mais alors 100 gouttes au lieu de 75, et vous verrez bien. Et hop, quatre cent balles, dehors. Je vais t'en foutre, moi, du placebo, connard.

Le faire enfermer, oui c'est vrai, j'y ai un peu pensé, au début. Mais pour tout vous avouer, moi, les asiles, je n'ai jamais eu trop confiance. Ils ont tendance à administrer les médicaments un peu n'importe comment. Tandis qu'avec moi, il était entre de bonnes mains.

Ainsi donc, au bout de trois mois d'Haldol, il était devenu tout à fait calme et il ne fumait plus jamais dans mon bureau. Par contre, il manquait terriblement de dynamisme et de vivacité d'esprit. Il lui fallait dix minutes au bas mot pour me faire mon chèque. Et il avait à peu près tout oublié de son existence antérieure, de sa profession jusqu'à sa date de naissance. Ce qui est certain, c'est qu'il ne souffrait pas, et que j'aurais très bien pu le laisser indéfiniment à l'état de légume avec la satisfaction du devoir accompli.

Oui mais moi je ne suis pas totalement ennemi de l'innovation, et de plus, je commençais à le trouver terriblement ennuyeux. J'ai donc alors entrepris avec audace une thérapie un peu moins violente. Je dois dire que je vous trouve nettement mieux, donc on va tout de suite arrêter l'Haldol, et de ce fait je vais vous mettre sous Prozac, lui ai-je dit en articulant bien, pour être sûr qu'il comprenne. Vous allez voir qu'en moins de trois semaines vous aurez retrouvé entrain, courage et bonne humeur. Trois comprimés par jour et surtout ne les dépassez pas. C'est la dose maximale. Au-delà, ça rend fou. Je l'ai lu dans le dictionnaire. Je sais bien qu'on ne verrait pas tellement la différence, puisque vous l'êtes déjà, fou à lier, mais quand même, faut pas tomber dans l'abus.

Et de fait, assez rapidement, il est sorti du coma profond où je l'avais très intelligemment plongé. Il était devenu un imbécile heureux de première grandeur. Toujours content de me voir, content de me payer, content d'aller chaque jour à son bureau faire son boulot de merde. Le problème, c'est que moi je n'avais toujours pas la moindre idée de ce dont il était atteint. Dieu merci, quatre mois plus tard, c'est lui un soir qui me l'a révélé. Docteur, il a fait en rigolant comme un âne, je suis maniaco-dépressif. Je suis resté interloqué. Ah mais c'est que c'est bien possible, je lui ai dit. Mais comment vous le savez ? Ben, c'est un copain à moi au bureau de tabac où j'achète mes cartouches de Marlboro qui me l'a dit. Je l'ai regardé d'un air soupçonneux. Il est médecin votre ami ? Ah ben non, il a répondu, c'est un Portugais qui pose du carrelage.

Enfin un client intéressant, me suis-je dit instantanément, au comble du bonheur. Mais attention, si je veux le garder, je n'ai pas le droit à l'erreur. N'écoutant que mon courage, je suis donc allé sans plus attendre chercher à la cave mon dictionnaire médical et j'ai lu d'une traite le chapitre sur la maniaco-dépression, qu'on appelle aussi la dépression bipolaire. Je savais qu'il y a un cercle bipolaire, des ours bipolaires, mais des dépressions, ça je l'ignorais. Je n'ai pas tout compris, mais ce que j'en ai principalement retenu, c'est que ça peut devenir très grave si on ne fait pas attention, et que surtout il ne faut pas chipoter avec les médicaments. C'est inouï, des maladies pareilles. Monsieur Pé, donc, catégorique j'ai été, lithium pour commencer, quatre comprimés par jour et à vie. Et vous me ferez une prise de sang tous les quinze jours pour vérifier. D'accord ? D'accord pour les comprimés docteur, il a fait, mais pas tellement pour les prises de sang, j'ai horreur de me faire piquer. Moi aussi, j'ai soupiré, mais pour vous c'est obligatoire.

Qu'est-ce que j'ai pu me régaler, dans les mois qui ont suivi, en lui faisant me raconter en détail ses crises de délire maniaque. J'allais jusqu'à prendre des notes. Et quand je racontais ça à mes confrères, pendant nos séminaires de psychiatres, le soir au bar, à chaque fois l'assistance grâce à lui était pliée de rire. Parce que c'est pas banal, les conneries qu'ils peuvent imaginer quand ils sont dans des états pareils. Monsieur Pé, lui, par exemple, sa spécialité la plus spectaculaire, c'était de se prendre pour le Christ. Il aurait traversé à l'en croire la Seine d'un bord à l'autre sans se mouiller les pieds.

Et ainsi donc, toutes les trois semaines à peu près, après le petit préambule comique où il me racontait ses exploits et ses visions passés, en plus du lithium je lui confectionnais sur mon ordonnancier personnel un de ces petits cocktails dont j'ai très jeune acquis la maîtrise. Jamais deux fois le même. Je crois avoir testé sur lui la panoplie complète des neuroleptiques. J'étais très fier de moi car son état était résolument stationnaire, ce qui est un excellent résultat quand on a affaire à un maniaco-dépressif.

Je n'ai été embarrassé qu'une fois, c'est lorsqu'il a osé me demander de lui faire une psychothérapie. Vous pensez bien que j'ai refusé catégoriquement. Et puis quoi encore ? Pourquoi pas une pipe, pendant qu'on y est ? Ils sont déjà assez pénibles comme ça, les dingues, si en plus il faut perdre son temps à les écouter vous raconter leurs conneries, on ne s'en sort plus. Ils sont terribles, vous savez. Et puis, je vous demande un peu, qu'est-ce qu'on en a à foutre, nous, de leur mère, de leurs branlettes et du harcèlement de leur directeur ? Tout ce qu'on leur demande, c'est de prendre les gélules qu'on leur dit de prendre et de nous foutre la paix.

Il n'a heureusement pas insisté et j'ai pu continuer en toute sérénité à le gaver d'anxiolytiques, de somnifères et d'antidépresseurs. Ça aurait pu continuer comme ça encore des années et même jusqu'à la retraite, mais voilà qu'un beau jour, malgré tous les efforts que j'avais déployés, il a soudain eu l'air de se réveiller.

Avec tout ce que vous m'avez fait avaler depuis quatre ans, Docteur, il a fait subitement, j'aurais pu ouvrir une pharmacie. De plus, ça fait très longtemps que j'ai envie de vous le dire, vous êtes con comme une bite. Je m'en vais, merci pour tout, au revoir.

Dans mon métier, le sang-froid est indispensable. Je ne me suis donc pas offusqué outre mesure. C'est une opinion assez répandue, ai-je dit en souriant. Surtout dans ma famille. Mes parents et mon épouse me le répétaient sans cesse. Je me souviens encore de mon père me disant, pour mon quinzième anniversaire, toi tu es tellement con que tu rateras le concours de facteur. Entre nous, il avait raison, je l'ai raté, et c'est même à cause de ça que je me suis fait psychiatre.

Ainsi donc vous voulez me quitter, j'ai soupiré. Eh bien soit. Je ne vais pas vous garder de force. Sans rancune, naturellement. Je vous fais quand même une dernière petite ordonnance, pour la route ?

Il m'a dit où je pouvais me la mettre, l'ordonnance, il a fumé et écrasé sur la moquette une dernière Marlboro, puis il est sorti et je ne l'ai jamais revu et encore moins regretté.

Mais alors quand j'ai appris, par mon beau-frère pharmacien dont j'avais fait son fournisseur attitré, qu'il avait réussi à se suicider par overdose de médicaments, je suis littéralement tombé sur le cul. Avec tout ce que je lui avais collé dans l'estomac pendant des années, l'accoutumance à tout produit était telle que ça n'aurait pas dû être possible.

Parce que sachez, Monsieur, que depuis vingt ans que j'en prescris, des médicaments, et par pleines brouettes, je n'ai toujours pas le moindre décès à mettre à mon actif. Des tentatives de suicide, dans ma clientèle, certes oui, et même par dizaines. Mais toujours ratées. Un bon lavage d'estomac et on redevient comme neuf. Ah quand même, il y en a un, l'an dernier, j'ai bien cru qu'il allait y passer. Il s'était confectionné un mélange particulièrement ingénieux, qui lui a valu six semaines de coma. Il est passé récemment me dire bonjour, d'ailleurs, sur son fauteuil roulant. Il bavait et tremblait que c'en était répugnant. Il n'a même pas réussi à me donner la recette de son cocktail. Je l'ai réconforté comme j'ai pu, naturellement, en lui disant qu'il était bien avancé, à présent, et en lui expliquant qu'il aurait mieux fait d'aller s'approvisionner dans une droguerie plutôt qu'une pharmacie. Parce que la mort aux rats ou la poudre à tuer les taupes, de même que le Destop, c'est vrai que c'est pas remboursé par la Sécurité Sociale, mais c'est tout de même autrement plus efficace et radical que le Lexomyl, même si on en prend quatre ou cinq boîtes à la file arrosées d'une bouteille de whisky.

Quant à ce Monsieur Pé, non, je suis formel, le suicide radical ce n'était pas son genre. Il aimait trop la bière et le Bordeaux pour faire ça. Je ne me fais aucun souci pour l'avenir, me disait-il souvent. Avec ce que je fume et ce que je bois, il n'y a aucun risque que je finisse en vieux débris gâteux.

Il a laissé une lettre, un postit, quelque chose ? Non, hein ? Le contraire m'aurait étonné. Il n'avait aucune disposition pour l'écriture. Enfin, puisque vous me le dites, qu'il s'est suicidé, je veux bien vous croire. Mais alors il a fallu qu'il soit sacrément bourré pour y arriver.

Ah bon ? Vous ne saviez pas qu'il était alcoolo jusqu'aux oreilles ? Vous devez bien être le seul du département. Même moi je m'en étais aperçu. Ce qui me posait problème, d'ailleurs, car comme vous le savez peut-être, l'alcool diminue nettement l'efficacité des médicaments. Du coup, ça m'obligeait à tripler les doses, et tant pis si ça le rendait malade à crever. Moi je suis psychiatre, pas alcoologue. Et tant que mes clients ne vomissent pas sur la moquette, pour moi tout va bien. Bourrés ou pas, de toute façon, je m'en fous, il n'y a aucun espoir de réussir à les rendre moins cons.

Cela dit, oui, je suis allé aux obsèques, quand même. Ce n'est pas tant le plaisir que ça me faisait, mais vous savez, si on ne fait pas un peu de marketing de temps en temps, les clients, ils ne vous tombent pas du ciel. Et qui se ressemble s'assemble au cimetière, c'est une chose connue. C'est pourquoi j'ai profité de l'occasion pour distribuer à toute l'assistance ma carte de visite professionnelle, où tous mes diplômes sont écrits dessus, même ceux que j'ai ratés.

Je ne peux pas dire que mon initiative ait déchaîné l'enthousiasme, mais enfin, comme disait Lacan, qui n'attente rien n'a tant rien.

Il y a quand même une personne qui s'est un peu faite remarquer, en m'insultant presque, tout en déchirant ma carte et en m'en jetant les morceaux au visage. Un homme pourtant des plus distingués, et en apparence tout à fait normal. Je n'aurais pas cru. J'ai donc protesté, mais avec modération.

- C'était un patient d'exception. Et permettez-moi de vous dire, cher Monsieur, en toute modestie, que, quoi que vous en pensiez, grâce à moi il avait énormément progressé.

- Progressé, vraiment ? Vous osez prétendre une chose pareille ? Eh bien moi, permettez-moi d'en douter. Vos progrès, pendant des années, alors que j'étais hélas son directeur, je les ai vus à l'œuvre. Et je pense que vous devriez vous estimer heureux de ne pas encore être en prison. Et que vous seriez bien inspiré de consulter un psychiatre.


DOCTEUR CHICO - PSYCHIATRE - ANIMATEUR DE NOCES ET BANQUETS - REPRÉSENTANT EN ACCESSOIRES DE FARCES ET ATTRAPES


Ah là là, nom de Dieu, qu'est ce qu'on a pu rigoler, tous les deux ! Normalement, la déontologie exige de ne pas sympathiser exagérément avec la clientèle, mais là c'était vraiment trop difficile. Il faut dire qu'un patient d'une bonne humeur aussi permanente qu'inaltérable, toujours prêt à vous raconter des blagues salaces et des histoires belges, dans mon métier c'est assez peu fréquent. Il faut dire aussi qu'il se faisait un devoir, avant chaque consultation, de se mettre un minimum d'un litre et demi de bière dans le corps. Il a eu un jour cette forte parole : quand on est imbibé, Docteur, on n'est pas inhibé. Impressionnant, non ? J'en ai fait un petit article très pertinent que j'ai envoyé à la Revue Internationale de Psychanalyse, mais on ne l'a pas publié, je ne sais pas pourquoi.

Ça, alors, par contre, lui, on peut dire qu'il ne manquait pas d'air. Un jour, je le connaissais à peine mais je m'en souviens encore, il m'a dit, quand même, Docteur, ça vous gêne pas un peu, sur le plan de l'éthique, que je vienne vous voir éthylique et que vous me fassiez payer quand même ? Et il a continué comme quoi une fois il était allé voir son alcoologue, celui qui fait des conférences à la télé sur les poivrots, et qu'il lui avait fait souffler dans le truc et qu'alors qu'il avait seulement un gramme huit, l'alcoologue l'avait foutu à la porte sans discussion. Alors moi j'ai réfléchi, je l'ai regardé fixement pendant une bonne minute et je lui ai dit : oui, mais moi je ne suis pas alcoologue. Dans mon métier il faut avoir réponse à tout.

En fait, je crois que c'est mon look qui lui a plu et que c'est pour ça que j'ai réussi à le garder trois ans. Il a dû penser qu'un psy en jeans et baskets devait forcément être un peu moins con que les hordes de pisse-froids cravatés et boutonnés jusqu'au cou qui sévissent trop souvent dans la profession. Sur ce plan-là, j'ai toujours été d'accord avec lui.

C'est sans doute pour ça qu'il avait parfois tendance à en prendre à son aise. Une fois il a même eu le culot de me dire, Docteur, de temps en temps je pense que c'est vous qui devriez me payer. Au bistrot, a-t-il continué, c'est souvent que je paye ma tournée à mes copains, mais c'est souvent aussi qu'ils me la retournent. Alors là j'ai pris les choses en main. J'ai saisi le taureau par les cornes et j'ai fait face à la situation. Solennellement je lui ai répliqué, Monsieur Pé, il va falloir que vous compreniez bien trois choses. Un, je ne suis pas votre copain. Deux, ici ce n'est pas un bistrot. Et trois, je ne trouve pas que votre conversation fasse particulièrement avancer la science en général et la psychiatrie en particulier. Mais si vous pensez qu'il est plus utile de consulter un garçon de café plutôt qu'un psychiatre, personne ne vous en empêche. Et ça coûtera nettement moins cher à la sécurité sociale. Ça lui a cloué le bec, pour une fois.

Mais il en fallait plus pour le décourager. Car c'est assez incroyable le nombre de conneries qu'il a pu inventer pour essayer de me faire réfléchir sur son cas.

Je dois reconnaître que la première fois, il m'a eu jusqu'à l'os. Mais après, plus jamais. C'était dès la deuxième consultation. Il m'a regardé d'un air profondément désespéré et il m'a dit dans un soupir, Docteur, je bande plus. Moi, j'ai donc noté "impuissant" sur mon calepin, puis "pédé" avec un point d'interrogation, c'est comme ça qu'on appelle les homos dans notre jargon psychiatrique, et j'ai commencé à lui expliquer que passé la quarantaine c'est des choses qui arrivent de temps en temps. Mais que ça se soigne assez bien et que de toute façon je pouvais toujours lui faire une ordonnance de Viagra, pour le dépanner. Et alors j'ai cru intelligent de lui demander à quand remontait son dernier rapport. Il a regardé sa montre, ce con, et il a fait, heu, ben, dans les une heure et demie environ, Docteur. Ça s'est très bien passé. Mais le problème c'est qu'il faut que je recommence après dîner et que je me sens un peu mou des jambes et du reste.

J'ai ainsi été définitivement vacciné. Et donc, le jour où il m'a raconté qu'il avait vu des extraterrestres sur son balcon, je ne me suis pas laissé démonter. Je lui ai juste demandé si l'Haldol, il le préférait en gouttes, en comprimés ou en suppositoires. Quand il a essayé de me faire croire que le soir il faisait travesti au bois de Boulogne, pareil. Même quand il m'a dit avec le plus grand sérieux qu'il projetait d'exterminer à coups de fusil de chasse une demi-douzaine d'ingénieurs des Arts et Métiers, je n'en ai pas cru un mot.

Vous ne pensez pas, Docteur, que vous devriez me faire interner de force, me demandait-il fréquemment. Un petit mois, je demande pas plus. Ça ferait bien, dans mon CV, pour me faire virer avec le paquet d'indemnités. Non, pas vraiment, je soupirais, faudrait que vous soyez quand même un peu dangereux, et puis de toute façon y'a trop de paperasse à remplir. Et surtout, vous savez, vous risqueriez de vous lasser très vite. Mais si vous avez tant que ça envie de savoir à quoi ça ressemble, c'est très facile et c'est presque gratuit, en plus. Vous n'avez qu'à cracher à la gueule du premier flic que vous croiserez en sortant et vous aurez un échantillon de 48 heures.

Pendant trois ans, oui, trois ans, on a piqué tous les deux des fous rires à n'en plus finir. Et nos relations au fil du temps sont devenues des plus familières et conviviales. On se voyait trois fois par semaine minimum, et souvent le week-end on allait picoler ensemble avant d'aller aux putes, et après également.

Le déroulement des consultations s'en est trouvé nettement modifié. On a laissé de côté les futilités, les bonnes manières et les problèmes existentiels. Chaque fois qu'il arrivait je lui disais pour commencer, bon, attrape la bouteille et les verres et distribue les cartes. Aujourd'hui je sens que je vais te massacrer.

Ce qui ne nous empêchait pas, de temps à autres, pendant les parties, d'avoir des débats de fond.

- Doc, après tout ce que je t'ai raconté sur elle, tu crois pas que si j'assassinais ma mère, j'aurais des circonstances atténuantes ? Que je serais déclaré irresponsable ?

- Ben, c'est délicat. C'est vrai que des cas comme le tien, c'est pas fréquent. Mais dans nos sociétés, tuer sa mère reste quand même assez mal vu. Et de plus, l'hôpital psy, c'est à peine mieux que la prison, même au niveau de la bouffe. Tu suis ou tu te couches ?

- Je suis et je relance de 40. Il y a une autre possibilité, c'est que je l'étouffe sous son oreiller. Ça pourrait paraître accidentel.

- 40 pour voir. Le problème, c'est que tu passes au maximum un quart d'heure par an avec elle. Ils ont beau être cons, les gendarmes, dans ton bled, ça pourrait paraître louche.

- Paire de valets. Merde, tu as raison. Je sais plus quoi faire.

- Moi je sais. Tu vas me faire un chèque de 550 euros, parce que j'ai un brelan de huit. Tu pourrais par contre essayer de la tuer par téléphone. Dis-lui que tu te drogues, que tu t'es mis en ménage avec ton coiffeur, ou que tu es en prison, ça finira bien par l'achever. C'est juste une question de patience.

Avec lui je ne ménageais pas mon temps ni mes efforts. Allez quoi merde, un petit dernier pour la route et je te laisse partir. Ben oui, il protestait, mais y'a un mec dans la salle d'attente, ça fait une demi-heure qu'il est là, il va finir par bouffer les rideaux. M'en fous, je le coupais. Sans intérêt. Chômeur depuis cinq ans, sa femme qui s'est barrée avec les mômes, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, à part lui dire que le principal c'est la santé ? Des clients pareils, en dix minutes c'est expédié. Ah par contre, tu as raison, va quand même falloir pas trop tarder, parce que tout à l'heure, j'ai ma cliente du mercredi sept heures. Cinq ans de thérapie intensive, à moitié prix. Tu t'imagines pas tous les trucs qu'elle a pu m'apprendre. D'ailleurs, si tu veux te joindre, c'est de bon cœur.

Et puis hélas l'impensable a fini par arriver. Il s'est pointé un jour, à peu près sobre pour une fois, et il m'a dit, Doc, je sais que ça va te faire de la peine, mais je crois que tu vas devoir pendant un long moment te passer de mes visites. Mimi, je lui ai dit, arrête, c'est encore une de tes conneries ? Tu t'imagines pas que vais te croire ? Dis-moi aussi que tu vas arrêter de boire, pendant que tu y es !

Mais non, il a dit, cette fois c'est la vérité vraie. Ce qui se passe, je vais t'expliquer, c'est qu'à force de me marrer avec toi, j'ai comme l'impression de plus être moi-même, de devenir pour ainsi dire schizophrène. Ce dont j'ai besoin, je crois, c'est d'une bonne cure de mélancolie. Ben si tu veux, j'ai fait, je peux augmenter le tarif des consultations. Ça suffira pas, il a fait tristement. Oui, mais, et d'abord, qu'est-ce que tu vas faire, j'ai demandé. Tu vas quand même pas aller voir un psy costume cravate ? Ou alors te mettre à travailler ? Ah non, ça alors, plus jamais, tu peux me croire. Je veux seulement faire une pause, un peu pour retrouver mes fondamentaux, comme ils disent les autres cons, à la télé. Tu vas rire, je vais peut-être bien me remettre à Céline. Ça fait presque deux ans que j'ai pas touché à Voyage au bout de la nuit. Et ça, Doc, pour te foutre le cafard, tu le sais bien, y'a rien de tel.

C'est vrai, j'ai répondu, moi il suffit que je lise deux pages au hasard pour avoir envie de me suicider. D'ailleurs, quand j'ai des clients qui me paraissent un peu trop euphoriques, je leur en recommande la lecture. Mais dis-moi, tu vas quand même pas passer le restant de ta vie à lire Céline ? Ah non, il a fait, bien sûr que non, je sens bien qu'il faut que j'aille plus loin que ça dans l'introspection et le désespoir. Alors figure-toi que je me suis mis dans l'idée que dans un an ou deux je vais peut-être bien me mettre à la psychanalyse. Oh putain, j'ai hurlé de rire, alors là, toi qui aime les cons, laisse-moi te dire que tu vas te régaler. Prends-toi de préférence un lacanien, c'est les meilleurs de tous. Ah bon, Doc, tu crois ? C'est quoi, un lacanien ? C'est un mec qui a tout raté et qui est pas foutu de dire deux mots à la suite que tu puisses comprendre. Mais oui. Je peux te dire qu'avec des thérapeutes pareils, toi qui adore foutre le pognon par les fenêtres, là tu seras bien servi.

Il m'a raconté avant de partir une dernière petite blague belge, pour la route, qu'il tenait de Coluche. C'est deux Belges, ils sont dans un restaurant de fruits de mer et le garçon pose sur la table un bol d'eau tiède. C'est quoi ça, demande le Belge. Monsieur c'est un rince-doigts, dit le garçon, et il s'en va. Alors la Belge regarde son mari et elle lui dit, tu vois, à question idiote, réponse idiote.

Bien sûr j'ai su qu'il était mort, hélas. C'est une de mes patientes favorites, une chômeuse martiniquaise, qui me l'a appris. Il avait sympathisé avec elle dans un bar, et il avait réussi à la convertir au Cointreau sans glace, au point qu'à présent elle en boit un litre et demi par jour. Vous voyez bien, Marie-Célestine, quand je vous dis que l'alcool c'est dangereux et que vous voulez pas me croire ? Mais non, Docteur, c'est pas du tout l'alcool qui l'a tué. C'est juste son foie qui a explosé.

Je me suis fait un devoir, naturellement, de me rendre aux obsèques. J'ai acheté un sac de confettis, un nez de clown et une douzaine de langues de belle-mère que j'ai distribuées aimablement à mes voisins. Et puis, après le lâcher de confettis au dessus du cercueil, pendant une heure j'ai soufflé dans la trompette. Je lui devais bien ça. Surtout qu'à présent, j'ai grâce à lui, pour mes clients, un stock inépuisable d'histoires belges. J'ai remarqué que les histoires belges produisent sur les dépressifs, même les plus graves, des effets des plus bénéfiques.

À un moment, alors que je reprenais mon souffle, un homme de taille assez moyenne, mais très distingué, m'a adressé la parole.

- Au vu de votre comportement, Monsieur, j'ai l'impression que vous l'avez bien connu.

- Ah mais je pense bien. J'ai eu la chance d'être son psychiatre pendant trois ans. Appelez-moi Doc.

- Moi j'ai eu la malchance d'être son directeur pendant cinq ans. Mais dites-moi, vous avez dû vous sentir soulagé, quand il vous a quitté ?

- Ah mais non. C'est tout le contraire. Il me manque atrocement. Je n'ai plus le goût à rien. Ah Monsieur si vous saviez ! Je commence à la bière dès le réveil et je me finis au Cointreau sur le coup de trois heures du matin. J'ai quitté femme et enfants. Je m'endors ou je fonds en larmes pendant les consultations. Et c'est tout juste si je ne me suis pas encore converti au costume cravate.


DOCTEUR ZEPPO - CHACAL - VAUTOUR - HYÈNE - ANALPHABÈTE - ESCROC - PÉTOMANE - PSYCHANALYSTE


C'est un échec, je suis bien obligé de le reconnaître. Pour moi, une psychanalyse bien faite, c'est dix douze ans au minimum. Tenez, j'ai chez moi un garçon de neuf ans que j'analyse depuis l'âge de six mois, eh bien je compte bien le garder jusqu'à sa majorité et même au-delà. C'est une rente.

Mais lui, quatre mois ! Comment voulez-vous qu'on obtienne des résultats, en quatre mois ? Surtout qu'en plus, il ne venait qu'une fois par semaine. Quand j'essayais de le convaincre que trois, c'était un minimum, il me répondait qu'il n'avait pas que ça à foutre. On ne peut pas analyser efficacement des gens aussi dépourvus d'éducation.

Dès l'instant ou il s'est présenté chez moi, je l'ai trouvé terriblement antipathique. Je lui ai d'abord demandé, après quinze minutes de silence, ce que me valait le plaisir. Je n'aime pas les tripes à la mode de Lacan, il a fait. J'ai encore laissé passer cinq minutes et j'ai fait : Oui, moi non plus, je préfère le boudin blanc. Alors il s'est un peu détendu et il m'a expliqué qu'il faisait avec les psy comme avec les voitures, il en changeait tous les quatre ans, et que le modèle il s'en foutait, pourvu que ce ne soit pas un lacanien. C'est que des escrocs et des cons, a-t-il ajouté, c'est mon ex qui me l'a dit.

C'était un excellent début, d'autant que je suis moi-même lacanien jusqu'à la peau des couilles. J'étais malgré tout un peu vexé, parce que escroc soit, mais tout de même un peu instruit. Trois années de suite j'ai raté mon bac de justesse avant de renoncer courageusement à le passer. Mais vous pensez bien que je ne lui ai pas dit, que j'étais lacanien. Con mais malin. Quand il s'en apercevra, ce sera trop tard, ai-je pensé. Il n'y a pas écrit andouille sur mon front.

J'ai toujours considéré, moi, que la psychanalyse et la pêche à la ligne, c'est du pareil au même. D'abord on appâte, puis on attend que ça morde, ensuite on laisse le poisson se fatiguer pendant une dizaine de minutes ou plus, ça dépend du poids, parce que sinon ça casse la ligne, et enfin on ferre, et hop dans l'épuisette. Après il n'y a plus qu'à enlever les écailles, retirer les boyaux et faire cuire à la poêle ou au court-bouillon.

Donc, j'ai commencé par patiemment le laisser parler, et je ne me suis exprimé véritablement qu'à la fin de la deuxième séance.

- Ces deux premiers entretiens, je ne vous les fais pas payer. Ne me remerciez pas. Mais maintenant, comprenez-vous, il va falloir fixer un prix. Négocier.

- Ah bon ? Alors négocions. Combien ?

- Ce que vous voulez. C'est vous qui décidez.

- Ah, c'est très généreux de votre part. Et bien disons deux cents.

- Ah non, quand même, nous ne sommes pas à Marrakech.

- Bon, alors deux cents cinquante ou trois cents.

- Ça pourra aller. Disons plutôt trois cents.

J'étais quand même assez fortement contrarié. Oui, mais dès la troisième séance ça s'est arrangé. Il s'est enterré tout seul, cet imbécile, en me faisant une déclaration très imprudente au détour d'une phrase. Monsieur Fabrice, oui, parce que imaginez-vous qu'en plus, il n'a jamais accepté de m'appeler Docteur, ce qui m'a toujours, dans la mesure où j'ai quand même obtenu dans ma jeunesse et de haute lutte un CAP de tourneur fraiseur, un peu vexé, Monsieur Fabrice, donc, voyez-vous, il a commis l'erreur de me dire, de toute façon trois cent balles, pour moi, c'est comme une poignée de cacahuètes. Je n'en croyais pas mes oreilles.

Le problème dès lors était résolu. J'ai attendu en silence la fin de la séance, puis j'ai pris un air des plus préoccupés et je lui ai dit, Monsieur Pé, il y a quelque chose qui ne va pas du tout. Il a été très étonné. Ah mais quoi donc ? Vous n'aimez pas ce que je vous raconte ? Si, beaucoup, mais c'est votre histoire de cacahuètes. Si pour vous, venir me voir c'est comme acheter un paquet de cacahuètes, ça ne pourra pas fonctionner. L'analyse échouera, c'est certain.

Bon, ben ça va, il a soupiré, j'ai compris. Quatre cents ? Marché conclu, je me suis écrié joyeusement. Je lui ai serré la main chaleureusement, et merci bien et à la semaine prochaine.

Parce que vous ne croyez tout de même pas que je suis né d'hier. J'ai bien entendu, moi-même, avant d'exercer, procédé à une analyse approfondie. De toute façon on n'a pas trop le choix, parce que sinon, on risque la prison pour exercice illégal de la médecine. Ce fut une expérience déterminante. C'est comme cela que j'ai parfaitement compris comment gagner de l'argent sans trop me fatiguer. Par contre, il s'est produit, vers la fin de la sixième année, un effet secondaire des plus inattendus. Je me suis soudainement mis à péter en toutes circonstances. Au début, j'ai trouvé cela un peu handicapant, quand même. J'ai consulté tous les gastro-entérologues de la terre. Ils ont été unanimes. C'est le syndrome du psychanalyste. Incurable. Lacan lui-même pétait en permanence. Et donc je me suis dit, un don pareil, autant apprendre à l'utiliser à bon escient. Je me suis inscrit à des cours de solfège. Et j'ai pris l'habitude d'analyser en pétant.

J'ai passé de bon moments, avec Monsieur Pé. Il s'asseyait, je le regardais en souriant, silencieusement, si j'ose dire, pendant dix minutes environ, en attendant qu'il déclenche les hostilités.

- Quelqu'un a pété.

- C'est vous.

- Ah non, je ne crois pas.

- Si. Vous pétez sans vous en apercevoir, c'est tout. Et à part ça, vous en êtes où, depuis la semaine dernière ?

Alors il se mettait à délirer, le plus souvent sur sa petite enfance. Je ponctuais son discours à intervalles réguliers par des pets, tantôt approbateurs, tantôt dubitatifs, et même parfois franchement hostiles. Oui, parce que c'est extraordinaire, tout ce que l'on peut exprimer par le pet. Tenez, voulez-vous que je vous joue quelque chose ? Le temps des cerises, par exemple ? Non ? C'est dommage, c'est un de mes morceaux préférés. Ou alors Le chant des partisans ? Non plus ? Tant pis pour vous.

J'attendais toujours le moment le plus opportun pour l'interrompre de manière inattendue par un pet péremptoire. Non, Monsieur Pé, vous n'avez pas eu votre bac à seize ans. C'est ce que vous voulez me faire croire, mais ce n'est pas vrai. C'est impossible. Revenons-en plutôt à vos frénésies masturbatrices, voulez-vous ?

Quand on a étudié Lacan comme moi, on sait tirer parti de tout. Ce n'est pas de me part une dérobade, venez-vous de me dire ? Comme c'est intéressant. Dérobade, ça veut dire que vous n'avez pas envie d'enlever votre robe. Dites-moi donc un peu ce que vous éprouvez à l'égard de l'homosexualité ? Rien, vous en êtes bien certain ? Alors c'est que peut-être vous vouliez dire débandade. Dans quoi il y a bander. À quand remonte doncvotre dernière érection, je vous prie ?

Quand, sur mes encouragements, il ne mettait à me parler de sa mère, c'était tout à fait impossible de l'arrêter. J'avais bien du mal à canaliser sa fureur. Je devais l'empêcher de casser le mobilier tout en essayant de le raisonner un peu. Ne touchez pas à la lampe, vous en avez déjà cassé trois. Cessez de donner des coups de pied dans la table. Et ne fumez pas, ça fait dix fois que je vous le dis. Vous me dites qu'elle était castratrice et c'est faux. Vous confondez inconsciemment avec cantatrice. Elle vous chantait tous les soirs des chansons pour vous endormir et c'est pour ça que vous vous méprenez.

Comment ça, votre père était alcoolique ? Qu'est ce que vous en savez ? Quatre litres de vin par jour, oui, et alors ? C'est parfaitement normal, à la campagne. Par contre, maintenant que vous me le dites, je comprends mieux pourquoi vous fumez des Marlboro rouge. C'est que ça vous rappelle le vin rouge de votre enfance.

Parfois je me surpassais. Versatile ? Ah bon ? Vous venez de me dire que vous êtes versatile. C'est intéressant. Parce que dans versatile il y a vers ça. Et le ça, c'est moi. Comme le chat siamois. Qui n'a pas de queue. Monsieur Pé, vous n'êtes pas satisfait de votre pénis. Trop petit, trop court, trop mince, je ne sais pas, mais c'est une certitude. Poursuivez, je vous prie.

Ah je peux dire qu'avec Monsieur Pé j'ai mouillé ma chemise. Et que je ne m'attendais pas de sa part à une pareille ingratitude.

Un jour, donc, il est arrivé et il a posé sur mon bureau un bocal avec un poisson rouge. Il s'appelle Lacan, il a fait, comme l'autre con. Je vous aurais bien offert un hareng, mais c'est nettement moins décoratif. Lacan ne parle pas beaucoup mais il est très attentif. Il vous sera de bon conseil, vous verrez. Quant à moi, a-t-il poursuivi, j'ai calculé qu'en une demi-heure toutes les semaines, vous me coûtez l'équivalent de huit litres de bière. C'est pourquoi je vais désormais aller m'analyser moi même, au bistrot.

J'ai lâché une grandiose salve de pets d'adieu, puis il est parti et il n'est jamais revenu. Je l'ai croisé un jour dans la rue. À la façon dont il m'a regardé, je crois que s'il avait eu une arme, je ne serais pas là pour vous en parler.

J'ai quand même gardé et même gradé Lacan le poisson rouge, pour l'analyser. Tous les jours je le sors de son bocal pendant quelques minutes, pour lui apprendre à respirer. Il fait de gros progrès. Bientôt je pense qu'il n'aura plus du tout besoin d'eau. Par contre, je ne suis toujours pas parvenu à lui apprendre à péter.

Oui je sais, cet imbécile, il est mort. Une hémorragie cérébrale, c'est ce que l'on m'a dit, mais je n'y crois pas. Non, ça m'étonnerait. Plutôt une blennorragie cérébrale, je dirais. Parce que j'en ai connu des obsédés sexuels, mais des comme lui jamais. C'est un pénis qu'il avait dans le tête, au lieu d'un cerveau. Et nous psychanalystes, analyser des pénis ce n'est pas notre domaine. Même Lacan ne savait pas faire.

J'ai su la nouvelle à la brasserie d'Asnières où le matin, avant de gagner mon cabinet, ou plutôt mes cabinets, je prends un petit café calva et un croissant, que j'accompagne généralement d'une forte rafale de pets, pour me mettre en condition. C'est une chose bien triste, j'ai fait en apprenant la chose. Si vous le permettez, je vais vous jouer un extrait du Requiem de Mozart. C'est comme vous voulez, m'a dit le garçon, mais allez plutôt le jouer dehors, vous serez aimable. Le matin, ça indispose les clients.

Je suis allé aux obsèques, malgré mes nombreux rendez-vous. C'est que j'ai un emploi du temps des plus chargés. On dirait que le monologue, les gens qui aiment dépenser inutilement leur pognon adorent ça. Mais quand même, je ne rate jamais un enterrement de client. C'est l'occasion de me permettre de me faire un peu de publicité. Je me mets généralement une pancarte autour du cou, avec mon nom et mon adresse, précisant que les deux premières séances sont gratuites, qu'ensuite on paie comme on veut, que je guéris tout et que pour finir les résultats sont garantis.

J'ai en outre interprété, ou plutôt interpété, Les trompettes d'Aïda. Ce n'est pas si facile, croyez-moi. Mais c'est un morceau que j'avais beaucoup repété, c'est le cas de le dire.

Un homme d'un certain âge, d'une distinction extrême, s'est alors approché de moi, juste après le final, et m'a chaleureusement serré la main.

- Je les ai rarement entendues aussi bien exécutées. Vous êtes sans exagérer un virtuose.

- Ce n'est rien, cher Monsieur. Je ne suis qu'un modeste amateur. Vous auriez entendu Lacan, dans l'ouverture de La Traviata, c'était autre chose. Il faisait tout l'orchestre à lui tout seul. Tout Paris se pressait pour assister à ses concerts. Il a été le fondateur de la pétomanie moderne.

- Et Monsieur Pé aussi, il assistait aux vôtres, de concerts ?

- Une fois par semaine. Mais ça n'a pas duré longtemps. Il n'appréciait pas trop la musique classique. En tout cas, je suis bien heureux pour une fois, cher Monsieur, de converser avec un connaisseur. Ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre un pétomane aussi averti que vous.

- Je ne suis pas pétomane, je vous prie de m'en excuser. J'aurais bien aimé, mais je n'étais pas doué. J'étais seulement directeur, dans l'aéronautique. C'est même comme cela que j'ai connu Monsieur Pé.

- Ah, très bien. Je vous plains sincèrement. Et sous vos ordres, est-ce qu'il pétait ?

- Oui. Mais pas très bien. Et pour tout dire, j'ai été contraint de le lui interdire.

- Comment se fait-il ?

- Je ne pouvais pas me permettre. Le seul morceau qu'il savait jouer, figurez-vous, c'était L'Internationale. Et il ne connaissait que le refrain. Les ingénieurs se plaignaient.


DOCTEUR HARPO – PSYCHANALYSTE LACANIEN


And the rest is silence.

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