vendredi 3 juin 2011

Antoine et Antoine

Antoine Pé sombrait doucement dans le désespoir. Animateur de quartier à la Cité des Bleuets depuis trois ans, il n'était encore parvenu à intéresser aucun jeune à quoi que ce soit d'autre que le vol de voitures, le trafic de cannabis et l'outrage à agent de la force publique. Toutes ses initiatives, qu'il s'agisse de peinture sur soie, d'aéromodélisme ou de poterie artisanale, s'étaient terminées avant même d'avoir commencé en cuisantes et complètes déconfitures.

Même le si passionnant et enrichissant jeu des échecs, les jeunes le rejetaient avec fureur. Les Arabes refusaient de jouer avec les noirs, tandis que les Noirs n'admettaient pas de jouer avec les blancs.

Le directeur du centre culturel s'impatientait. Il va falloir, Antoine, disait-il, que vous trouviez pour une fois une idée qui marche. Le maire pas plus tard que ce matin m'a dit qu'il allait plutôt faire repeindre le commissariat au lieu de continuer à nous subventionner. Vous risquez fort dans ces conditions, Antoine, de vous retrouver sans l'avoir vraiment voulu gardien de la paix ou sapeur-pompier. Et moi facteur.

Là en était-il de ses réflexions moroses lorsqu'un soir, consultant d'un œil distrait les programmes de télévision, il découvrit qu'après Le Gendarme et les Extraterrestres et Mon curé chez les nudistes, on diffusait cette nuit-là, aux environs d'une heure et demie du matin, un film intitulé Les Quatre Cents Coups, d'un nommé Truffaut François. Son premier film, d'après Télé Sept Jours, et qui plus est, affirmait-on sans hésiter, une œuvre à connotation fortement autobiographique.

Dès les premières minutes Antoine Pé fut subjugué par Antoine Doinel. Ce préadolescent de la fin des années cinquante ressemblait à s'y méprendre à ceux auxquels il était chaque jour confronté. Il s'en émut dès le lendemain auprès de son directeur. Celui-ci répondit par un haussement d'épaules. Truffaut un prédélinquant ? Vous rigolez ? Avec tous les magasins qu'il a ! Pour vous dire, ma femme et moi on achète toutes nos semences chez lui ! Notez Antoine, ajouta-t-il avec un rire gras, que si vous voulez tirer quatre cents coups, je ne peux que vous y encourager, c'est tout à fait de votre âge, même si, sachez-le, ça vous prendra tout de même quelques semaines.

Antoine rentra chez lui en soupirant, ayant compris que sa hiérarchie comme à son habitude ne lui serait d'aucun secours et qu'il ne devrait une fois de plus compter que sur lui-même, mais demeurant néanmoins persuadé qu'il y avait très certainement pour lui beaucoup à gagner en approfondissant sa connaissance de Truffaut. Dès le lendemain il se rendit donc, lourdement chargé, à la Librairie Gibert Joseph, et y vendit tout ce grâce à quoi il était devenu bac plus six, ne conservant par sentimentalisme que quelques ouvrages plus ou moins bien choisis de Marguerite Duras et de Pierre Bourdieu. Il se précipita derechef à la FNAC et acheta en DVD tous les films ou presque de François Truffaut. Ce fut un éblouissement. En trois mois, il eut tout visionné au moins quatre fois, bonus et bandes-annonces compris, avec cependant une prédilection marquée pour Jules et Jim, qu'il réussit à regarder quatorze fois en trois jours. Après quoi il dévora tout ce qu'il put trouver en matière de biographies, essais, correspondances et critiques, et Dieu sait que ça ne manquait pas.

En moins d'un an il était devenu un expert émérite de François Truffaut, de sa vie et de son oeuvre. Inconnu, certes, mais qui ne demandait qu'à cesser de l'être, et à faire partager sa dévotion toute neuve à ses turbulents protégés de la Cité des Bleuets.

Les enfants, s'écria-t-il joyeusement un matin, je vais vous apprendre qui c'est Antoine Doinel. Ceux qui veulent continuer à brûler des voitures, à ma gauche, ceux qui veulent s'instruire, à ma droite. Les jeunes se concertèrent quelques minutes, après quoi Momo, leur porte-parole, décréta une trêve exceptionnelle d'une journée. Très bien, fit Antoine, alors pour commencer on prend le métro. Et avec des billets, pour une fois.

Place Clichy, Antoine se campa fièrement devant la magnifique statue et déclara : il est né ICI. Puis il remonta le boulevard au pas de gymnastique, stoppa net et hurla : et il allait au cinéma ICI. Ah bon ? fit Momo. Ils passent des films, chez Castorama ? Jamais, pauvre ignorant. Ici, avant, c'était le Gaumont Palace. Le plus grand cinéma de Paris. Même qu'il y avait des orgues. Et puis voilà, au début des années 70, des criminels dans votre genre l'ont rasé. Et maintenant, allez hop, tous au cimetière.

Les ayant placés en cercle autour de la tombe de François Truffaut, il s'exclama : Antoine Doinel n'est PAS enterré ici. Ben alors qu'est-ce qu'on fout là, interrogea Momo perplexe ? Et il est enterré où, Antoine Doinel ? Nulle part, précisément, exulta Antoine, et c'est ça qui est épatant, vu qu'il est, Doinel, parfaitement immortel. Et si on est là, c'est parce que François Truffaut, dans ses films, a raconté toute sa vie. Ses problèmes avec l'École, avec l'Armée, avec les filles, tout, absolument tout. François Truffaut c'est certain s'intéressait énormément à Antoine Doinel. Vingt ans, à peu près, que ça a duré. Mais en 1978, voilà, il a décidé comme ça de le laisser vivre sa vie tout seul et on l'a plus jamais revu. Et puis, comme vous le voyez, termina Antoine dans un grand soupir, en 1984, Truffaut est mort.

Doit être vieux, votre Doinel, non ? s'enquit Momo en allumant un pétard. Ben, oui et non, fit Antoine après une minute de réflexion. Normalement, il a la soixantaine à présent. Il a un fils, Alphonse, dans les 35 ans, et même, si ça se trouve il est grand-père. Mais comme d'un autre côté, personne l'a jamais vu vieux, on peut pas vraiment dire qu'il est vieux. Voilà. Ce sera tout pour aujourd'hui. Ceux qui veulent en savoir plus, rendez-vous demain au Centre, devant le magnétoscope de Monsieur le directeur que vous avez pas encore réussi à voler. Je vous passerai l'intégrale des aventures d'Antoine. Munissez-vous de sandwiches et de boissons fraîches, ça prend tout de même dans les six sept heures.

Momo et ses amis, exceptionnellement à l'heure, furent immédiatement enchantés par les blouses grises et par la maison de correction. La vue d'Antoine courant vers la mer les impressionna énormément. Ils ne manquèrent pas d'être émerveillés par la beauté de Marie-France Pisier aux Jeunesses Musicales de France, et terriblement peinés par son indifférence envers Antoine. Le renvoi définitif d'Antoine prononcé par l'Armée et son recours toutes affaires cessantes aux services d'une prostituée les mirent en joie. Ils ne tarirent pas d'éloges devant Delphine Seyrig offrant à Antoine, dans sa chambre de bonne, une et une seule journée d'amour, et adorèrent le pauvre Harry-Max trépassant d'une crise cardiaque au téléphone. Le petit sourire coquin de Claude Jade les fit fondre, ainsi que le joli nez retroussé de Dorothée. L'histoire de la call-girl bien excitée au lieu de la collation bien méritée les fit hurler de rire. Enfin, la rencontre au cimetière avec Monsieur Lucien, l'ancien amant de la mère d'Antoine, les émut profondément.

Dès le lendemain, Momo au réveil se plantait dans la salle de bains et se mettait à hurler sans discontinuer : Antoine Doinel. Et ses copains, pareil. Ils se mirent à harceler Antoine de toutes sortes de questions. Ils voulaient tout savoir sur l'homme qui avait filmé la vie d'Antoine Doinel en long, en large et en travers. Antoine avait retrouvé la joie de vivre. Même son directeur était ébranlé. C'est vrai, disait-il, que vendre des graines c'est bien, mais malgré tout, faire des films c'est mieux.

Antoine bien entendu leur montra sans tarder la totalité de l'œuvre cinématographique de Truffaut. C'est peu de dire qu'ils adorèrent. Il arrivait fréquemment qu'ils se rejouent leurs scènes favorites tard le soir, dans la cour de la Cité. Rachid, hurlait Momo, ce soir Yasmine veut absolument lire Les Affinités électives. Fonce chez ta mère et ramène-les en vitesse, grosse feignasse. Dans leurs conversations animées de l'arrière-salle du bar tabac Le Balto, où ils avaient leurs habitudes, il y en avait toujours un pour s'écrier à tout bout de champ : et heureusement qu'elle est pas morte, Adèle H.

Jusque tard dans la nuit ils discutaient les mérites et les faiblesses des personnages de Truffaut, jusqu'à parfois se mettre en colère. Quel conard, hein, ce Lachenay ! Rester à s'emmerder avec une bande de blaireaux pendant que Françoise Dorléac se lamente à l'hôtel, si c'est pas la honte ! Et cette Catherine, quand même, quelle chieuse ! Le pauvre Jim, elle l'invite à bouffer, elle l'a pas vu depuis cinq ans, et aussi sec après le café elle se tire avec l'autre abruti d'Albert ! Ah par contre, Depardieu dans Le Dernier Métro, alors là, impeccable. La baffe qu'il met au gros naze de Je suis partout qui raconte des conneries sur Catherine Deneuve, ça c'est vraiment de la classe !

Certains personnages les rendaient parfois songeurs et envieux. Ah tu vois, Tarek, c'est pas sur moi que ça tomberait, une nana comme Nathalie Baye dans La Nuit américaine. Le mec, il a même pas fini de dire heu, ben, c'est-à-dire, et crac elle a déjà enlevé sa culotte. Voui c'est vrai, mais tu noteras, Saïd, que dans La Chambre verte, Nathalie, sa culotte inversement, elle la garde jusqu'à la fin. Remarque, c'est peut-être aussi qu'elle comprend bien que le Julien Davenne, avec tous ses soucis qu'il a sur les morts, il a pas trop la tête à ça.

En peu de temps, la vie de la Cité avait profondément changé. Les jeunes ne sont plus ce qu'ils étaient, soupiraient les vieilles dames. Rendez-vous compte, ça fait bien deux mois qu'on ne m'a pas volé mon sac à main.

Ben alors, Momo, s'inquiétaient les agents de la force publique, tu dis plus bonjour ? Tu nous envoies pas niquer notre pauvre vieille mère, aujourd'hui ? J'aimerais bien, les gars, faisait Momo, mais j'ai pas trop le temps. Vous me feriez rater Le Dernier Métro.

Le maire et son adjoint à la culture, accompagnés de trois photographes, vinrent un matin personnellement féliciter Antoine et son directeur. Antoine à cette occasion, après que son directeur se soit longuement félicité de ce que lui et lui seul était à l'origine du projet, et pas un instant n'avait douté du succès de l'entreprise, suggéra poliment, très ému, de donner au centre culturel le nom d'Antoine Doinel. Ah mais comment donc, s'enthousiasma le maire. En voilà une bonne idée ! Je me ferai d'ailleurs une joie de l'inaugurer personnellement et en sa présence. Et votre Truffaut, invitez-le donc aussi, je meurs d'envie de le connaître. Mais dites-moi, ils ne sont pas trop à gauche, au moins, tous les deux ? Je ne voudrais pas que mes électeurs s'offusquent. Ici, comme vous l'avez peut-être remarqué, on n'est pas vraiment chez les bolcheviks.

Antoine Doinel, fit remarquer Antoine, s'intéresse très peu à la politique et François Truffaut encore moins. Tous les deux n'ont que trois passions : le cinéma, la littérature et les jolies femmes. D'ailleurs, on dit souvent que c'est le cinéma qui les a empêchés de mal tourner.

C'est le cas de le dire, s'esclaffa le directeur. Vous êtes décidément impayable, Antoine.

Impayable je ne sais pas, impayé c'est certain. On m'objectera, poursuivit Antoine, que leurs premières années furent un peu agitées. Et que Mai 68 ne les laissa pas indifférents. Mais de là à les qualifier de révolutionnaires, ce serait très nettement abusif.

Sauf, précisa Momo, qui était venu, histoire d'épater ses copains, de se faire photographier à côté du Maire, lorsqu'un gouvernement particulièrement réactionnaire a entrepris de virer Henri Langlois de la Cinémathèque française. Alors là, la putain de rage qu'ils ont eue tous les deux, je vous dis pas !

Ce jeune homme, continua Antoine, qui, soit dit en passant, a récemment tourné le dos, grâce aux vertus thérapeutiques de Doinel et de Truffaut, à une carrière prometteuse et déjà bien entamée de délinquant primaire et multirécidiviste, est absolument dans le vrai. Il serait cependant tout à fait inexact de les imaginer en je ne sais quels barbus hirsutes et braillards, en révolte permanente contre l'institution. Vous ne verrez d'ailleurs pratiquement jamais Antoine Doinel, une fois son adolescence passée, autrement que soigneusement costumé et cravaté. Même au lit, c'est tout dire, il porte un pyjama boutonné jusqu'au cou. Alors certes, Truffaut lui fait exercer des métiers quelque peu exotiques, et la stabilité n'est pas sa vertu première : vendeur de chaussures, gardien d'immeuble, colorieur de roses, détective privé, et sans doute j'en oublie. Mais il n'empêche que, comme du reste la quasi-totalité des personnages de Truffaut, il finira, tout naturellement, par exercer le plus beau de tous les métiers : écrivain.

Un personnage de cinéma qui devient écrivain, maugréa l'adjoint, qui était, depuis son arrivée, de très mauvaise humeur, parce qu'il aurait souhaité, en raison de ses origines corses, donner au Centre Culturel le nom prestigieux et cher à son cœur de Tino Rossi,, c'est absurde. Ne mélangeons pas la littérature, art majeur, et le cinéma, art mineur.

Moi aussi je suis mineur, rigola Momo, et je t'emmerde, en attendant d'être majeur.

Momo, s'il te plaît, surveille ton langage. Je te rappelle qu'Antoine Doinel n'a jamais dit une seule grossièreté de sa vie et je t'invite à prendre exemple sur lui. Cela dit, mélanger la littérature et le cinéma, Truffaut l'a fait sans relâche et ses films le prouvent abondamment. Vous n'en trouverez pas un seul où les personnages ne passent pas la moitié de leur temps à lire, à écrire, ou à tenir des journaux intimes. Truffaut lui-même, quand il ne tournait pas, allait à son bureau tel un employé de la Sécurité Sociale et écrivait toute la journée. Encore qu'il faille néanmoins noter, pour être tout à fait juste, qu'il trouvait quand même un peu de temps pour quelques autres activités un peu plus frivoles, il faut bien l'admettre. Il est de notoriété publique qu'il n'était pas de bois. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas sans quelques raisons personnelles qu'il a tourné avec un magnifique acteur, Charles Denner, qu'il a voulu aussi ressemblant que possible, L'homme qui aimait les femmes, une de ses plus belles réussites.

Je le comprends fort bien, soupira le maire, et d'ailleurs, entre nous, moi, les femmes, je ne les déteste pas tellement non plus. Mais dites-moi, Monsieur Antoine, c'est bien beau tout ce que vous me racontez, les lettres, les journaux intimes, bon, je veux bien, mais enfin est-ce que vous ne craignez pas que tout ça ne soit un peu, heu, comment dirais-je, chiant ?

Les jeunes n'ont pas l'air de trouver ça, comme vous dites, chiant. Depuis deux mois, ils ne jurent que par Doinel et Truffaut. Ils ont abandonné toutes les activités qui les rendaient si populaires auprès des services de police. Certains, même, manifestent un enthousiasme et un besoin d'identification tout à fait étonnants. Momo par exemple que vous voyez là, avec sa casquette à l'envers, a entrepris il y a trois jours la lecture du Lys dans la vallée et il a déjà presque terminé.

Ah bon ? fit l'adjoint. Eh bien mon jeune ami je vous félicite. Voilà de saines lectures, pour votre âge. Encore que ce Flaubert soit un peu trop subversif à mon goût. Il a d'ailleurs en son temps été fort justement poursuivi devant les tribunaux. Mais enfin c'est toujours moins grave que cette Marguerite Durat dont on nous rabat les oreilles en permanence ou presque, et qui en plus écrit encore plus mal qu'un manche à balai.

Séparons-nous sur ces fortes paroles, conclut le maire. Je m'en dois à présent et sans plus tarder aller remettre quelques médailles et serrer quelques mains d'électeurs. Nous nous reverrons lors de la cérémonie.

Et en effet trois mois plus tard le jour tant espéré arriva. Antoine avait pour l'occasion tapissé la grande salle de toutes les photos possibles d'Antoine Doinel prises aux différents âges de sa vie cinématographique, y compris celles où, à douze ans, il n'était encore, dans son petit blouson à carreaux et avec ses cheveux en brosse, que le jeune Jean-Pierre Léaud. On pouvait lire en outre, sur une grande banderole déployée à l'entrée : Les films sont comme des trains qui foncent dans la nui et ne s’arrêtent jamais.

Il avait choisi, comme musique d'ambiance, les nombreux extraits des œuvres de Maurice Jaubert, le compositeur de L'Atalante, mort trop jeune à la guerre, que Truffaut avait utilisés pour ses films, et tout particulièrement La Chambre verte, souvent considéré comme le plus personnel et tragique de tous ; celui où Julien Davenne, interprété par Truffaut lui-même, s'éteignait en voulant achever la figure qui consistait à rassembler dans une chapelle, par d'innombrables flammes de bougies, toutes celles et ceux qu'il avait aimés et admirés.

Antoine enfin avait réalisé un montage habile d'extraits bien choisis de Truffaut, essentiellement destiné à démontrer à ceux qui en auraient encore douté l'intensité émotive et la cohérence de l'œuvre ; l'exemple le plus frappant et le plus drôle, selon lui, était la scène, trois fois tournée en vingt ans, preuve d'une rare obstination, où l'on voit un couple, au sortir bien évidemment d'une nuit d'amour passionné, déposer sur la terrasse d'une chambre d'hôtel le plateau du petit déjeuner ; après quoi un chaton quelque peu voleur s'approche subrepticement pour laper le bol de lait. Truffaut s'était même contraint et sans doute beaucoup amusé, dans La Nuit américaine, à filmer un chat qui refusait de s'approcher du bol de lait, et qui obligeait l'accessoiriste, en l'occurrence l'amoureux transi de Nathalie Baye qui naguère faisait rêver Momo et ses copains, à aller se procurer un autre chat.

Antoine avait fait de son mieux. Mais faire venir Truffaut, il savait depuis le début que ce serait impossible. Nous sommes en octobre et il est mort il y a vingt ans aujourd'hui, dit-il tristement au maire. Ce fut un bien sombre dimanche. Et aujourd'hui ses cendres sont au cimetière Montmartre. Quelle tristesse, n'est-ce pas, quand on y songe, tout ce talent injustement disparu. Il a tourné en 24 ans 21 films, alors imaginez un peu, s'il était encore vivant, les cadeaux qu'il nous aurait laissés !

Concernant Antoine Doinel, il n'osa pas avouer que celui-ci n'avait aucune existence autre que sur des pellicules de films. Il s'est fait excuser, déclara-t-il. Il déteste sortir de Paris, et de plus, il est totalement occupé par une rétrospective de Roberto Rossellini qui passe ces jours-ci à la Cinémathèque.

Momo et ses copains, qui tous, pour la circonstance, s'étaient employés, du costume cintré à la mèche de cheveux rebelle, à ressembler autant que possible à Doinel, ainsi que Yasmine, qui ne se coiffait plus que comme Catherine dans Jules et Jim, étaient un peu déçus par une aussi cruelle absence. Mais soudain, alors qu'Antoine expliquait avec enthousiasme au maire et à son adjoint l'importance de Balzac dans l'œuvre de Truffaut, l'on vit un homme jeune s'approcher. Il ressemblait à Antoine Doinel plus que tous les autres réunis. Il serra un peu timidement la main d'Antoine et lui dit : je suis Alphonse Doinel. J'habite dans le quartier et j'ai vu que vous rendiez hommage à mon père. Merci pour lui et merci pour notre créateur.

Mais Monsieur, c'est tout à fait impossible, s'écria Antoine. La dernière fois qu'on vous a vu, vous aviez cinq ans. Je m'en souviens parfaitement. Vous preniez le train, et votre père vous faisait au revoir de la main en reculant sur le quai pour vous faire croire que le train partait. De plus, vous ne pouvez tout simplement pas être Alphonse Doinel parce qu'il n'existe pas. Vous et votre père, vous êtes des personnages de cinéma, de légende. Vous ne pouvez pas être ici en compagnie de vraies personnes.

Eh bien si, murmura Alphonse Doinel. Je crois même, pardonnez-moi, être nettement plus vrai que vous. François Truffaut, qui nous a inventés, mon père et moi, était quant à lui tout à fait réel. Et je suis tout à fait certain que, tout comme celui qui vous a imaginés, vous, votre maire et son adjoint ainsi que Momo et sa bande, il connaissait par coeur, Truffaut, cette phrase que John Ford fait dire à un journaliste, dans L'homme qui tua Liberty Valance, une fois que James Stewart a terminé de raconter comment il est devenu Sénateur sans avoir jamais tué personne : Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende !

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