lundi 6 juin 2011

Mon ami Pierrot

PIERRE D. - INGÉNIEUR DE HAUT VOL - TABOURET DE BAR - MANIAQUE SEXUEL - JOUEUR DE CARTES ÉMÉRITE- ÉCHEC ET MAT

Mais oui, je vais tout vous raconter. Je n'ai rien d'autre à faire. Sachez cependant que ça nous ramène plus de trente ans en arrière. Alors ça va prendre un peu de temps.

J'étais alors responsable du laboratoire, où j'avais succédé à l'extraordinaire Chief Joseph Deuxième, qui pendant des années avait traumatisé gravement tous les ingénieurs, chefs d'atelier et contremaîtres qui y séjournaient, en les traitant tous les jours et à tour de rôle d'incapables et de bons à rien. C'est d'ailleurs une habitude dont j'avais moi-même un peu hérité.

Michel Pé, oui, je m'en souviens, je suis allé le chercher un lundi matin, avec une gueule de bois épouvantable, dans le bureau de Chief Joseph Premier, notre directeur technique adulé à tous. Visiblement il ne savait pas où se mettre. C'était un adolescent très attardé de vingt-cinq ans, qui rougissait jusqu'aux oreilles et qui se mettait à trembler de tous ses membres dès qu'on lui adressait la parole. Vous allez rester quelques mois au laboratoire, lui avait dit notre vénéré directeur, après quoi vous rejoindrez le bureau d'études. Et en fait de quelques mois, merci bien pour le cadeau, il a fallu que je me le farcisse pendant cinq ans avant d'en être débarrassé.

À ses débuts, franchement, je l'ai vraiment considéré comme le dernier des cons. Je l'aurais volontiers foutu à la porte en moins d'une semaine. Mais comme on avait eu coup sur coup deux départs inopinés d'ingénieurs avant la fin de leur période d'essai, Chief Joseph Premier avait été très contrarié et m'avait dit, le prochain, même si c'est une enclume, démerdez-vous pour le garder, sinon c'est vous que je vire.

Donc, au bout de trois mois, bien qu'il se soit avéré qu'il n'était de toute évidence strictement bon à rien, je lui ai un matin chaleureusement serré la main en lui disant, félicitations, vous êtes définitivement embauché. Il a eu l'air totalement abasourdi. Visiblement, ses valises étaient déjà prêtes.

Pour le mettre à l'aise, je l'avais pourtant mis en face de Jean-Paul, qui ne travaillait pas mais qui était très sympathique. Enfin, qui ne travaillait pas, ce n'est pas tout à fait exact, vu qu'il avait monté son entreprise personnelle d'import export avec l'Afrique du Nord et que ça l'occupait pour ainsi dire à plein temps. C'est pas avec mon salaire de misère que je peux nourrir ma famille, il m'expliquait souvent.

Pour vous dire à quel point Michel Pé à l'époque était stupide, un jour, je me souviens, il lui a acheté une montre. Elle a fonctionné une semaine. Quelle garantie ? Elle donne l'heure exacte deux fois par jour, lui a dit Jean-Paul, c'est déjà pas si mal. Et à ce prix-là, tu t'attendais tout de même pas à avoir une Rolex ?

Il s'était également associé avec le responsable du magasin matières, pied-noir comme lui. L'un s'occupait des écritures, de l'emballage et des livraisons, pendant que l'autre se chargeait de trouver les clients. Tu vois, me disait Jean-Paul, l'inox, l'alu et le bronze, ça part bien, mais alors le titane, j'ai beaucoup de mal. C'est pas encore assez grand public. Les gens trouvent ça trop léger. Ils n'ont pas confiance.

Dans le même bureau se trouvait Monsieur Henri, qui était natif de Ménilmontant et en avait gardé l'accent. Costume trois pièces en toutes saisons. Il changeait de chemise et de sous-vêtements tous les jours. Je travaille, maman repasse, disait-il souvent.

Il adorait raconter pendant des heures des anecdotes des plus pittoresques à propos de tous les métiers qu'il avait exercé avant de venir chez nous : barman au Ritz, Père Noël aux Galeries Lafayette, amiral devant un cabaret de Pigalle, hallebardier à l'Opéra Comique, boy aux Folies-Bergère et j'en passe. Costaud comme je suis, il expliquait souvent, je pouvais en porter, des nanas, une dans chaque main. Avec le doigt dans le cul, en prime.

Sinon, c'est sur ses performances sexuelles et sur les dimensions prodigieuses de son membre qu'il était intarissable. À l'armée, quand je faisais la guerre d'Algérie, racontait-il à qui voulait l'entendre, on m'appelait le Président, rapport à ça. J'ai connu des femmes qui en le voyant se mettaient à trembler. Henri, ça rentrera jamais, qu'elles disaient.

Ce qui avait le don de mettre Jean-Paul en fureur.

- Mais putain, mets-le sur le bureau, ton zob, au lieu de te vanter. Ça fera plaisir au jeune. On prendra des photos. Mais alors me dis plus jamais que tu as fait la guerre d'Algérie, ça me rend malade. Tu en as abattu beaucoup, toi, des fellouzes ? Misère, en deux ans tu en as jamais vu un seul. Tu étais bien trop occupé à niquer les fatmas, à jouer aux cartes et à faire la sieste.

- Oui Monsieur. Même que j'ai réussi à choper quatre chaude-pisses. Et que le médecin m'a dit, Monsieur Henri, je vous félicite. Vous êtes un soldat d'élite. Encore une comme ça et vous aurez droit à une pension et à la médaille militaire. Autrefois, on vous aurait aussi fait cadeau d'une guérite pour vendre les billets de la loterie nationale, mais hélas aujourd'hui, avec les restrictions budgétaires, on ne le fait plus.

- Et voilà. Misère de misère ! C'est grâce à toi que l'Algérie est toujours française. Pendant que moi je risquais ma vie en posant des bombes.

- Toi, tu posais des bombes ? Me fais pas rigoler ! Par contre, que tu risquais ta vie, ça je veux bien le croire. Chaque fois que tu touches un truc électrique, ça fait un court-circuit et tu fais tout cramer. La seule victime de tes attentats, c'aurait été toi.

C'était paradisiaque, à un détail près. Le détail s'appelait Maxence. Une sorte de jeune technicien hyperactif, tout en nerfs et impossible à calmer, qui tous les matins en arrivant passait une bonne heure à hurler que les ouvriers n'étaient qu'un tas de feignants bolcheviques, et les ingénieurs une bande d'imbéciles totalement inutiles et ignares. Au point que je recevais régulièrement la visite des syndicats, qui exigeaient que je lui demande, à mon agité du bocal, comme ils disaient, de cesser d'insulter la classe ouvrière. Puisque vous êtes si malins, vous n'avez qu'à essayer vous-même de l'amadouer, je leur répondais. Moi, je ne peux rien pour vous. Vous n'avez qu'à vous habituer ou à vous mettre en grève. Et pour finir je vais vous dire, quand il dit feignants, ce n'est pas vraiment dépourvu de fondement. Parce que dans mes ateliers, vous remarquerez, ça sent nettement moins la sueur que le pastis et le saucisson.

Quant à moi, je me sentais très bien là où j'étais et j'y serais bien resté jusqu'à la retraite. Le matin, je commençais par un petit tour du côté des établis et j'engueulais un ou deux contremaîtres au hasard. Je n'oubliais jamais le chef d'atelier principal, qui lui, y avait droit tous les jours. Je perpétuais ainsi une tradition initiée par Chief Joseph Deuxième, qui y tenait énormément, parce que, disait-il, le matin, ça lui éclaircissait la voix pour le reste de la journée. Après quoi, je regagnais mon bureau, je mettais les pieds dessus et j'étudiais la stratégie des échecs jusqu'à l'heure du déjeuner. Je pouvais ensuite donner libre cours à mes activités favorites. Je n'avais que l'embarras du choix : billard, tennis de table, bridge, bistrot ou hôtel, c'était selon les jours. De préférence l'hôtel, c'est quand même ça le plus intéressant et de loin. La seule contrainte, c'est que je devais être de retour à mon bureau avant cinq heures, parce que c'était l'heure de la tournée de notre gigantesque.

Ah j'en ai visité, avec lui, des techniciens et des ingénieurs. Des qui étuvaient, d'autres qui faisaient vibrer, et bien sûr Maxence, qui cassait. Michel, lui, en général, il regardait devant lui, mais avec toujours un air des plus soucieux.

Il y en a plusieurs que j'affectionnais particulièrement. Mais alors, surtout un, véritablement très spécial. Monsieur Françis, il s'appelait, un Arts et Métiers très grand et en costume gris. C'est dommage, je ne l'ai pas gardé très longtemps.

Un soir que je me promenais avec Chief Joseph Premier, on est tombés sur lui par surprise, en train d'essayer de colmater une fuite d'huile qu'il venait de provoquer. Ça faisait un mois environ qu'il avait été embauché. Vous en êtes où ? lui a aimablement demandé notre repecté directeur, soucieux de ne pas décourager son enthousiasme juvénile. Ben, j'essaie de faire marcher un truc que depuis quinze ans ces cons du bureau d'études ont jamais été foutus de mettre au point. Chief Joseph Premier l'a regardé fixement pendant quelques secondes, il a rallumé sa gitane maïs, puis il a fait un gros soupir et il a fait demi-tour. Et aussitôt après, il m'a regardé et il m'a demandé, c'est qui, ce connard ?

Une semaine plus tard, Monsieur Françis était promu adjoint de mon ami Hubert, que les ouvriers appelaient casque à pointe, ou encore Adolf, à cause de son amabilité légendaire. Il avait désespéré plusieurs générations de jeunes ingénieurs. Son service, on appelait ça le goulag, ou la mine de sel. Chez lui, les démissions et les dépressions nerveuses étaient fréquentes. On avait même connu des tentatives de suicide.

Mais là, c'est lui qui y a eu droit. Pendant plusieurs années ce pauvre Hubert a vécu un véritable cauchemar. Au point qu'un jour, il est allé voir Chief Hubert Deuxième pour lui demander de se faire muter sans délai en Haute-Savoie.

- Ah bon ? Vous êtes sûr ? Vous avez envie de faire du ski, à votre âge ?

- Non ! Ce que je veux, c'est ne plus jamais avoir en face de moi ce que vous appelez mon adjoint. Je ne veux plus entendre le son de sa voix. C'est tout. Il veut ma mort, je le sais. Et il va l'avoir, si ça continue. Vous en porterez la responsabilité.

- Mais qu'est-ce que vous racontez ? Vous savez pas vous y prendre, c'est tout. Par contre, partir là-bas, c'est là une assez bonne idée, je dois vous le dire en toute amitié, que vous avez eue, et je vous en remercie. Je cherchais justement quelqu'un de pas trop indispensable à leur envoyer. Mais alors, votre grande andouille, je vais vous montrer, moi, comment la mettre au pas. Vous allez voir ce que vous allez voir, et ça va pas tarder.

Alors on a vu. Taisez-vous, hurlait-il, vous m'entendez, taisez-vous quand je vous parle ! Non, je ne me tairai pas ! J'ai raison et vous avez tort, donc je me tairai pas ! Pierre, je vous en prie, dites-lui de se taire ou je fais un malheur. Moi, je ne peux plus ! Monsieur Françis, Monsieur le directeur vous demande de vous taire, sinon je crois qu'il va vous frapper. Allez. S'il vous plaît. Un petit geste, pour une fois. Non, non et non ! Quand j'ai raison, j'ai raison et puis c'est tout !. Mais merde et remerde ! Dites-lui que je vais le virer ! Sans indemnités et sans préavis ! Faute grave ! Lettre recommandée ! Monsieur Franois, Monsieur ASM dit qu'il va vous virer ! Non il me virera pas ! Il pourra pas ! Parce que d'abord, mon beau-frère est à la CGT, d'abord !

Dans un environnement aussi décontracté et chaleureux, Michel Pé en moins de deux ans a fini par se déniaiser quelque peu, à défaut de devenir efficace. Je l'ai quand même traîné dans mon service pendant cinq ans, mais petit à petit il s'est mis à faire partie des meubles et plus personne ou presque ne prêtait attention à lui. Il a bien cassé un peu de matériel, mais pas énormément. Beaucoup moins en tout cas que Maxence, le technicien atrabilaire et surdoué. Lui, tordre la tige d'un vérin de dix tonnes, ça ne lui faisait pas peur. Ce qui toujours mettait Chief Joseph Deuxième en joie. Vous avez vu comme il est doué ? J'ai toujours dit que c'était un très bon élément. C'est tout moi, à son âge. Parce que voyez-vous, en aéronautique, il faut du matériel robuste. Et vous vous souvenez, quand je faisais moi-même les essais, hein, j'en ai envoyé plus d'un à l'hôpital. Donc moi, il me faut des gens, que quand on leur confie un matériel quelconque, s'ils arrivent pas à le casser, c'est que ça cassera jamais.

C'est ce pauvre Littlejohn, qui n'en méritait pas tant, qui sans le faire exprès m'a débarrassé de Michel Pé, un soir qu'il était venu, comme toutes les semaines ou presque, pleurer dans mon bureau.

- Ah Bon Dieu, tu sais, Pierre, j'aurais bien besoin d'un ingénieur. J'en ai marre de tout faire tout seul. Je m'en sors plus.

- Tu en as déjà, des ingénieurs. C'est que des cons, et tout le monde le sait. Et alors ? Il te faut un bras cassé de plus ? Et pour faire quoi ? Ton service, c'est de la merde et tu le sais très bien.

- Justement. Ça remonterait un peu le niveau. Je serais un peu plus respecté.

- Ce serait pas trop difficile. Remarque, en y réfléchissant, et au nom de notre très ancienne amitié, je peux peut-être faire quelque chose pour toi. Tu connais Monsieur Pé ?

- Non, pas vraiment. Il est comment ?

- Il est exceptionnel. C'est lui qu'il te faut. Va juste voir Chief Joseph Premier et il est comme qui dirait à toi.

Notre directeur béni était un homme de concertation. Au point qu'il m'a demandé mon avis. Il me rend des petits services, je lui ai dit, mais je peux m'en passer. Alors ça tombe bien, il a fait, parce que je viens d'embaucher un jeune, il va falloir que vous le formiez.

Le jeune, c'était Monsieur Roland et il était pire. Lui alors par contre, il peut vous en parler savamment, de Michel Pé, parce que plus tard, à ce qu'on m'a dit, ils ont vécu ensemble pendant je ne sais combien d'années. Non, pas à la maison. Au bureau.

Et c'est ainsi que je suis bien resté cinq ans sans voir Michel Pé et que j'en ai été bien content. Qu'est-ce qu'il fait, je demandais parfois à Littlejohn ? Il écrit. Je ne sais pas ce qu'il écrit, mais il écrit.

Les années ont passé. Toutes pareilles ou presque. Sans grand intérêt. Jusqu'au jour exceptionnel où j'ai été convoqué par Monsieur Claude, le directeur de la division. Je m'attendais au pire et j'avais raison. Parce que c'était en général coûteux.

- Asseyez-vous, je vous en prie. Vous n'auriez pas un paquet de cigarettes, j'ai oublié d'en acheter.

- Mais si, Monsieur, certainement. Excusez-moi, il en manque deux.

- Ce n'est pas grave. Je vais aussi vous prendre votre briquet. J'ai perdu le mien.

- Avec plaisir. J'en achèterai un autre.

- Merci. Je m'en souviendrai. Ce n'est pas pour ça que je vous ai fait venir. Est-ce que vous connaissez Sigougnart ?

- Vaguement. De réputation. C'est un gros con qui sévit à Vélizy, je crois ?

- Qui sévissait. Parce que je viens de le toucher. Il s'est fait virer. Cadeau du Président, qui ne veut plus en entendre parler. Tout ce que je sais de lui, c'est qu'il raconte partout que je suis mourant, et que dans moins de six mois il aura pris ma place.

- Je crois qu'il a tort.

- C'est bien mon avis également. Mais c'est là que vous allez rire, il me dit qu'il a besoin de quelqu'un. J'ai alors longuement réfléchi, et c'est comme ça que j'ai pensé à vous. À cause de votre extraordinaire capacité de nuisance et de votre complète absence de moralité. Non, non, ne soyez pas modeste, c'est très connu. Mais dites-moi, vous ne parlez pas anglais, au moins ?

- Pas un mot, Monsieur. Et je n'ai pas l'intention de m'y mettre.

- Tant mieux. Parce qu'il s'imagine nous faire commercer avec l'Amérique. N'apprenez jamais, surtout. Bien. Nous sommes d'accord. Vous me tiendrez informé de ses méfaits. Et maintenant laissez-moi, il faut que je dorme un peu avant d'aller à Roland Garros. Ah tiens, j'y pense, vous n'auriez pas un peu d'argent, pour le stationnement ?

Donc, j'ai abandonné séance tenante le laboratoire et je me suis retrouvé sous les ordres de Sigougnart. On s'est mis à travailler ensemble, si on peut appeler ça travailler.

Il n'était pas inintéressant, mais sa conversation était assez limitée et répétitive. Il s'agissait exclusivement de lui-même et de ses exploits, passés, présents et à venir. C'est ainsi qu'au début, sa blessure dans le dos pendant la guerre d'Algérie, j'y avais droit trois fois par semaine. J'ai d'ailleurs toujours pensé que c'était le résultat du tir maladroit d'un appelé du contingent. Gros comme il était, un militaire de carrière ne l'aurait pas raté.

J'ai eu à connaître également à de nombreuses reprises tous les contrats mirifiques qu'il avait conclu aux États-Unis d'Amérique lorsqu'il y était l'homme de confiance du Président. À se demander pourquoi il n'y était pas resté, ni été désigné Président lui-même.

Enfin, il ne manquait jamais une occasion de rappeler son catholicisme fervent, son amour de l'humanité et son dévouement indéfectible pour tous les déshérités de la terre. Qu'il se faisait par ailleurs une joie d'humilier, d'insulter et de licencier lorsqu'ils avaient le malheur d'être sous ordres.

Nous avions tout de même un point commun, lui et moi, c'était d'être très généreux avec l'argent de la société. En déjeuner d'affaires, deux douzaines de belons, trois assiettes de foie gras et une bouteille de Sauternes chacun en entrée, ça ne nous faisait pas peur.

Je racontais tous ses moindres faits et gestes, bien évidemment, à Monsieur Claude.

- Il nous a fait quoi, aujourd'hui, comme malfaisance ?

- La routine, Monsieur. Il a passé la journée au téléphone, à expliquer que votre cancer est en phase terminale et que ce n'est plus la peine de vous envoyer du courrier ni de vous téléphoner.

- C'est très bien. Allez voir sa secrétaire et dites-lui de prendre un congé maternité. Un directeur sans secrétaire, c'est nettement plus inoffensif.

- Oui, mais Monsieur, elle a cinquante-trois ans. C'est délicat.

- Ah bon ? Alors dites-lui que la division lui offre un séjour d'un an renouvelable dans une clinique cinq étoiles, à La Muette. C'est mon frère qui la dirige. Et à la place, vous savez quoi, on va lui mettre Madame Suzette.

- Oh oui, Monsieur, quelle bonne idée. Elle n'a rien tapé depuis quinze ans, et elle est sourde comme un pot. Comptez sur moi. Ce sera tout ?

- Oui. Mais je vais quand même aller rassurer le Président sur mon état de santé. Ah, tiens, donnez-moi votre cravate, la mienne est tachée. Vous me la rendrez quand vous l'aurez faite nettoyer.

Il n'empêche que mes anciens camarades me battaient un peu froid. Et que Chief Joseph Dexième, lui, ne voyait pas cela d'un très bon œil.

- Si c'est pas malheureux, un homme comme vous, travailler pour une ordure pareille ! Vous êtes la honte de la direction technique, je vous le dis comme je le pense.

- Ce n'est pas ce que vous croyez. Je suis en mission de surveillance, pour ne pas dire de sabotage. Je rends compte tous les soirs.

- À qui, je vous prie ?

- À Monsieur Claude.

- Alors désormais vous rendrez compte aussi tous les matins. À moi.

- Mais avec plaisir. Je peux même commencer tout de suite, si voulez. Hier par exemple, il a envoyé une note au Président où il explique que vous êtes un dangereux paranoïaque, totalement incompétent, et qu'il est urgent de réformer en profondeur la direction technique, en commençant par le mettre à votre place.

- C'est sans importance. Le Président jette ses notes sans les lire, il me l'a dit. Patience ! J'aurai sa peau, mais patience !

Sigougnart au bout de quelques mois a commencé à se plaindre. C'est une maison de fous, me disait-il. Rien ne fonctionne correctement. Mon téléphone est presque toujours en en dérangement, et quand par hasard il marche, le Président n'est jamais là. Ma secrétaire est complètement gâteuse, je suis déjà resté bloqué six fois dans l'ascenseur, la photocopieuse est constamment en panne, ne me parlez pas des ordinateurs, et ce matin encore j'ai été obligé de mettre mon poing sur la gueule d'un sale con qui voulait me prendre ma place de parking. Ah et puis je vais vous dire, je commence à trouver la situation pénible. Deux personnes, vous et moi, ça ne fait pas vraiment une direction. Je connais parfaitement votre loyauté et votre ardeur au travail, j'ai entière confiance en vous, mais quand même, je nous trouve un peu seuls. J'ai bien demandé à Claude de me donner du personnel, mais il m'a répondu que je pourrais faire tout ce que je voudrais quand il serait mort, et avant, rien.

- Nous sommes trois, en comptant Madame Suzette.

- Ah bon ? Vous en connaissez beaucoup, vous, des secrétaires de direction qui viennent travailler en robe de chambre et avec des bigoudis sur la tête ? C'est agréable, quand on reçoit des gens importants. Ah et puis, avant-hier, vous allez rire, je l'ai trouvée en train d'éplucher des carottes et des navets sur ma dernière note de frais. C'est pour le pot-au-feu de ce soir, elle m'a expliqué.

Enfin, ça s'est un peu arrangé, le jour où il a fallu répondre à un appel d'offres international et qu'on s'est mis a rechercher des gens qui parlaient un peu anglais.

- C'est tout de même extraordinaire. J'ai fait passer une évaluation d'anglais à tous les cadres de la division. Il y en a 132. Et un seul qui a fait mieux qu'un demi-point. Et je ne compte pas la traductrice professionnelle, réputée bilingue, qui a eu un point un quart. J'ai demandé à Claude de la licencier, mais pas question, c'est une de ses nièces.

- Ah oui, je la connais. On la surnomme Bugs Bunny. À vous dégoûter de la fellation. Mais c'est qui, au fait, l'anglophone ?

- Un certain Monsieur Pé. Vous le connaissez ?

- Ah mais comment donc ! Il a été mon bras droit pendant cinq ans, avant de partir diriger le service après-vente.

- Ah bon ? Je croyais que c'était ce pauvre Littlejohn. Vous savez, le vieil abruti qui pleure tout le temps.

- En apparence oui, mais en réalité c'est Monsieur Pé le patron. Chief Joseph Premier et Deuxième ne jurent que par lui.

- Bien. Vous savez ce qu'on va faire ? On va l'annexer de ce pas, et sans rien leur surtout. Il s'en apercevront bien assez tôt.

Ce qui fut fait. Et j'ai rapidement constaté, à ma grande surprise, qu'en cinq ans, Michel Pé avait attrapé de solides qualités. Et nous avons commencé à sympathiser. On s'est même mis à se tutoyer.

Nous sommes restés ensemble, Michel et moi, au service de Sigougnart pendant quand même six mois, au bout desquels, à force de lui mentir avec application, nous étions véritablement devenus copains comme cochons. Jusqu'à ce que Chief Joseph Deuxièmedécouvre la chose avec fureur et récupère Michel sans délai et en employant à l'encontre de Sigougnart des expressions pour ainsi dire ordurières.

Mais ça y était, grâce entre autres à Michel, le mal était fait, puisque les réponses en anglais, truffées par ses soins de contresens, aux appels d'offres internationaux, étaient parties. Et c'est là qu'on a commencé à rire.

Car Sigougnart avait de la suite dans les idées. Et en fait d'idées, il n'en avait qu'une, qui était de se couvrir de gloire en passant des contrats fabuleux et inédits avec les États-Unis d'Amérique. En trois ans il réussit à y aller vingt’sept fois, revenant chaque fois avec des notes de frais dignes d'un diplomate africain. Monsieur Claude, quand il était là-bas, était enchanté. Au moins je peux réfléchir tranquille, disait-il. Et naturellement il ne prenait jamais ses appels. Dites-lui qu'il peut rester une semaine de plus, il a toute ma confiance, expliquait-il à sa secrétaire.

Le résultat, c'est que Sigougnart réussit à nous livrer pieds et poings liés à une firme de Philadelphie qui fabriquait des hélicoptères. Pour lui, les avions et les hélicoptères c'était pareil, juste des machines à fabriquer du pognon. Et c'est ainsi qu'il parvint à vendre à un prix défiant toute concurrence une énorme quantité de matériels que nous ne savions absolument pas fabriquer.

Quand vint le moment de la signature ultime, Monsieur Claude hésita énormément.

- Chief Joseph Premier sort d'ici. Vous savez ce qu'il vient de me dire ? Je pars en retraite la semaine prochaine. Je vous laisse couler avec le navire. Et vous avez de la chance que Marcel Dassault soit mort, sinon il vous aurait fait fusiller. C'est encourageant.

- Et vous avez consulté Chief JosephDeuxième, également ?

- Oui. Il essaie de me faire croire qu'il ne faut pas hésiter, et que c'est l'affaire du siècle. Mais je sais bien pourquoi. Il se dit que ce sera la mort de Sigougnart, la mienne éventuellement, et le licenciement de la moitié du personnel de notre usine de Haute-Savoie. Il en rêve depuis vingt ans au moins.

- C'est probable. Et la Haute-Savoie, elle en dit quoi ?

- Elle pleure. Tous du même avis, pour une fois. Ça va nous coûter à l'unité trois fois plus que le prix de vente.

- Et vous en concluez ?

- Que je vais signer. La ruine ne sera que partielle, Sigougnart sera mis définitivement hors d'état de nuire et j'aurai enfin la paix. En attendant, je peux vous confier une mission importante ? Vous voyez ce joint ? C'est celui de mon tuyau d'arrosage. Il fuit. Allez voir au laboratoire si vous pouvez trouver le même.

Alors l'affaire en définitive fut signée et Sigougnart, tel le corbeau, ne se tint plus de joie. En quelques jours plus aucun directeur de la société n'ignora que Sigougnart, par son génie et son labeur acharnés, avait réalisé au profit de la division un chiffre d'affaires de 50 millions de dollars. Deux ans plus tard, lorsqu'il s'avéra que nous en avions dépensé 150, il expliqua sans vergogne qu'il avait été trahi par ses subordonnés, dont il n'avait fait, dans un excès d'optimisme, que sous-estimer l'incompétence.

Trahi ou pas, le Président, dès qu'il eut connaissance de l'ampleur du désastre, lui trouva immédiatement un poste dans notre filiale belge, où il exerça jusqu'à la retraite la prestigieuse fonction de directeur général de la qualité des moules. Je vous regretterai, me dit-il au moment de nous quitter. Pas moi, je répondis en vidant mon verre de Bordeaux sur sa chemise, et vous pouvez partir tranquille, vous ne manquerez à personne.

Je croyais être enfin au calme et je me trompais. Car en lieu et place j'ai hérité de Chaudelance, mais là c'était moins grave. Michel en apprenant ça était mort de rire. Je sais pourquoi il est tombé chez nous, m'expliqua-t-il. C'est mes copains américains qui m'ont tout raconté. La dernière fois qu'il est allé visiter notre filiale à New York, le soir, à l'hôtel, il a fait monter une pute dans sa chambre et il a commandé une bouteille de Champagne. Sauf que c'était pas une pute. Pendant qu'il se savonnait la bite, elle a mis dans son verre un truc comme on donne aux tigres, dans les zoos, quand il faut leur arracher une dent. Résultat, trois jours en réanimation. Et pendant qu'il dormait dans l'avion du retour, ses amis américains ont faxé au Président la note d'hôpital et le procès-verbal des flics. Et voilà. C'est confidentiel, bien entendu. Je te fais confiance.

Et c'est pourquoi, pendant les trois ans qu'il est resté chez nous, chaque fois qu'il pénétrait dans un bureau, Chaudelance s'entendait offrir une coupe de Champagne sans trop comprendre pourquoi.

Je dois dire à sa décharge qu'il ne m'a pas trop dérangé. Il était incolore, inodore et sans saveur. Par principe je l'ignorais. Et lui savait bien que j'avais passé l'âge de recevoir des ordres de n'importe qui. J'avais alors atteint et dépassé la cinquantaine et mes ambitions étaient devenues modestes. Voyager, boire et baiser gratuitement, cela suffisait à mon bonheur. Pendant presque une décennie, d'ailleurs, aucun salon de l'aéronautique dans le monde ne s'est passé de ma présence. Et en tant qu'ingénieur technico-commercial, je me flatte de n'avoir jamais rien proposé à personne, et encore moins vendu.

Chaudelance est parti aussi discrètement qu'il était arrivé. Après le désastre provoqué par Sigougnart, la Présidence faisait un pont d'or à quiconque était volontaire pour partir. Il en a allègrement et honteusement profité, en se trouvant un poste éminent, en Belgique, de directeur de la qualité de la cuisson des frites de la cantine. Il aimait beaucoup les frites.

J'ai conservé un excellent souvenir de son pot de départ. Je m'étais échauffé tout l'après-midi.

- Fils de pute ! Impuissant ! Enculé ! Sac à merde ! Bon débarras !

- Pierre ! Je vous en prie ! Vous êtes ivre !

- Oui, mais demain matin j'aurai dessoulé, tandis que vous, vous serez toujours aussi con.

Et pour en revenir à Michel et moi, pendant presque dix ans nous avons très souvent déjeuné ensemble. Après quoi nous allions nous rafraîchir. Michel avait une capacité pour la bière et le Calvados des plus impressionnantes.

On ne peut pas dire qu'on avait les mêmes opinions sur tout. C'était même plutôt le contraire. Mais enfin, mettez l'un à côté de l'autre un anarchiste de gauche et un anarchiste de droite, en face d'une pompe à bière, et rapidement ils tomberont d'accord au moins sur un point : Les autres on s'en fout !

Vers trois heures, au bistrot, néanmoins, il m'abandonnait en me disant, Pierrot, faut que j'y aille. Pour quoi foutre ? je lui demandais. Regarde, moi, je reste. Mais il était encore jeune et il y avait encore en lui comme un besoin de respectabilité. Je le laissais partir, certain qu'un jour il accéderait à ma vision du monde, à cette sagesse absolue qui fait de nous des cadavres en sursis, habités entièrement par le désir de mourir avant d'être trop vieux, mais non sans avoir profité au préalable et au maximum des bienfaits du sexe et de l'alcool.

Et l'avenir m'a donné raison. En 1995, tous les deux presque en même temps, nous avons été gravement malades. Mais lui, ce n'était pas mortel, tandis que moi, oui. C’était une de ses filles. Il a commencé à refaire très lentement surface pendant que moi je sombrais, et personne n'y pouvait rien.

Ma mort ne lui a pas fait du tout plaisir. Il m'a touché le front et la poitrine, comme pour vérifier. Il m'a mis un coup d'eau bénite, comme tout le monde, pour ne pas se faire remarquer, mais on sentait bien que le cœur n'y était pas. Surtout que l'eau bénite, lui et moi, on n'en avait jamais abusé.

Oui, on me dit que lui aussi, il est mort. Abus de Marlboro, paraît-il. Moi c'était les Stuyvesant. J'ai arrêté deux ans avant de mourir. J'aurais mieux fait de continuer.

Tous les deux en somme nous sommes partis en fumée. Et nous sommes à présent tous les deux assis sur un petit nuage, occupés à nous raconter des histoires de quand nous étions jeunes.

Comme à Ostende et comme partout, quand sur la ville tombe la pluie, et qu'on se demande si c'est utile, et puis surtout si ça vaut le coup, si ça vaut le coup de vivre sa vie.

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