Marcel Pé
7 Rampe du Pont
92 Courbevoie
À l'attention de Monsieur le Directeur des Contributions,
Courbevoie, le 15 août 1999,
Monsieur le Directeur,
Ami personnel et de longue date de Monsieur le Maire de Courbevoie tout en m’interdisant néanmoins d’en abuser, me trouvant par ailleurs fort heureusement dépourvu de tout lien de parenté avec le très surestimé auteur de ce qu’il est convenu d’appeler La recherche du temps perdu, et n’étant pas du reste, tout comme vous, j’en suis certain, homme à aimer le perdre dans des activités frivoles, mais nonobstant assujetti, comme tout un chacun ou presque, à l’impôt sur le revenu dont vous êtes l’infatigable et incorruptible recouvreur, j’ose par la présente troubler votre quiétude estivale pour solliciter de votre haute bienveillance un paiement aussi largement que possible échelonné de mon troisième tiers provisionnel, suivant des modalités que je vous laisse respectueusement le soin de fixer à votre convenance, mais dont je me permets de formuler humblement le souhait qu’elles ne s’accompagnent pas de cruelles majorations qui n’auraient pour triste effet que de me ruiner encore un peu plus. Vous n’êtes sans doute pas sans connaître, Monsieur le Directeur, le très ancien proverbe bantou : si tu veux faire l’omelette, ne tue pas le pigeon.
Car en vérité je vous le dis, cette notion de tiers est dans mon cas, je ne crains pas de l’affirmer sans risque d’être contredit, fort abusive. Grosse moitié, double tiers, seraient des expressions nettement plus proches de la réalité. Monsieur le Directeur, je vous fais juge : ayant réglé en 1998 à vos éminents services la coquette somme de 63 000 francs, quelles ne furent point ma surprise et ma consternation lorsque je constatai, juste avant de partir avec ma famille, composée de ma courageuse épouse, de nos quelques enfants et de moi-même, plus celui de ma belle-sœur, mais bien heureusement épargnée de la présence de tout animal domestique, partir goûter, disais-je, à quelques semaines d’un repos gagné à la sueur méritante de nos fronts, devoir au Trésor Public, pour l’année 1999, la somme stupéfiante de 88 000 francs, soit une augmentation de 40% par rapport à l’année précédente, devant se traduire par le versement effarant de 46 000 francs pour le quinze septembre au plus tard.
Avouez qu’il y avait là de quoi contrarier définitivement les vacances de tout contribuable normalement constitué. Et ce fut le cas, je vous l’assure. Pendant un mois, rationnement et privations devinrent ainsi notre douloureuse obsession quotidienne.
Pourquoi une telle augmentation, vous demandez vous sans doute, redoutant déjà que quelque funeste erreur se soit glissée dans les savantes formules de Monsieur le Ministre de l’Économie ? Ne cherchez plus, je m’en vais vous l’expliquer en deux mots et sans plus vous faire attendre. Il ne s’agit ni plus ni moins que des effets combinés de diverses innovations fiscales particulièrement astucieuses, célébrées du reste par la presse pour une fois unanime : réductions de plafonds et surélèvement de planchers dans tous les domaines des ponctions et des prélèvements obligatoires, dont vous noterez que je n’en nie certes pas la pertinence, dont je sais parfaitement qu’elles n’ont d’autre but que celui, infiniment louable, d’alléger l’impôt sur le revenu des particuliers, mais dont certains effets mystérieusement pervers se sont hélas avérés dans mon cas totalement désastreux, voire insolubles pour ma trésorerie, et ont brutalement réduit à néant mes pourtant modestes ambitions budgétaires.
Je me permets d’ajouter, en vue d’étayer mon dossier et de vous prouver ma bonne foi, que les copropriétaires de ma résidence ont récemment et stupidement jugé bon, en mon absence, de voter la rénovation des ascenseurs, et qu’il va m’en coûter, en plus du désagrément causé par l’immobilisation desdits ascenseurs (j’habite en effet au septième étage et suis gros fumeur de Marlboro rouges), la modique somme de 21 000 francs, à acquitter avant même l’aube du troisième millénaire. Et je ne vous parle même pas de la rentrée scolaire, des assurances automobiles, de l’avarice de la Sécurité Sociale, je n’en finirais pas. La liste de ce que je dois est longue comme une nuit sans sommeil, et ne pourrait finir, à l’énoncé interminable de tant de détresse, que par vous faire, tel un enfant inconsolable à qui une sombre brute avinée viendrait de casser sa Playstation, verser sans fin des larmes brûlantes et torrentielles, ce qu’à Dieu ne plaise.
Je sais, Monsieur le Directeur, qu’en m’en remettant à vous je frappe à la bonne porte, et que vous aurez à cœur, vous et vos admirables et si dévoués subordonnés de tous sexes et de toutes confessions, de faire en sorte que mon banquier ne m’envoie pas les huissiers, les commissaires et leurs chiens, si difficiles à distinguer les uns des autres.
Ou alors peut-être devrais-je sérieusement envisager de m’expatrier en Corse, et de m’y établir agriculteur. La Corse, Monsieur le Directeur, soit dit sans vouloir vous offenser, cette merveilleuse contrée, cette terre de labeur s’il en est, où le Trésor Public accède enfin au statut trop rarement envié, et pourtant proche du nirvana, de contribuable aux ressources illimitées, et où l’espérance de vie de ses ordinateurs est comparable à celle de la rose que chantait jadis le regretté Pierre de Ronsard.
Monsieur le Directeur, c’est avec mon cœur et rien d’autre que je viens de m’exprimer. Ne voyez je vous en prie en aucune façon, dans ce modeste plaidoyer pro domo, le moindre soupçon de ressentiment ou d’amertume. D’avance et du fond du cœur, merci, et encore merci. Et que Dieu vous bénisse.
C’est donc pleinement confiant en votre inlassable bonté et en votre légendaire générosité que je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de ma considération distinguée.
Votre dévoué,
Marcel Pé
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