samedi 11 juin 2011

Le dernier chapeau de ma mère

Adrien Dumortier

Retraité des Chemins de Fer

11 Rampe du Pont

Courbevoie

A l'attention de Messieurs Lepreux et Lechevalier,

Pompes Funèbres Municipales

68 Bonneuil Latour

Courbevoie, le 14 février 2017,

Messieurs,

Je suis au regret de vous informer qu'il n'entre absolument pas dans mes intentions de vous régler la facture de quatre mille huit cent soixante trois euros et 21 centimes toutes taxes comprises, que vous avez bien voulu m'adresser ce jour, en règlement selon vous des frais d'inhumation de ma regrettée mère, Edmonde Dumortier, dont j'ai la malchance d'être l'unique héritier. Je considère en effet que l'organisation de ses obsèques a été entachée par votre faute d'une quantité de malfaçons tout aussi invraisemblables que scandaleuses. Je me propose d'ailleurs de profiter de ce que la terre de sa sépulture est encore fraîchement remuée pour aller la creuser à nouveau quelque peu et y déposer votre facture à côté du cercueil de ma bien aimée maman. Il ne vous restera plus alors si le cœur vous en dit qu'à tenter de la ressusciter et de lui faire sortir son carnet de chèques. Car lorsque je vous aurai narré les détails de la cérémonie et précisé la qualité de votre prestation vous comprendrez j'en suis certain les raisons de mon refus définitif et péremptoire de vous verser le moindre centime d'euro. Et sans doute vous estimerez vous heureux que je ne vous demande pas de dommages et intérêts.

Mais commençons par le commencement. Dès que fut avéré le trépas de ma valeureuse mère, je me rendis sans tarder à votre agence, qui se trouvait précisément être la plus proche située par rapport à l'emplacement de la dépouille. Il était neuf heures du matin, gardez cela je vous prie en mémoire. Je fus reçu au bout de trois quarts d'heures d'attente par un employé hirsute et mal rasé, affalé devant un sandwich et une bière, et dont je dus tout au long que dura notre entretien m'ingénier à éviter l'haleine puissamment alcoolisée. Je dois reconnaître cependant qu'il n'en prit pas moins des notes en abondance, et qu'il me fit répéter tous les détails au moins quatre fois avant de me déclarer d'un air sûr de lui et triomphant que tout était en ordre et que je n'aurais plus à m'occuper de rien.

Et de fait, les résultats ne se firent point attendre. Après avoir recherché en vain le lendemain dans Le Figaro et dans La Nouvelle République du Centre-Ouest le faire-part de décès d'Edmonde, je dus rappeler votre agence, où l'on m'expliqua au bout d'une heure qu'à la suite d'une regrettable confusion, celui-ci avait été publié dans Libération et dans L'Est Républicain. Vérifications faites, tel était bien le cas, et je ne me serais sans doute pas offusqué davantage si l'annonce n'avait figuré, dans un cas, à la rubrique Naissances, dans l'autre à la rubrique Mariages, et s'il n'avait pas en outre été mentionné que j'avais personnellement le plaisir d'annoncer le décès accidentel et brutal de ma mère, âgée de quatre vint dix neuf ans.

Car Messieurs, croyez bien, premièrement, que le décès de ma mère, totalement dépourvue ou presque de tout revenu ou patrimoine, ne me procure à moi son héritier pas le moindre plaisir, et que deuxièmement, lorsque l'on est depuis vingt ans grabataire, incontinente et nourrie par perfusions, je vois mal comment on peut mourir accidentellement.

Mais ce ne sont là que des détails. Mes ennuis avec vous en effet ne faisaient que commencer. Le lieu, la date et l'heure des obsèques étaient bien évidemment faux, ce qui nécessita la publication d'un rectificatif. Ledit rectificatif précisait cette fois que l'on se réunirait directement à dix heures au cimetière de Saint Martin La Rivière (qui n'est même pas dans le département), alors que j'avais expressément stipulé à votre agence que ma mère aurait droit préalablement à une cérémonie religieuse à quinze heures en l'église Notre Dame des Maronites de Bonneuil Latour. Edmonde en effet était très pieuse, au point que ces derniers mois, pendant son quart d'heure quotidien de lucidité, elle ne cessait de murmurer "Oh mon Dieu, Oh mon Dieu que ça me fait mal !

Permettez-moi alors de citer textuellement votre employé lorsqu'il réalisa sa seconde méprise : "Ah bordel, vous alors on peut dire que vous avez pas de pot ! Je me suis encore foutu dedans avec mes fiches. Enfin, c'est des choses qui arrivent, hein, quoi merde ? Le principal c'est que je soye prévenu à temps. Désolé, hein, ça va vous faire des frais supplémentaires, mais comme on dit, hein, c'est la vie." Cela, n'est-ce pas, ne s'invente pas.

Je me dois à présent hélas de reconnaître qu'en choisissant personnellement de faire inhumer ma mère après déjeuner, malgré les mises en garde répétées de votre employé, je me sens quelque peu responsable du désastre qui s'est ensuivi. Car vos porteurs, n'est-ce pas, je suis certain que vous me comprenez, se seraient peut-être comportés avec un peu plus de décence si la cérémonie avait eu lieu le matin.

Pour commencer, ils sont arrivés avec une heure de retard, que j'ai passée à essayer de calmer le prêtre, lequel, de fort méchante humeur, n'arrêtait pas de me dire Monsieur, si votre mère n'est pas là dans dix minutes, moi je ferme la boutique. Il faut dire à sa décharge qu'il rentrait juste de la gendarmerie, où il venait d'être interrogé longuement pour des affaires personnelles et délicates, et qu'il était de ce fait un peu nerveux.

Donc, en guise d'excuses, celui de vos quatre employés qui paraissait le moins ivre s'est approché de moi et m'a déclaré, je cite : "Ah ! C'est vous le veuf ? Monsieur, vous allez rire, on a crevé en route. Heureusement, hein, que le colis était pas pressé. On aurait même pu couler une bielle, ça lui aurait été égal." Ce qui a eu pour effet choquant de les faire tous les quatre s'esclaffer bruyamment sur le parvis de l'église.

Je me suis alors permis de leur demander s'ils se sentaient capables de transporter ma défunte mère à l'intérieur du bâtiment. "Pas vraiment, a répondu celui qui faisait office de chef, mais attendez, on va demander au curé si c'est absolument indispensable." Puis, toujours hilare, au vu de ma stupéfaction, il m'a donné un grand coup de coude dans les côtes en me disant "Mais non, allez, je blague, bien sûr qu'on va vous la transbahuter, votre maman. De toute façon, on l'a déjà vue à la morgue, la vieille, elle pèse même pas trente kilos."

L'impertinence de cet individu a alors atteint des sommets lorsqu'il m'a demandé sans l'ombre d'une gêne si j'étais d'accord pour que lui et ses acolytes transportent directement les fleurs et les plaques au cimetière. "Pas la peine de perdre son temps en simagrées ridicules, a-t-il finement argumenté, sinon on risque d'y passer la nuit. Et de toute façon, vous inquiétez pas, on sera de retour avant la fin de la messe."

Entièrement abasourdi et assommé par l'atroce douleur filiale, je ne me suis effectivement pas inquiété. La suite me prouva amplement que j'avais eu tort. Il fut tout d'abord miraculeux que le transport du cercueil entre le fourgon et l'autel ne provoque pas de blessés parmi l'assistance, fort heureusement suffisamment clairsemée pour être en mesure de se mettre à l'abri des dangereuses divagations d'Edmonde. Puis, le cercueil enfin déposé en un équilibre précaire, les Pompes Funèbres me firent enfin momentanément la joie de disparaître, ce qui me permit, pendant l'office, de profiter d'une petite sieste, bien méritée, je vous l'avoue sans honte aucune.

Les ennuis reprirent à la fin de l'absoute. Vos employés naturellement n'étaient pas revenus, et de toute évidence le prêtre n'entendait pas donner asile à Edmonde pour une durée illimitée. Il me fallut téléphoner au Café des Sports, en face du cimetière, pour difficilement les décider à revenir, et de plus dans un état cette fois carrément indescriptible. Sinon, il aurait sans doute fallu que je prenne maman sur mon dos pour aller l'enterrer moi-même.

Le cercueil péniblement remis dans le fourgon, nous nous dirigeâmes alors tant bien que mal vers le cimetière. J'optai pour ma part, par souci de prudence, pour la marche à pied. Car moi aussi, j'avais déjà commencé, en déjeunant, à honorer comme il se devait, au moyen de son livret A, la mémoire d'Edmonde. Cependant, par un bonheur inexplicable, aucun accident ne fut à déplorer et le convoi parvint à son terme sans dommages. Et c'est là qu'une fois passée la grille de la nécropole, stupeur et consternation s'abattirent sur moi.

Mon caveau de famille était désespérément intact. Par contre, à quelques enjambées de là, celui des Dumontier, avec qui ma famille de tout temps fut brouillée, était, lui, grand ouvert. Un de vos employés tenait, avec un individu à la mine sinistre, patibulaire et par ailleurs armé d'une pelle, une conversation fort animée dont je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un bref extrait.

- Dumontier, ah ben couillon, le Maire m'a dit Dumontier, d'abord c'est écrit là, sur le papier, là.

- Mais tu sais même pas lire, espèce d'ivrogne. Et je lui ai tout expliqué, ah ben couillon, à ton Maire, avant-hier pendant qu'on prenait l'apéro.

- Expliqué ou pas je m'en fous, ah ben couillon. D'abord y'a qu'à la foutre là, la mère Dumortier, vu que c'est prêt. Dans l'état qu'elle est, ça va pas la déranger des masses, hein, quand même, ah ben couillon ?

Comme vous le constatez, Messieurs, à l'enterrement de ma mère, le recueillement le plus absolu régna. Fort heureusement au cimetière il n'y eut que très peu de témoins, l'essentiel de l'assistance résiduelle ayant préféré aller se rafraîchir au Café des Sports. Enfin, après encore bien des palabres, le fossoyeur consentit à effectuer le travail pour lequel il était payé. Pour le remercier, je lui donnai un billet de cinquante euros, qu'il empocha non sans maugréer quelque chose comme : "D'habitude les gens donnent plus mais tant pis. Et d'abord combien ça fait en anciens francs, ah ben couillon ?"

Quant à vos employés, dès qu'ils eurent balancé, c'est le mot (ils m'avouèrent en ricanant qu'ils avaient oublié les cordes), maman dans sa dernière demeure, ils se mirent leur casquette sous le bras et foncèrent sans même me dire au revoir vers le bistrot d'en face. À ma grande satisfaction je l'avoue, je ne les revis plus. Ce fut leur action la plus intelligente de la journée.

Je veux bien admettre, Messieurs, qu'il faille payer pour aller au cinéma, au théâtre, au cirque, ou dans certains endroits où l'on rencontre des femmes de mauvaise vie. Soit. Et si encore j'étais venu avec mon caméscope, de sorte que je puisse rapporter chez moi une cassette de nature à faire hurler de rire plusieurs générations de mes descendants, peut-être consentirais-je à la rigueur à vous régler.

Mais tel n'est pas le cas, et je n'en démordrai pas. Vous m'avez la semaine dernière littéralement gâché ma journée. Il est donc hors de question que je débourse quoi que ce soit. Par bonté d'âme, je vous autorise néanmoins à aller vous dédommager vous-mêmes partiellement et en nature, en récupérant le cercueil et les plaques, dont je n'ai plus l'usage. Malgré les nombreux chocs qu'ils ont dû endurer, avec quelques coups de marteau bien placés, je suis certain qu'ils redeviendront comme neufs.

Quant à maman, vous n'aurez qu'à la mettre bien en vue dans votre vitrine. Outre un effet publicitaire des plus percutants, elle y apportera ce soupçon de gaîté et de fantaisie qui lui faisait jusqu'à présent cruellement défaut.

Sincères condoléances.

Adrien Dumortier

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