Avant-propos
J’ai trouvé un matin Chief Joseph Deuxième assis à mon bureau, que j’avais quelque temps auparavant baptisé, avec un Dymo verdâtre celui de l’adjoint du sous-chef de bureau. Il était occupé à engueuler comme plâtre ce pauvre Littlejohn, baptisé par mes soins, modestement quant à lui, chef de bureau. Je me suis installé à la place alors inoccupée du sous-chef de bureau et j’ai fumé. Vingt minutes plus tard Chief Joseph Deuxième était toujours en colère, Littlejohn était au bord des larmes et je fumais toujours. Alors, n’écoutant que mon courage, je déclarai : Ben y’aura qu’à s’rattraper sur Taïwan. C’est complètement con ce que vous venez de dire, répondit Chief Joseph Deuxième sans me regarder. Il a continué à agonir Littlejohn qui agonisait, et j’ai continué à fumer, mais en silence.
Brève introduction au récit des malheurs qui va suivre
Il était dans notre beau pays une grande Société, qui concevait, fabriquait et vendait des avions, depuis des dizaines et des dizaines d'années. C'étaient d'une part des avions militaires très redoutables, prêts à frapper l'ennemi par n'importe quel temps, et d'autre part des avions civils, des business jets comme I'on dit dans les revues anglo-saxonnes, très confortables et même luxueux, réservés aux gens ou aux Compagnies qui avaient de gros moyens. Je ne devrais pas employer l'imparfait, et je ne citerai pas son nom, à cette Société, car elle existe toujours. Pour combien de temps nul ne le sait, mais elle est encore là et bien là, après avoir résisté à bien des convoitises.
Cette Société donc était très ancienne, tout en ayant changé plusieurs fois d'appellation. Elle avait un Père Fondateur, qui avait commencé sa carrière d'ingénieur aéronautique pendant la Première Guerre mondiale.
Il avait, bien que de santé fragile, survécu à plusieurs Républiques et à une multitude de Gouvernements, tout comme au socialisme, au libéralisme et au nazisme. C'était un vrai et pur génie de I'aviation, et aussi des affaires, puisqu'il était devenu ce faisant immensément riche.
Des dizaines de légendes et d'histoires couraient et courent encore sur cette Société. Certaines purement inventées, certaines à demi vraies, et d'autres tout à fait exactes. Celle que je voudrais raconter est assurément de très peu d'ampleur, mais elle a le mérite d'être tout à fait véridique. Je le sais pour y avoir un tant soit peu et très modestement participé, et par conséquent vu à I'oeuvre la plupart de ses protagonistes. Cette histoire a seulement le défaut de n'être pas toujours vraiment gentille ni aimable pour tout le monde.
A I'intérieur de cette Société, donc, était une Division spécialisée dans les Commandes de Vol. Les
Commandes de Vol, c'est ce qui permet à I'avion, en plus du ou des moteurs, de remuer quand il est dans I'air. De monter, de descendre, de se cabrer, de tourner à gauche, de se mettre sur le dos, que sais-je ? Pour faire cela il faut des matériels très sophistiqués, mécaniques, hydrauliques, électroniques. La Division excellait dans ce domaine.
La Division également avait un Père Fondateur, un ingénieur de génie lui aussi, dont la personnalité austère, rugueuse et parfois colérique avait formé et marqué des générations d'ingénieurs, y compris moi, qui avais eu I'honneur de travailler sous ses ordres. Pour lui hélas, on peut considérer qu'il eut à souffrir d'un recrutement particulièrement malheureux, car, autant que je I'avoue dès à présent, je suis tout sauf un ingénieur de génie. Et nombre de mes collègues ont eu I'occasion plus d'une fois de se demander à juste raison si j'étais un ingénieur tout court.
Le seul défaut de cette Division était que ses produits coutaient affreusement cher. Tout simplement parce que personne ne s'était jamais soucié de les rendre bon marché. On voulait qu'ils marchent à merveille et en toutes circonstances qu'ils soient d'une robustesse à toute épreuve, qu'ils ne tombent jamais en panne, et puis c'est tout. Mais comme tout dans la Société coûtait affreusement cher, et que les clients n'étaient pas trop regardants, surtout les Moyen-Orientaux, personne ne se souciait de rien. Nous faisions dans I'horlogerie de luxe, pas dans le matériel de chantier.
Il se trouva, vers le milieu des années 80, que le Président Directeur Général de la Société, encore un autre ingénieur de génie, devint un peu fatigué; il fut alors remplacé bien vite par le Fils du Père Fondateur, avec I'accord bien entendu de celui-ci, qui, devenu nonagénaire, I'avait jusqu'alors, son fils, peut-être trouvé un peu jeune pour lui succéder, puisqu'il avait à peine dépassé soixante ans. Voulant sans doute ainsi signifier la fin de son époque, le Père Fondateur mourut donc à un âge très respectable, un jour d'avril 1986, et eut droit à des obsèques quasiment nationales. Son âge d'ailleurs était si respectable qu'un grand quotidien du matin avait fait sa une en annonçant son décès quinze jours trop tôt. Un communiqué légèrement ironique fut pour la circonstance publié par la Société, disant que si on ne se retenait pas, on rachèterait le journal, les meubles et les employés. Le Directeur dudit journal le lendemain se répandit en excuses, en souhaitant hypocritement et hasardeusement longue vie au Père Fondateur, pour qui hélas le coeur n'y était plus, puisqu'il le lâcha deux semaines plus tard.
Le Fils en prenant les rênes de la Société eut tôt fait de s'apercevoir que bien des choses y étaient devenues assez nettement inadaptées au monde moderne, et que les instances dirigeantes ressemblaient moins à un État-Major dynamique et performant qu'à un Service de gériatrie de I'Hôpital Beaujon. Il faut dire que pendant des lustres, il n'y avait eu nul besoin de solliciter la clientèle, c'était plutôt elle qui venait supplier la Société de lui vendre ses avions à n'importe quel prix, moyennant seulement quelques petits cadeaux et valises d'espèces destinés aux principaux décisionnaires.
Ces temps-là hélas étaient révolus. Aussi le Fils entreprit-il immédiatement de grandes réformes de structures. Un travail de longue haleine, qui dure maintenant depuis plus de dix ans, et dont de toute évidence la fin n'est pas pour demain.
On fit et on défit et on refit, et ce ne fut jamais satisfaisant. C'est pourquoi aujourd'hui on continue, avec une ardeur sans cesse renouvelée, et une efficacité toujours aussi douteuse, à restructurer énergiquement, et non sans y avoir mûrement réfléchi. Aucun secteur n'y a échappé, et certains même en ont repris plusieurs fois. On pourrait en faire un livre pour les enfants des Grandes Écoles. Mais cela est une autre histoire; la mienne, bien modeste celle-ci, débute avec les premiers balbutiements des réformes.
L'organisation de I'après-vente militaire était alors singulièrement complexe. C'était une nébuleuse de Départements et de Divisions, où I'on mettait trois personnes, bien sûr d'avis différents en toutes circonstances, là où une aurait suffi. Personne ne savait plus au juste comment c'était censé marcher. C'est pourquoi I'on créa d'urgence une Super Division, qui coifferait I'essentiel de toutes les autres, et qui allait assurer la coordination de toutes les activités, dans la joie, la bonne humeur et la rentabilité retrouvées. On mit à la tête de cette superstructure un Directeur très éprouvé, mais aussi très éprouvant. Un homme de caractère, au charisme époustouflant, et qui, contrairement à plus d'un, parlait couramment I'anglais, dans la mesure où il avait fait I'essentiel de sa carrière dans les avions civils, et de ce fait longtemps résidé aux États-Unis d'Amérique, où il avait passé le plus clair de son temps, nous ne I'apprîmes que trop tard, à signer des contrats mirobolants. Un homme de cette trempe, le militaire ne lui faisait pas peur, et même il n'avait qu'à bien se tenir, le militaire. L'amateurisme, c'était terminé, la place était aux professionnels de haut niveau.
Cet homme d'exception avait été un pionnier, un découvreur, et ne manquait d'ailleurs jamais une occasion de rappeler ses exploits à qui était contraint de les entendre ; j'aurai I'occasion d'y revenir et hélas plus d'une fois. Nul doute qu'avec lui I'après-vente militaire allait prendre un essor stupéfiant. Il n'y avait qu'une ombre au tableau, c'est que bien des gens ne I'aimaient guère, pour des raisons complexes sur lesquelles j'aurai I'occasion là aussi de revenir. Les raisons de cette détestation presque généralisée en effet étaient pour ainsi dire innombrables, la plus célèbre étant un coup de poing dans la figure d'un de ses amis et collègues Directeur, à propos de la possession d'une place de parking.
Il s'appelait Sigougnart, Pierre, comme Perpétuel Secours. On dit que ses principaux Directeurs
subordonnés, ans la nouvelle Super Division, à Vélizy, ne furent nullement enchantés par son arrivée et pour I'essentiel adoptèrent sans plus attendre une stratégie à la fois offensive et prudente, en faisant pour ne pas dire de I'obstruction à son égard. Ils attendirent donc avec patience, hypocrisie, espoir et abnégation que leur nouveau Directeur se prenne les pieds dans le tapis et soit démis de ses fonctions, non sans lui avoir au préalable consacré toute leur ardeur à lui savonner le parquet.
C'était peine inutile puisque Sigougnart lui-même en peu de temps, habilement conseillé par ses
collaborateurs, exauça lui-même leurs voeux, en épluchant la banane et en s'en collant lui-même la peau sous le pied. L'espoir et la tranquillité revinrent donc assez rapidement à Vélizy, puisque la Super Division fut dissoute au bout de deux ans à peine, et que I'on en revint à des structures tout aussi inefficaces mais davantage traditionnelles, en attendant la prochaine réforme qui ne saurait tarder.
Sigougnart en effet était un grand voyageur, doublé d'un remarquable diplomate. Il alla plusieurs fois éclairer de ses lumières nos clients indiens, qui faisaient voler une quarantaine de nos beaux avions. Il paraît qu'il se tailla un franc succès, lorsque, arrivant pour la première fois sur la Base Militaire ultra secrète de Gwalior (tout en Inde est ultra secret), il fit en déambulant autour des hangars enregistrer ses commentaires fulgurants d'à-propos et d'intelligence sur une caméra vidéo tenue par un de ses fidèles domestiques. Les Indiens qui n'avaient jamais vu ça préférèrent, se dissimuler le visage en signe de désolation.
Le dernier voyage en Inde hélas fut fatal à la Super Division et, momentanément, à son Directeur, Sigougnart I'intrépide globe-trotter. Les maudits aérofreins en furent la cause. Les aérofreins, pour ceux qui I'ignoreraient, sont faits pour ralentir I'avion, mais pas à n'importe quelle vitesse. Les Indiens en toute insouciance les trouvaient fort pratiques pour effectuer leurs évolutions aériennes, et, sachant que tout ce qui n'est pas interdit est autorisé, les utilisaient en toutes circonstances. D'où des dommages matériels fort coûteux aux dits aérofreins.
Il y eut une réunion de très haut niveau entre les Autorités indiennes et la Société, principalement représentée par Sigougnart. Celui-ci expliqua aux Autorités avec calme et compétence le pourquoi du comment du problème, et pour finir avec un grand sourire leur dit aimablement combien cela allait leur coûter. Malheureusement le fin stratège qu'il était avait oublié que les Indiens, s'il y a une seule chose au monde qui les rende de mauvaise humeur, c'est bien qu'on leur demande de l'argent. Et de plus ils étaient sûrs de leur bon droit, puisque nulle part il n'était écrit qu'ils ne devaient pas faire ce qu'ils faisaient, de la même manière qu'il n'est écrit nulle part que l'on ne doit pas utiliser, en voiture, le frein à main lorsque l'on roule sur autoroute, même à cent soixante kilomètres à l'heure.
Sigougnart dit-on fut très ferme, imperméable au compromis et sourd aux discussions Indo-Byzantines. Il ne céda pas d'un pouce, sûr de son bon droit et de sa supériorité intellectuelle sur cette assemblée de miséreux obtus. Ce qui fait que le débat s'envenima, que le ton monta, et que la réunion se termina abruptement par le départ des Autorités indiennes, fortement contrariées, et sans que rien n'ait été conclu. Mais il y eut tout de même un résultat concret et quasi-immédiat, c'est qu'un Air Marshal de très haut niveau, l'équivalent d'un ministre, qui n'avait pas apprécié la dialectique sigougnartesque, écrivit à notre Ministre des Affaires Étrangères en exigeant de ne plus jamais avoir affaire à ce malotru de Monsieur Sigougnart. En faisant cela, ce Air Marshal ne se doutait sûrement pas qu'il allait bientôt faire perdre 150 millions de francs environ à la Société, et plus précisément à la Division des Commandes de Vol, généralement appelée DCV. Mais n'anticipons pas.
J'ai eu I'honneur de le rencontrer, le Air Marshal, quelques années plus tard. Un de nos matérielsavait essuyé une panne fort désagréable pour le pilote de I'avion, qui était rentré tout en sueur et surpris d'être encore vivant ; une panne dont la probabilité avait été préalablement estimée à un milliardième de millionième de risque d'occurrence par heure de vol. Nos calculs de toute évidence avaient été un peu optimistes. J'expliquai au Air Marshal le pourquoi du comment de la chose, en me gardant bien de lui demander de I'argent, car je tenais tout de même à rester dans la Société. Lui ne me demanda pas de nouvelles de Sigougnart. Soit il I'avait oublié, soit il pensait que je ne le connaissais pas, soit c'était de la pudeur. En ce qui me concerne, je n'abordai pas le sujet.
Les directives du Ministère des Affaires Étrangères étaient des ordres. Exit donc la Super Division, et exit Sigougnart. A Vélizy, la dissolution était un cadeau du Ciel. On déboucha bien entendu le champagne. Enfin débarrassés, se dirent-ils avec juste raison. Merci Seigneur, on ne le reverra plus. Mais un homme de la trempe de Sigougnart, ça ne se licencie pas; ça se mute ou ça se nomme Conseiller, ou Chargé de Mission Spéciale, ne devant rendre compte de ses activités qu'au Président exclusivement, et lorsque celui-ci est disponible, c'est-à-dire jamais. J'avoue que j'ignore pourquoi on choisit finalement de lui trouver une base de repli bien paisible (crut-on à tort), à DCV, havre de paix bien connu, un endroit où, c'était certain, il ne fâcherait plus à I'extérieur de la Société des personnes trop importantes.
La citadelle assiégée et lézardée
C'est la Division des Commandes de Vol, donc, qui se dévoua, pour son plus grand malheur. Ce fut peut-être un dévouement un peu forcé, j'avoue que je n'en sais trop rien mais cela ne m'étonnerait pas outre mesure, car il n'y avait pas écrit Armée du Salut sur la porte d'entrée.
Il faut maintenant, pour que I'on comprenne bien le déroulement de la tragédie qui va suivre, que je m'attarde un peu sur les structures et les principaux dirigeants de DCV.
Les activités étaient réparties sur deux sites. A Saint-Cloud au bord de la Seine se trouvaient les têtes pensantes, les têtes chercheuses et d'une façon générale tous les décideurs. L'autre site était en Haute-Savoie, avec une vue admirable sur les montagnes. Il était chargé de produire en série et au moindre coût les extraordinaires matériels conçus sur le site de Saint-Cloud. C'était, de notoriété publique, un effroyable ramassis d'imbéciles et d'incapables. Mais enfin tout le monde s'en accommodait. Nous étions des artistes, pas des boutiquiers. De temps en temps, là-bas, on en virait un au hasard, histoire de faire peur aux autres, mais c'était assez rare. Oublions donc la Haute-Savoie, puisque c'est à Saint-Cloud que tout se passait.
Le bâtiment avait quatre étages, et était en forme de triangle, tel la proue d'un bateau. Il ressembla longtemps au Normandy, avant de se transformer en Pourquoi-Pas, et I'on s'attend maintenant d'un jour à I'autre à ce qu'il devienne leTitanic. Au rez-de-chaussée, nul ne savait qui y habitait, sauf peut-être ses habitants. Au premier étage était I'informatique, que Dieu leur vienne en aide. Le deuxième étage était réservé à l'électronique, antre de savants fous. Le troisième était et est encore le siège de la Direction Technique, dont je fais partie depuis plus de vingt ans, et qui était en quelque sorte le choeur de la cathédrale. Enfin le quatrième étage abritait la Direction Générale de la Division, effroyable ramassis d'imbéciles et d'incapables notoires, pire que les Savoyards.
Pour les protagonistes, commençons par le, ou plutôt les, Directeurs Techniques. Car à l'époque dont je parle, le Père Fondateur que j'ai évoqué, âgé bientôt de soixante-dix ans tout en restant extrêmement vert, venait d'être nommé Conseiller Technique à la place de Directeur Technique. Il persistait à occuper son immense bureau, et faisait en quelque sorte la même chose qu'avant, en expliquant de temps à autres à son successeur à quel point ce dernier était totalement désespérant. Je ne veux pas le nommer car il vit toujours, Dieu merci, et qu'en plus, dans sa grande sagesse , il s'obstine à gagner au loto et au tiercé. Je I'appellerai Chief Joseph Premier. C'était une très forte personnalité. Il avait fait partie du petit cercle des intimes du Père Fondateur de la Société, qui de ce fait et à juste titre ne jurait que par lui lorsqu'il entendait I'expression Commandes de Vol. Chief Joseph Premier avait tout inventé, et il savait tout sur tout. A I'intérieur de la Société il était extrêmement craint et respecté. Lorsque des esprits malintentionnés se mettaient à soupçonner un de ses matériels de posséder comme un défaut, si minime soit-il, il se mettait très en colère et faisait savoir à I'impertinent que si on continuait à I'emmerder, il allait arrêter de lesfabriquer, les foutus électro distributeurs. Et qui, en plus, allait payer les essais imbéciles qu'il avait été obligé de faire pour démontrer que tout ça n'était que foutaises et incompétence, hein? Permettez moi de ne pas expliquer ce que c'est qu'un électro distributeur, mettons que c'est comme un téléviseur, en nettement plus cher. En tout cas, I'impertinent repartait très déconfit, mais heureux tout de même d'être encore en vie.
Hélas des temps vinrent où les impertinents devinrent de plus en plus impertinents et se dirent qu'il n'était pas forcément souhaitable de payer mille francs à I'intérieur de la Société ce que I'on pouvait avoir pour deux cents francs n'importe où ailleurs. C'est ainsi que nous commençâmes à perdre des parts de marché, et que Chief Joseph Premier, malgré son réel génie d'ingénieur, n'y put mais.
De toute façon, il venait de transmettre le flambeau à un successeur digne de lui. Enrique De Falla, que tout le monde appelait Chief Joseph Deuxième, ne parlait, contrairement aux apparences, pas un mot d'espagnol, mais il avait fait toute sa carrière au sein de DCV, à commencer par la direction du sacro-saint Laboratoire d'Essais, où, dans les années 50, il avait absolument tout mis au point et tout inventé. Il savait tout faire avec sa lime à ongles, son briquet et sa boîte de cure-dents, qui ne le quittaient jamais. Et avec seulement un tournevis et une clé de huit, il changeait le plomb en or et inversement. Ses mérites étaient tels qu'il avait ensuite été nommé Directeur de la Production, et à ce titre avait joyeusement mis I'usine de Haute-Savoie pendant des années à feu et à sang.
Au moins au début, car les Savoyards, s'ils ne pouvaient rien contre le téléphone à part l'éloigner de leur oreille, trouvèrent une parade efficace contre les visites de Chief Joseph Deuxième. Lorsqu'il était dans les murs, un plan rouge était déclenché. Chacun à chaque instant connaissait sa position exacte. Et s'il faisait mine de se diriger vers un bureau quelconque, I'intéressé aussitôt se précipitait sans perdre une seconde vers l'extrémité la plus éloignée de I'usine. C'était incontestablement, Chief Joseph Deuxième, une forte personnalité. Mais ses colères étaient très différentes de celles de Chief Premier. Autant le premier dans ces cas-là perdait tous ses moyens rhétoriques et s'exprimait à base de chier, merde et con, sans aucun respect de la syntaxe, autant Chief Joseph Deuxième puisait des forces nouvelles dans I'exaspération, devenait pour son interlocuteur un vrai cauchemar de dialectique, tournait et retournait sans cesse sa victime sur le gril, jusqu'à ce que celle-ci n'en puisse plus et avoue: "Oui, Monsieur, vous avez raison, je suis bien le dernier des cons". Mais qu'elle ne croie pas, la victime, qu'elle allait s'en tirer à si bon compte; parce qu'il fallait ensuite qu'elle explique en détail le quoi et le pourquoi de son effarante stupidité.
Venons-en à présent au Directeur tout court de la Division, qui lui s'appelait Monsieur Claude, mais n’était pas le mari de Madame. C'était lui aussi un personnage tout à fait extraordinaire. Je I'ai peu connu, et je le regrette, il m'impressionnait énormément. Ingénieur de grand talent, il avait lui aussi tout inventé, et il savait tout faire. Et en plus c'était un visionnaire. L'usine de Haute-Savoie, malgré son personnel calamiteux, c'était son oeuvre. Toutefois en vieillissant, Il abandonna peu à peu la technique pour le management, et mit en chantier une série de grands projets révolutionnaires pour I'amélioration de la rentabilité de la production, dont aucun hélas ne produisit le moindre résultat, malgré d'innombrables réunions et compte rendus de réunions, ce sans doute à cause de I'insondable bêtise des Savoyards chargés de les mettre en oeuvre. Quant à nous à Saint-Cloud nous eûmes droit, à la grande contrariété et même parfois indignation de Chief Joseph Premier qui considérait cela comme une scandaleuse et consternante perte de temps, à une multitude de Séminaires dans des hôtels de luxe, où nous apprîmes tout de la législation, de l'économie et de la communication, avec le réconfort de repas tout à fait honorables pour ne pas dire gastronomiques, après lesquels évidemment notre faculté d'écoute était un peu amoindrie. Mais nous apprenions en dormant. Monsieur Claude aussi avait cette particularité étonnante, c'est que chaque fois qu'il arrivait dans une réunion quelconque, s'il n'y avait rien à boire ni à manger, il s'endormait instantanément. Mais en réalité il ne dormait que d'un oeil, car il arrivait régulièrement qu'après avoir subi, dans son sommeil, une heure de discussions ineptes entre ses collaborateurs, il ouvre soudain les yeux pour leur expliquer, preuves à I'appui et sans conteste possible, qu'ils n'étaient qu'un tas de désespérants bons à rien. Il pouvait être en dix minutes plus efficace que Sigougnart malfaisant pendant huit heures. Le reste du temps, dans son immense bureau, quand il ne dormait pas, Monsieur Claude jouait avec son ordinateur, quelles que soient les personnes présentes. Il ne servait alors à rien de solliciter son avis, il ne répondait pas. Son mépris ne connaissait pas de limites.
La Société elle-même était pour ainsi dire le seul client de DCV, d'où notre relative insouciance vis-à-vis des prix de revient. La Direction Générale finit hélas un jour par s'en émouvoir, y réfléchit longuement et se dit qu'en ouvrant DCV sur les marchés extérieurs et sur la concurrence, nous deviendrions peut-être plus compétitifs et par là même moins coûteux pour la Société. Peut-être même allions nous conquérir de nouveaux et profitables marchés. Funeste calcul, comme nous le verrons.
C'était quelques mois avant I'arrivée de Sigougnart. Denoël créa sans tergiverser, puisque c'était un ordre du Fils, une entité dite technico-commerciale, chargée de mettre en branle le processus. Prospection, appels d'offres, lobbying, etc... Au départ, si mes souvenirs sont exacts , il y eut deux personnes, le chef et un autre ingénieur, qui lui faisait plutôt office de garçon de courses. Ce dernier était un personnage assez insaisissable, poète, lunaire, rêveur, incapable de communiquer avec qui que ce soit. Il était là parce que plus personne n'en voulait.
Le chef, lui, était d'un tout autre calibre. Il avait été mon premier Chef de Service, pendant environ cinq ans, au sacro-saint Laboratoire d'Essais. C'avait été alors l'être le plus odieux, méprisant et malpoli que I'on puisse imaginer. C'était un très bon ingénieur, lui aussi, il était réputé disposer d'une intelligence très nettement au-dessus de la moyenne, mais il avait un certain nombre de hobbies et de passions auxquels il était obligé de consacrer une bonne partie de ses heures de travail. Il s'agissait du tennis de table, de séchecs, des femmes et de I'alcool. Toutes disciplines dans lesquelles il était extrêmement performant. Trè sfréquemment, pour lui, I'après-midi commençait vers dix-sept heures, en rentrant de I'hôtel. Ce qui ne I'empêchait pas, le lendemain matin, une fois dégrisé, d'agonir d'injures le contremaître qui était arrivé à huit heures trente au lieu de huit heures quinze. L'horreur faite homme
Au milieu des années 80, il eut de graves problèmes de santé. Gastro-entérites, problèmes circulatoires, toute une série de maladies très douloureuses. Les médecins lui découvrirent finalement un cancer du pancréas, un des plus mortels de tous, et lui conseillèrent de ranger ses affaires avant de mourir. Nous, nous nous préparions pour la collecte. Mais lui ne se laissa pas décourager, alla voir d'autres médecins, et quelque temps plus tard on découvrit à la surprise générale que le cancer n'était plus là. ll revint à son bureau après un an d'absence. C'est à peu près à ce moment-là que Monsieur Claude le bombarda technico-commercial. Il fut obligé, pour cause d'insuffisance respiratoire, d'abandonner le tennis de table, mais pour le reste, en particulier l'alcool et les femmes, considérant qu'il vivait sa deuxième vie, il mit les bouchées doubles. Il avait sans doute raison, cela dura dix ans. Professionnellement, il entreprit d'abord et avant tout d'apprendre I'anglais, dont il ne comprenait pas un traître mot, ce qui pourtant est essentiel quand on veut faire du technico-commercial. Il atteignit un très bon niveau dans un temps record. Rien ne lui résistait, à Pierre.
Néanmoins l'équipe était un peu légère pour que I'on obtienne rapidement des résultats spectaculaires. Heureusement, Sigougnart n'était plus bien loin. Je ne saurais dire précisément quand nous en prîmes livraison, mais je pense que ce fut autour des vacances 87. Un Directeur de son importance n'arriva évidemment pas sans bagages. Il était chargé d'ordinateurs, de traitements de texte révolutionnaires et de matériels vidéo sophistiqués. Et naturellement, sa secrétaire personnelle I'accompagnait. On I'installa dans un vaste bureau du rez-de-chaussée, mais c'était tout à fait provisoire ; sa place était au quatrième étage, de manière à ce qu'il puisse en pernanence épauler le Directeur de la Division. Personne encore ne connaissait sa fonction exacte, sinon qu'il était Adjoint du Directeur. Qu'à cela ne tienne, il aurait vite fait de se la créer. Une de ses premières actions consista à informer le monde entier que Monsieur Claude était très malade, pour ne pas dire mourant, et que lui Sigougnart était là pour le remplacer d'urgence. J'en ai personnellement été témoin. Heureusement à l'époque, mon estomac était robuste. Mais sa clairvoyance pour une fois hélas fut mise en défaut, car, je rassure tout de suite ceux qui ne le sauraient pas, il ne remplaça jamais Monsieur Claude, lequel d'ailleurs s'il est toujours malade, continue néanmoins d'être bien vivant, grâce à Dieu. Je n'ai pas de souvenirs précis de la fin de 1987. Il faut dire qu'à l'époque je ne résidais pas dans le prestigieux bâtiment principal, mais dans un coquet pavillon, tout de même assez éloigné, où régnait un calme à toute épreuve et où ne parvenaient que très tardivement les bruits et rumeurs de la Maison Mère. Je sais quand même que Sigougnart prit d'emblée la tête du Service technico-commercial, deux ingénieurs donc et une secrétaire, la sienne, et qu'il voyagea, téléphona et faxa énormément. Il prit toutes sortes de contacts de haut niveau, lui qui connaissait personnellement tous les Présidents de la terre. La machine était en route, la terre promise était en vue. Toute I'aéronautique savait que désormais DCV et Sigougnart étaient dans l'arène. La concurernce tremblait. Pendant la semaine entre Noël et le Nouvel An Monsieur Claude offrit à tous ses Directeurs et Chefs de Service, tous sites confondus, un Séminaire géant, dans les environs de Nice. Il y fut procédé à une analyse minutieuse de I'existant, après quoi chacun se gratta la tête pour essayer de trouver des idées qui amélioreraient notre consternante situation. C'était la naissance, dans notre Division, du concept de Qualité Totale. Nous étions des précurseurs. On repartit donc avec plusieurs axes de progrès, pour lesquels on allait développer des applications grandioses, après avoir constitué les groupes de travail ad hoc. Sigougnart bien sûr prit une part active aux travaux, et jeta tout son poids dans la bataille. Il exposa devant I'assistance émerveillée tout ce qu'il avait déjà fait, et tout ce qu'il allait encore faire. Ce n'était pas rien. C'était pour ainsi dire planétaire. On avait recruté Foch. Ma trop modeste position fit que je n'assistai évidemment pas à cet inoubliable Séminaire, mais heureusement j'ai obtenu par des moyens inavouables une copie vidéo de ses meilleurs moments. Quand je la regarde, j'éprouve, je I'avoue sans ironie aucune, un brin de nostalgie en regardant des amis qui sont partis, et aussi le meilleur d'entre eux, Pierre, qui est mort I'an dernier. Mais dans I'ensemble c'est quand même le comique qui I'emporte. Dans les rangs de la Direction Technique en particulier, on perçoit très nettement que la somnolence le dispute à I'irritation.
Je dois mon premier contact personnel avec Sigougnart, au début de 1988, à mon Chef de Service de l'époque, Monsieur Littlejohn, qui du reste, malgré ses origines, ne comprenait pas un mot d'anglais. Je coulais alors des jours paisibles dans son Service, dit Assistance Technique et Documentation. Tout un programme. Il n'empêchait que les affaires étaient très calmes. J'avais heureusement la chance de disposer d'un ordinateur, un modèle préhistorique certes, mais bien utile pour mes comptes bancaires, mon fichier vidéo, et que sais-je encore. J'avais un bureau minuscule mais confortable, et lorsque je m'ennuyais j'avais toujours la ressource d'aller philosopher avec l'équipe des rédacteurs, qui généralement n'était pas trop débordée. Au lieu de rester bien tranquille, malheureusement, Littlejohn nourrissait une obsession de tous les instants, celle de démontrer à tous ceux qui n'en étaient pas persuadés, et Dieu sait s'ils étaient nombreux, à quel point lui-même et les multiples activités de son Service étaient indispensables à la survie de la Division, voire de la Société. C'est ainsi qu'il réussit à se placer dans le groupe de travail baptisé "Gestion des commandes commerciales", issu du fameux Séminaire, et où il n'avait rigoureusement rien à faire. Ce groupe, bien entendu Sigougnart en était le leader. La gestion commerciale des commandes à cette époque avait en effet des allures étranges, pour ne pas dire surréalistes. Il y avait d'une part un Service Commercial, qui calculait sans sourciller les prix de revient, aussi exorbitants qu'ils fussent, et d'autre part un Service Ordonnancement, chargé du cadencement des livraisons aux clients, principalement donc à la Société. Ce Service était tenu par un homme admirable de bonté et de générosité, droit issu du Siècle des Lumières, et résolument allergique à toute notion d'informatique. Quand on pénétrait dans son antre, le dix-neuvième siècle immédiatement vous sautait à la gorge. Tout était fait à la main. Quant aux commandes lorsqu'elles arrivaient, c'était le coursier qui les enregistrait sur un cahier à spirale. Une merveille d'organisation, c'était, mais il fallait peut-être songer à rendre cela un peu plus moderne.
Littlejohn décida que pour la réunion inaugurale du groupe de travail, il était souhaitable, qu'en tant qu'adjoint, et même qu'alter ego, je I'accompagne. Ce que je fis, je I'avoue, à contrecoeur. Sigougnart d'emblée se mit à diriger le débat. Il nous expliqua d'abord que lui n'y connaissait évidemment rien, puisqu'à peine arrivé à DCV, et que nous étions tous à n'en pas douter de très brillants solistes, mais que sa vocation naturelle à lui était d'être le chef d'orchestre. Que I'on se le dise. C'allait être Bayreuth. En découvrant l'étendue du désastre de la gestion des commandes commerciales, je me dois de reconnaître que notre nouveau Herbert Von Karajan conserva son calme. Il expliqua seulement et très calmement aux responsables concernés que tout était à reprendre à zéro. Objectivement, je ne pouvais guère lui donner tort. La mise en œuvre de I'application tant attendue démarra donc officiellement ce jour-là. Il ne fallut guère plus de cinq ans et d'une dizaine de kilos de rapports en tous genres avant qu'elle ne soit opérationnelle. Il reste encore quelques défauts minimes, mais les opérateurs s'y sont progressivement habitués et n'y font plus attention. Malgré la morosité ambiante, il y eut un moment amusant dans cette réunion. Sigougnart en effet, au lieu de rester assis comme nous tous, ne tenait pas en place et passait son temps à marcher de long en large. Personnellement ça m’était bien égal, mais il tint absolument à s'expliquer. C e n'était pas, nous dit-il, un signe d'impatience ou d'énervement, mais la pénible conséquence d'une blessure au dos survenue pendant la guerre d'Algérie. Et, déclara-t-il, je vous le dis une bonne fois pour toutes, car je ne tiens pas à le répéter à chaque instant. Nous faisions connaissance avec Sigougnart le baroudeur. Effectivement, il n'était pas homme à se répéter. La preuve c'est qu'en peu de temps, plus personne à DCV n'ignora que Sigougnart s'était fait mal au dos pendant la guerre d'Algérie. Certains même y eurent droit trois ou quatre fois. Malintentionné et impertinent comme je l'étais alors, j'imaginai aussitôt qu'il s'était fait ça en balançant des fellaghas du haut des hélicoptères de I'Armée Française, et je le répétai sans vergogne et à tout bout de champ. Odieuses calomnies que tout cela. Sigougnart était un juste, un homme de bien, un véritable humaniste comme on n'en trouve plus, et la suite nous le prouva amplement. Littlejohn mon chef avait émis au cours de la réunion quelques remarques absolument pertinentes, bien que sans aucun rapport avec le sujet qui nous occupait, mais destinées à démontrer que son Service devait être en quelque sorte la clé de voûte de la chose. Quant à moi, très contrarié, je n'avais pas ouvert la bouche. Aussi lorsque Sigougnart vers la fin de la réunion se mit à me fixer droit dans les yeux en me disant qu'il ne m'avait pas entendu, ne pus-je que bredouille que Monsieur Littlejohn, mon Chef, avait tout exprimé à ma place. Pour m'avoir à un tel point fait passer pour un imbécile, j'avoue que je lui en ai voulu longtemps, à Littlejohn. Je crois heureusement m'être un peu rattrapé au cours du déjeuner généreusement offert ce jour-là par Sigougnart à I'ensemble des participants, au restaurant Directorial qui plus est. Je dus, selon mon habitude, exprimer un certain nombre d'opinions sur tout et n'importe quoi, absolument non étayées par quoique ce soit, mais radicalement anticonformistes, ce toutefois lorsque les envolées sigougnartesques m'en laissaient le loisir. Des affirmations suffisamment douteuses en tout cas pour que Sigougnart se forge de moi une opinion vaguement intéressée, sinon vraiment favorable. La seule autre chose, de ce déjeuner, qui me soit restée en mémoire, c'est que Sigougnart déclara à un moment et sans sourciller qu'il était venu à DCV pour convenances personnelles. Un mensonge pareil, ça forçait le respect.
Physiquement Sigougnart me faisait penser à un lion, bien que pas très superbe, et pas du tout généreux, puisqu'une note de frais de cinq francs ne lui faisait pas peur. Pas très grand, trapu, il dégageait une impression de force et d'énergie extraordinaire. Son majestueux embonpoint, conséquence sans doute de vingt-cinq ans de déjeuners et de dîners d'affaires, ne semblait pas le handicaper outre mesure. Il m'arriva plusieurs fois d'être convoqué chez lui, quelquefois avec Littlejohn, d'autres fois seul, lorsqu'il me faisait travailler sur les projets que je vais bientôt aborder. Il avait très rapidement emménagé dans le bureau attenant à celui de Monsieur Claude, après que I'occupant précédent se soit naturellement et de lui-même proposé pour habiter désormais au rez de chaussée, et laisser ainsi la place au prestigieux, providentiel et indispensable Adjoint du Directeur de la Division. Le rituel de ces entretiens alors était absolument invariable. Il fallait d'abord compter une petite demi-heure d'attente, le temps que Sigougnart règle un problème dont la gravité n'avait d'égale que I'urgence, surtout lorsqu'il s'agissait du banquet annuel des Anciens Élèves de l'École Centrale de Paris. Puis, à peine était-on assis que sa Secrétaire I'informait qu'un grand Directeur ou Président quelconque I'appelait avec insistance. La conversation durait le temps nécessaire, après quoi, en attendant le prochain coup de fil, Sigougnart, jamais avare de confidences confidentielles, nous expliquait tous les tenants et les aboutissants de I'affaire, ainsi que la finesse de la stratégie qu'il était en train de déployer, et les énormes gains potentiels qui en découleraient sans aucun doute.
L'après-midi avec le téléphone, c'était carrément infernal, à cause des Américains qui n'arrêtaient pas de I'appeler pour connaître ses directives. Je dois dire d'ailleurs en toute honnêteté que I'anglais de Sigougnart était impeccable. Meilleur même que la langue d'origine, car il utilisait fréquemment des termes inconnus du Harrap's. Mais dans son bureau, je lui en serai à jamais reconnaissant, il n'était pas interdit de fumer, ce qui me permettait de patienter pendant les nombreuses interruptions qui constituaient I'essentiel de la visite. Littlejohn lui, bien que gros fumeur, par sens de la hiérarchie et masochisme inné, s'abstenait. Lorsque le téléphone ne sonnait pas, ou qu'il ne se rappelait pas subitement qu'il devait appeler sans perdre un instant un grand Directeur ou Président quelconque, quelques minutes pouvaient être consacrées à I'objet de la visite. On se rendait compte alors immédiatement à qui on avait affaire. Il comprenait tout en deux ou trois questions bien placées, sans qu'on ait besoin de lui expliquer quoi que ce soit. Il indiquait alors la marche à suivre, au besoin en notant sa méthode et ses idées, ou en faisant même un petit dessin, sur une feuille de bloc, sainte ordonnance qu'il offrait à la fin de la consultation à I'auditoire ébahi. Ce n'était pas n'importe qui que I'on consultait, c'était I'Oracle de Delphes. Restait à trouver le pharmacien. Sigougnart était un grand pédagogue. Pour que I'on comprenne bien son message, il illustrait toujours son propos par une histoire absolument véridique et parfaitement analogue au problème que I'on lui soumettait, bien que I'analogie parfois ne sautât pas aux yeux ; une histoire dont le récit n'était cette fois jamais interrompu par le téléphone. Il fallait compter environ dix minutes. Le contenu pouvait varier d'une fois à I'autre, mais le titre était toujours le même, c'était, traduit, qu'on me le pardonne, en mauvais alexandrins: "Cette année-là grâce à l'illustre Sigougnart La Société gagna des millions de dollars. "Son répertoire était vaste, mais il avait des préférences marquées. C'est ainsi que I'histoire de la fameuse signature du fameux contrat avec le fameux Président de Pan Am, chez lui Sigougnart et devant sa fameuse cheminée, j 'ai bien dû I'entendre cinq ou six fois. A la fin, j'aurais pu la réciter par coeur. Je me bouchais mentalement les oreilles. Cela me rappelait invariablement les noces et banquets de mon enfance, où systématiquement au dessert une centenaire se mettait à chanter: "Voici des roses blanches, pour ma jolie maman." Je chantais moi aussi, mais en silence.
Je dois quand même, encore une fois, à la vérité de dire qu'à son contact j'ai beaucoup appris. Il avait une organisation d'enfer, et une mémoire à I'avenant. Il connaissait le métier indubitablement dans ses moindres détails. Il ne partait jamais en voyage sans avoir constitué un double exact de tout ce qu'il emportait, avec même une liste manuscrite des documents concernés. Il pouvait ainsi tout perdre, c'était sans gravité. C'était un vrai professionnel en toutes circonstances. I fallait aussi être très expérimenté pour faire la distinction entre ses colères simulées et les vraies. Un grand artiste, indéniablement, presque aussi fort que mes Directeurs à moi. Mais seulement presque, comme I'avenir heureusement nous le démontra.
Sur le plan humain, pour le peu que j'en sais, il était aussi extrêmement atypique. Il manifestait un dévouement sincère à l'égard des damnés de la terre en général. Et, c'est incontestable, il n'hésitait pas à très lourdement payer de sa personne sans rien attendre en retour. Mais il avait malheureusement, et c'était très désagréable pour ceux, et ils furent nombreux, qui durent en subir les récits, la charité terriblement ostentatoire. Il essayait chaque fois que I'occasion se présentait de démontrer qu'il était plus fort que I'Abbé Pierre. C'est peut-être cela, bien plus que ses ridicules rodomontades à base de millions de dollars, qui me I'a rendu si détestable. Quand on fait un chèque à une oeuvre humanitaire, on ne le raconte pas à table à des inconnus, ce dont j'ai personnellement fait avec Sigougnart la pénible expérience. Mais à moi heureusement, il en fallait plus à cette époque pour me couper I'appétit.
Airbus,notre coup d’essai
Au début de 1988, donc, nous étions prêts à passer à I'offensive. Airbus Industries, que chacun connaît, avait besoin, pour un de ses nouveaux modèles, d'un certain nombre d'équipements de commandes de vol, couramment appelés servocommandes. J e préfère ne pas expliquer ce que c'est, mettons que c'est comme une Rolls, en plus cher. De la mécanique de très haute précision, tout ou presque dans le centième, voire le millième de millimètre. C'était une occasion à ne pas manquer, puisque les servocommandes, c'était justement notre spécialité. Mais sur un appel d'offres de cette importance, il était impératif de se mette en partenariat avec un autre Industriel, sinon ça ne pouvait pas marcher. Sigougnart nous maria donc pour la circonstance avec une Société anglaise dont je me dois, par pudeur, de taire le nom, et qui grosso modo fabriquait la même chose que nous, mais en beaucoup moins beau et aussi nettement moins cher.
Répondre à un appel d'offres international, c'est un travail considérable, surtout quand on n'a pas l’habitude. Le client potentiel envoie, exprès pour embrouiller le fournisseur potentiel, des kilos de
documents de tous ordres, technique, commercial, management, qualité, plannings, etc..., dont la plupart sont incompréhensibles et complètement dépourvus d'intérêt. Il s'agit donc d'abord d'identifier les documents importants et de les exploiter, mais aussi de lire les autres avec attention, et de faire comprendre, dans la réponse, par un maximum de remarques pertinentes, que 'on a bien tout lu et tout compris, mais qu'on ne va pas se laisser abuser avec des clauses exorbitantes, écrites en tout petits caractères, que I'on n'aurait pas vues. Le fournisseur d'autre part, une fois retenu, doit, outre les matériels eux-mêmes, livrer en signe de soumission d'autres kilos de documents de tous ordres, technique, commercial, management, qualité, plannings, etc..., et organiser avec le client, par définition jamais content, d'innombrables revues de détail de son matériel. C'est une prestation coûeuse, qui doit donc être chiffrée et intégrée dans le prix de vente du matériel si on ne veut pas en un ou deux ans être acculé à la ruine. Enfin, cerise sur le gâteau, le tout est en langue anglaise, et le délai de la réponse incroyablement court. Cela pour dire qu'il fallait s'y mettre d'arrache-pied et sans tarder. Côté technico-commercial, Pierre obtint le rôle peu enviable de coordinateur. Pour traiter les questions commerciales et de management, il embaucha son adjoint le poète dont j'ai déjà parlé, et fit venir de Haute-Savoie un des rares anglophones qui y résidait (la suite hélas lui prouva qu'il n'en était rien). Pierre avait recouru à la Haute-Savoie parce que le modèle n'existait pas tellement à Saint-Cloud, à part moi peut-être, mais j'étais déjà pressenti pour autre chose.
Côté technique en effet, Chief Joseph Deuxième ne se passionnait guère pour la chose. Il mit quand même sur I'affaire, après un mois de totale et délibérée inaction, un ingénieur chevronné et deux ingénieurs aussi talentueux que débutants. Aucun des trois malheureusement n'avait I'habitude de rédiger quoi que ce soit, et de plus ne comprenait un mot d'anglais. Moi qui possédais ces deux qualités essentielles ,je fus donc désigné, à I'unanimité, et sans doute en désespoir de cause, pour apporter mon concours à I'opération.
L'ingénieur chevronné s'appelait Gerfaut. Il avait passé vingt ans à travailler sur les matériels d'avions civils, et c'est pourquoi Chief Joseph Deuxième I'avait mis sur I'affaire, puisque, comme chacun sait, I'Airbus est un avion civil. Gerfaut était un homme adorable, modeste, d'une absolue droiture, excellent ingénieur de surcroît, qui se mettait en quatre toutes affaires cessantes dès qu'on venait lui demander quelque chose. Son seul problème connu était qu'il détestait par-dessus tout parler à qui que ce soit. Il honnissait naturellement le téléphone, et le laissait souvent haineusement sonner sans répondre. Cependant il lui arrivait occasionnellement de s'exprimer, mais uniquement quand il était seul. On le voyait alors, en passant devant son bureau, tenir des conversations très animées avec des interlocuteurs invisibles. Le reste du temps, la moindre monosyllabe lui était très pénible, et prononcer une phrase complète était pour lui une terrible souffrance .Il était aussi extrêmement émotif. Ce projet Airbus le stressait énormément, au point de lui retirer toute inspiration. Lorsque je débarquai au Bureau d'Études, deux semaines environ avant la date limite pour la réponse, I'affaire était dans un état d'avancement étonnant. L'ensemble des réflexions de Gerfaut tenait sur une page et demie manuscrite, tandis que les deux jeunes ingénieurs s'initiaient à la Conception Assistée par Ordinateur en dessinant des parpaings.
Pour commencer à travailler, je disposais quand même d'un schéma de principe de I'objet. Malgré mon ignorance, il me sembla au premier coup d'oeil qu'il y avait dessus une très énorme erreur. Enorme au point que j’hésitai longuement avant de la signaler à Gerfaut. Il fit I'effort de me répondre par un hochement de tête négatif et je n'insistai pas, de peur de le blesser davantage. Heureusement, saisi d'un doute, il alla le soir même prendre I'avis de Chief Joseph Deuxième, qui fut semblable au mien. Le schéma fut donc heureusement rectifié, mais je n'étais plus vraiment très confiant dans la suite des évènements, laquelle suite me donna hélas raison .Je passai ainsi quelques jours à rédiger des choses de peu d'intérêt. Malgré ma bonne volonté, cela ne faisait pas très épais ni sérieux. Nous nous vautrions dans le désarroi. Heureusement Pierre organisa bien vite une visite de nos amis anglais, destinée à nous remonter le moral, ce qui n'était pas du luxe. Quelques semaines plus tôt en effet nos amis anglais avaient répondu, sans notre concours heureusement, à un appel d'offres absolument similaire, et allaient donc pouvoir nous montrer à quoi ressemblait une réponse digne de ce nom.
Nous ne fûmes pas déçus. La chose était constituée de quatre gros classeurs, un pour le Technical, un pour le Commercial, un pour le Management, et le dernier, plus petit, baptisé "Executive Summary", destiné aux grands Directeurs qui n'avaient pas le temps de se prendre la tête avec le reste. Gerfaut et moi en voyant ça ouvrions la bouche en grand. Je dus reprendre mes esprits pour fournir un bref compte rendu de I'avancement de nos travaux, sur lequel nos amis anglais, s'il ne les laissa pas indifférents, ne nous laissèrent percevoir aucune inquiétude. Bel exemple du fameux flegme britannique. Nous nous en fûmes rapidement, Gerfaut et moi, dûment lestés du classeur Technical, qui allait devoir être notre modèle. Il restait à ce moment là, je crois, une semaine et demie.
Gerfaut était si ému qu'il prononça subitement deux ou trois phrases à la file. Il me dit qu'il courait de ce pas chez Chief Joseph Deuxième pour le supplier de tout arrêter. Mais pour notre Directeur, il n'était pas question de baisser les bras. Sigougnart en aurait lâchement profité pour le démolir en haut lieu. Il fallait donc qu'on aille jusqu'au bout ; et dans le fond, s'abstint-il de dire, plus on serait ridicules et mieux ça vaudrait, puisque c'est Sigougnart qui porterait le chapeau. Ils se connaissaient et s'adoraient tous les deux depuis des lustres. Je ne serais pas surpris que Chief Joseph Deuxième, dès I'annonce de I'arrivée de Sigougnart à DCV, ait commencé à méditer sur la manière de s'en débarrasser. Il savait que ce serait long et difficile, mais il savait aussi être très patient.
Gerfaut hérita donc de quelques paroles lénifiantes destinées à lui redonner tonus et optimisme, et nous nous remîmes à I'ouvrage. Je commençai bien sûr par étudier attentivement I'ouvrage britannique. Il était très beau. Il y avait des photographies, des dessins en couleurs, des intercalaires entre chaque section et, comble de raffinement, c'était tiré en recto verso. Rien, absolument rien, n'y manquait, pas même la référence de la plus petite rondelle. Il y avait de volumineuses annexes : dossier de calcul, modélisation, fiabilité, et j'en oublie. Une fois la première extase passée, on s'apercevait quand même, en essayant de le lire, que le document était un extraordinaire chef d'oeuvre de perfidie. Tout, absolument tout, était répété trois ou quatre fois et dans le désordre, les tables des matières des sections étaient habilement conçues pour que le lecteur s'y perde immanquablement, et les dossiers de calcul, modélisation, fiabilité, avaient probablement dix ans d'âge. Et enfin il y avait à I'intérieur du texte un extraordinaire système de renvois destiné à ce que le lecteur, une fois rentré dedans, ne puisse plus jamais en ressortir. Visiblement c'était un métier, et un métier que nous ne connaissions pas encore. Pierre après concertation avec Sigougnart vint me prévenir que notre réponse devrait impérativement avoir la même forme physique que celle de nos amis anglais. Je n'y voyais pas d'inconvénient, si ce n'est que je ne savais toujours pas quoi y mette.
La fin de la semaine arriva. Il fallait d'urgence efficacement s'organiser pour la suivante, qui serait la dernière. On convoqua donc pour le lundi matin deux dactylos intérimaires et un traducteur professionnel. Je fis également venir de chez Littlejohn un jeune rédacteur plein d'avenir, et notre traductrice maison, une charmante jeune fille que tout le monde appelait Bugs Bunny, à cause d'un petit défaut de dentition, qui donnait lieu à toutes sortes de plaisanteries du plus mauvais goût, et à qui on ne pouvait reprocher qu'une chose, c'est de n'être vraiment bonne à rien, surtout en anglais. Mais ce n'était pas suffisant. Sigougnart avait compris que techniquement nous étions un peu faibles, et soupçonnait sans doute Chief Joseph Deuxième de le faire exprès. Il prit alors, le vendredi après-midi, une mesure radicale, inédite et révolutionnaire. Dès le lundi, le Bureau d'Études anglais viendrait assister le notre pour finalise rla proposition technique. Il s'abstint évidemment d'en aviser notre Directeur, sans doute pour ne pas lui gâcher son week-end.
Mes souvenirs de cette semaine fatidique sont, à cause du surmenage, passablement confus. Habitué à ne jamais dépasser trois heures de présence active par jour, je passai brusquement à douze, non sans graves dommages psychologiques ultérieurs. Chief Joseph Deuxième dès qu'il apprit I'arrivée imminente de nos amis anglais, leur interdit catégoriquement l'accès à son étage. Il était pour lui bien évident qu'ils venaient exprès pour nous voler tout notre savoir-faire, jusqu'à notre plu spetite rondelle. Nos amis anglais, arrivés dans I'après-midi du lundi, furent donc cantonnés dans le bureau de Monsieur Claude. Il y régnait une certaine tension. Je leur fis en soirée un bref exposé sur I'avancement des travaux, à I'issue duquel ils me parurent nettement moins flegmatiques que la semaine précédente. Après quoi, il fut question de les raccompagner à leur hôtel. Je proposai aimablement mes services, d'autant, dis-je à Sigougnart, que c'était sur ma route. Comme il ne répondait pas, je crus qu'il n'avait pas entendu et réitérai aimablement ma proposition, en insistant bien sur le fait que c'était sur ma route. Sigougnart alors se tourna vers moi et me dit d'un ton excédé que même si ce n'était pas sur ma route, je n'aurais qu'à faire un détour. On voyait bien qu'il était contrarié par la tournure que prenait la situation.
Le mardi matin, nous vîmes Chief Joseph Deuxième quitter son bureau, avec son imperméable et sa serviette ,et une physionomie exceptionnellement préoccupée. C'était le Fils lui-même qui allait trancher. Et notre Directeur sans doute sut trouver des arguments qui allèrent droit au coeur du Fils, car sans tergiverser, et probablement anglophobe convaincu, il trancha effectivement en déclarant que nos amis anglais n'avaient qu'à rentrer chez eux. Chief Joseph Deuxième, en toute modestie, triomphait. Nos amis anglais à nouveau passèrent la journée dans le bureau de Monsieur Claude, de plus en plus contrariés. Même I'histoire du contrat avec le Président de Pan Am ne les aurait pas amusés.
Mais Sigougnart n'était pas homme à se laisser abattre pour si peu. Il mit en place une procédure d'urgence. Nos amis anglais en effet rentraient chez eux, il n'y avait pas le choix, mais ils prenaient à présent la responsabilité technique du projet, ce n'était pas si difficile, ils n'avaient qu'à recopier leur proposition du mois précédent en changeant un mot par ci par là, pendant que nous continuions à travailler sur les aspects Commercial et Management. Pour assurer une bonne coordination, ils emmenaient Pierre avec eux, et je serais moi son interface en France, dans la sérénité et la bonne humeur retrouvées. Pierre rentrerait le samedi matin, et nous n'aurions plus qu'à juxtaposer les morceaux. Ce qui fut dit fut fait. A ceci près que Pierre ce soir-là me téléphona chez moi à une heure tardive, et dans un état d'ébriété avancée. Les Anglais, encore de fort mauvaise humeur, I'avaient déposé à son hôtel sans même I'inviter à dîner, et, comble de malchance, il n'avait même pas réussi à emmener la serveuse dans son lit, sans doute à cause de la pauvreté de son vocabulaire. Il me fit donc comprendre qu'il allait avoir besoin que je I'aide vraiment, et c'est ce soir-là, je crois, que bizarrement naquit notre amitié.
Les jours suivants furent tout simplement féériques. Les secrétaires tentaient de frapper ou d'imprimer, le jeune rédacteur tentait de photocopier, et moi je tentais de faxer en Angleterre. On est habitué aujourd'hui à des machines qui marchent, mais chez nous à l'époque ce n'était pas encore le cas. Le traitement de texte fait maison était un affreux cauchemar, le fax quand il consentait à émettre n'acceptait pas de recevoir et inversement, et quant au reste j'ai formellement noté qu'il ne nous fut à aucun moment possible, pendant toute la durée de la campagne, d'imprimer et de photocopier au même étage du bâtiment, les deux tiers du parc machines se relayant en permanence pour être en dérangement. Bugs Bunny et le Savoyard réputé anglophone (à cette époque, quand on savait dire Good Morning et Thank You, on était considéré comme bilingue) faisaient ce qu'ils pouvaient, c'est-à-dire fort peu. Le traducteur professionnel, qui avait été personnellement prévenu par Sigougnart qu'il devrait s'attendre à travailler quatorze heures par jour, passait faute de matériau le plus clair de son temps à relire Shakespeare. Enfin il me fallait chaque soir consacrer une petite demi-heure à essayer de remonter le moral de Gerfaut, persuadé d'être licencié sous huitaine.
Nous nous tenions plusieurs fois par jour au courant, Pierre et moi, de l'évolution de la situation. Là-bas aussi ce fut l'euphorie, surtout à partir du jeudi, lorsque le personnel anglais se mit en grève, après avoir eu vent d'un plan de licenciement imminent. La frappe, les photocopies, les trous pour mettre les feuilles dans les classeurs, furent donc à partir de là et jusqu'à la fin assurés parles Directeurs anglais eux-mêmes. Pierre rentra le vendredi soir avec une lourde valise de documents. Comme le précieux colis devait être remis à Airbus Industries le lundi après-midi, il fallait travailler le samedi, ce que nous fîmes avec joie. En plus du petit personnel, Monsieur Claude et Sigougnart eux-mêmes étaient présents. J'avais apporté un pack de Heineken, pour Pierre et moi. Une fois de plus j'avais calculé trop juste.
En principe c'était facile. Nous avions fait le Commercial et le Management, et nos amis anglais s'étaient occupés du Technical en totalité, à partir du copieux dossier que nous leur avions fourni, constitué d'un schéma de principe douteux et d'un texte de quatre pages qui ne l'était pas moins. Ils m'avaient seulement poliment demandé si nous voulions bien nous charger du dossier de fiabilité, car chez eux le seul à y connaître quelque chose venait de prendre sa retraite. Comme il y en avait un chez nous, très fort de surcroît, cela n'avait pas posé de problème, si ce n'est qu'il ne fut finalement qu'à moitié content de sa prestation, parce que Chief Joseph Deuxième, décidément impitoyable, ne manqua pas de lui reprocher fortement d'avoir travaillé sur la chose.
Mais finalement ce ne fut pas aussi facile que c'en avait I'air. Nous travaillâmes ce samedi-là comme des bêtes, de huit heures du matin à huit heures du soir, à I'issue de quoi tout était loin d'être achevé. La difficulté principale résidait dans le contenu de I' Executive Summary, destiné aux grands Directeurs qui n’avaient pas le temps de se prendre la tête avec le reste. Il fallait y introduire une présentation conjointe de nos deux Sociétés. Monsieur Claude, dont les désirs étaient des ordres, exigeait absolument que le document soit recto verso, que DCV soit systématiquement au recto, et nos amis anglais au verso, pour qu'on les voie moins. Inexpérimenté comme je l'étais à l'époque, ce n'était pas une mince affaire. D'autant que nos photocopieuses étaient profondément allergiques au recto verso. On croyait d'ailleurs les entendre ricaner dès que I'on enclenchait la touche recto verso. D'autre part la simplicité de la fourniture n'était pas biblique. Aucun des quatre volumes de notre proposition ne devait être fourni au même nombre d'exemplaires. Sans compter naturellement I'exemplaire témoin que nous nous devions de garder.
J'eus tout de même ce jour-là deux satisfactions. La première fut que Denoël nous emmena tous déjeuner en plein air au Bois de Boulogne, alors que son Directeur administratif m'avait aimablement la veille proposé des sandwiches pour que nous ne perdions pas trop de temps, et qu'exceptionnellement j'avais failli me mettre en colère. Il faisait beau, ce fut très agréable, mais le déjeuner malgré tout me coûta vingt francs. Monsieur Claude en effet n'ayant jamais un centime sur lui me taxa dix francs pour le voiturier, et Sigougnart pour ne pas être en reste en fit de même. La seconde satisfaction de cette journée est que je vis en fin d'après-midi le jeune rédacteur plein d'avenir partir main dans la main avec une des dactylos intérimaires, celle qui portait des minijupes absolument ébouriffantes. J'espère pour eux qu'ils ont passé un bon dimanche.
Quand je quittai I'usine le soir vers huit heures, le travail n'était pas achevé mais presque. Le lundi matin en effet fut consacré aux finitions, sauf qu'il fallut pour ainsi dire tout recommencer. Si grande fut la panique que des comportements inhabituels se déchaînèrent. Je vis par exemple à un moment, alors que je devisais aimablement avec sa secrétaire, passer en courant Monsieur Claude, venant de la photocopieuse, chargé d'une brassée de feuilles de papier en vrac, et s'écriant: " Et en plus, il n'y a personne pour m'aider". Sigougnart se tenait coi. Il avait mis la machine en route, cela lui suffisait. Chief Joseph Deuxième quant à lui restait retranché dans son bureau, attendant que le bordel finisse. Le bordel en effet se termina, lorsque Pierre partit en temps et en heure, chargé de la précieuse proposition, constituée de quatre gros classeurs, un pour le Technical, un pour le Commercial, un pour le Management, et le dernier, plus petit, baptisé "Executive Summary", destiné aux grands Directeurs qui n'avaient pas le temps de se prendre la tête avec le reste. Nous avions fait aussi bien, sinon mieux, que nos amis anglais. Le Savoyard anglophone avait regagné sa province en jurant de ne plus jamais revenir. Bugs Bunny, letraducteur professionnel et les dactylos intérimaires avaient aussi regagné leurs pénates. Je restais seul.
Le bureau de Denoël ressemblait au QG électoral de Charles Foster Kane au soir de l'élection. J'étais tellement fatigué que je partis sans faire le ménage. Lorsqu'à tête reposée je réexaminai I'exemplaire témoin, je constatai que tout, absolument tout, allait de travers. Rien ne se raccordait correctement, le verso était à la place du recto, certaines sections figuraient deux fois, d'autres avaient été carrément oubliées, etc... C'était, tout comme le document britannique, un chef-d'oeuvre de perfidie, mais cette fois totalement involontaire.
Citizen Sigougnart perdit l'élection. Il paraît néanmoins que nous arrivâmes seconds de la compétition, ce dont Sigougnart ne manqua jamais ensuite de se vanter urbi et orbi. Il s'en était fallu, selon lui, d'un poil de cul. Je ne suis jamais parvenu à y croire, ou alors il y a de quoi être inquiet quand on monte dans un Airbus. A mon avis, ou bien Airbus Industries essayait mensongèrement et par pure méchanceté de nous encourager à continuer à dépenser de I'argent inutilement, ou bien nous n'avions été que deux compétiteurs.
Quelques jours plus tard, alors que je traînais un matin au quatrième étage, Pierre me fit signe. Il me montra, I'air profondément affligé, une note qui se trouvait dans le parapheur de Sigougnart, momentanément absent. Cette note, adressée au Fils, était le compte rendu de I'affaire Airbus Industries. C'était essentiellement, suivant les habitudes stylistiques de son auteur, une longue et dithyrambique autoglorification, à ceci près qu'on pouvait y lire textuellement, en conclusion attristée, qu’uncertain Monsieur Gerfaut s'était malheureusement avéré incapable de mener le projet à bien. Mon sang à moi aussi se glaça, et nous nous regardâmes Pierre et moi avec une profonde tristesse. Heureusement je crois savoir que cette note n'atteignit jamais son destinataire, car Monsieur Claude s'y serait intelligemment opposé. Ou alors que le Fils, connaissant Sigougnart et étant lui-même ancien élève de I'Ecole Polytechnique, ne fut pas assez stupide pour y attacher une quelconque crédibilité. En tous cas Gerfaut, Dieu merci, malgré la vindicte sigougnartesque, put couler des jours tranquilles et silencieux jusqu'à une retraite bien méritée.
Que l'on n'aille pas croire que Sigougnart était un écoeurant délateur. Bien au contraire, il aimait son prochain comme lui-même. Mais seulement le dimanche matin, à la messe. Le reste du temps, ses écrasantes responsabilités ne lui en laissaient pas le loisir. Être à la fois petite soeur des pauvres et grande courtisane des riches, ce n'est pas facile tous les jours.
Un jour, lors de la rituelle cérémonie des voeux présentés par Monsieur Claude à I'ensemble des cadres de DCV, j'ai vu soudain un hippopotame fendre la foule, écrasant tout sur son passage, pour être le premier à ouvrir la porte au Fils, qui nous faisait ce jour-là I'honneur de sa présence. Après Sigougnart le cafard, c'était Sigougnart I'huissier.
Boeing les Hélicoptères, notre coup de maître
Si ma mémoire est bonne, Airbus Industries et Boeing les Hélicoptères se chevauchèrent quelque peu. Avec un manager comme Sigougnart, il fallait être à la fois au four et au moulin. Le petit personnel ne devait jamais reprendre haleine. Grâce donc aux puissantes relations internationales de Sigougnart, une volumineuse caisse de documents débarqua un beau matin dans le bureau de Monsieur Claude. C'était Boeing qui nous I'envoyait, mais pas Boeing les Avions comme le croirait le profane, Boeing les Hélicoptères, moins connus mais tout aussi redoutables, et basés à Philadelphie. Je fus immédiatement désigné volontaire pour vider la caisse et faire le tri des divers documents, ce qui me prit une complète après-midi. Sans vouloir faire de l'anti-américanisme primaire, c'était un bordel immonde. Je finis quand même par comprendre qu'il s'agissait pour nous de proposer un prix de vente pour fabriquer des matériels, encore une fois des servocommandes, équipant un hélicoptère qui avait ses preuves pendant la guerre du Vietnam, et que Boeing les Hélicoptères s'apprêtait à moderniser. Les dessins des matériels eux par contre n'avaient pas été du tout modernisés, paraissaient quelque peu rongés par les mites, et me semblaient en outre encore plus incompréhensibles que les nôtres. Je me limitai néanmoins à ce qui m'avait été demandé, et organisai à I'intérieur de la Division une intelligente diffusion des documents, en m'abstenant de tout commentaire. L'affaire fut ensuite quelques jours mise en veilleuse jusqu'à la conclusion apocalyptique de I'affaire Airbus, après quoi Sigougnart y engagea sans perdre une minute toutes les forces disponibles.
Côté Technical, il n'y avait rien à faire, puisque Boeing les Hélicoptères, des années auparavant, s'était déjà occupé de tout. Ce qui fait que Chief Joseph Deuxième ne s'occupa jamais de rien, si ce n'est qu'il m'emprunta discrètement un matin les plans pour savoir à quoi ça ressemblait. Il y avait trois types de matériels. Chief Joseph Premier et lui sans se concerter furent unanimes, après sans doute été saisis de fou rire : un des engins, le plus modeste, correspondait à la rigueur à notre savoir-faire, les deux autres par contre nous ne saurions jamais les fabriquer économiquement. Sigougnart ne prenant en considération que le chiffre d'affaires potentiel, et par suite les millions de dollars dont il ne manquerait pas d'être crédité si I'affaire aboutissait, fit naturellement et allègrement le choix inverse, sans aucune autre considération. Pour être honnête, il faut cependant préciser qu’aucun des deux Chief Joseph ne le mit aucunement en garde.
Presque immédiatement après le départ de la proposition Airbus, je me retrouvai donc à nouveau dans le bureau de Gerfaut, qui se remettait doucement de ses émotions dans un silence absolu, pour préparer le volume Management de la proposition Boeing les Hélicoptères. Deux semaines ainsi s'écoulèrent, qui me parurent des vacances, comparées à ce que je venais de vivre. Tout fonctionna le plus paisiblement du monde. Je rédigeais ce que je devais rédiger, on me fournissait le reste sans aucun retard, le traducteur traduisait et les secrétaires frappaient. C'était Byzance, aux imprimantes près. Pendant ce temps Sigougnart, qui semble-t-il commençait un peu à s'intéresser à moi, en profita pour me faire passer quelques tests d'aptitude. Entre autres choses, il fit venir de Vélizy exprès pour moi un logiciel de gestion de projets dont nous n'avions nul besoin, et sur lequel je dus peiner une bonne journée avant d'imprimer, pour son unique satisfaction, une brassée de plannings totalement dépourvus d'utilité.
Le logiciel maudit à peine remisé aux oubliettes dont il n'aurait jamais dû sortir, Sigougnart m'invita à passer un coup de fil à I'Acheteur de chez Boeing les Hélicoptères, pour lui dire que la caisse était bien arrivée, et que nous étions bien contents et très empressés de répondre ; et pour prouver à quel point nous étions intéressés, j'en profiterais pour lui poser quelques questions très pertinentes, sélectionnées par Sigougnart lui-même. Enfin, ajouta Sigougnart, je serais bien aimable d'enregistrer la conversation et de la lui faire ensuite écouter. Je n'étais pas vraiment enchanté, mais je n'avais pas trop le choix. Je possédais heureusement un micromagnétophone aimablement payé en note de frais par la Société lors d'un précédent voyage aux Etats-Unis d'Amérique. Après quelques répétitions fébriles, je finis par me sentir prêt et appelai donc I'homme des Hélicoptères. Je compris alors très vite que j'étais tombé sur I'individu probablement le plus désagréable et renfrogné de tout Boeing les Hélicoptères. Il était très facile de le comprendre car son vocabulaire était des plus limités. Il se composait essentiellement de "No" et "I dont know". Je sentais que s'il avait su à quel important personnage il avait affaire, il I'aurait enrichi avec: "Leave me alone" ou peut-être même "Fuck you, asshole". Je réussis néanmoins à lui raconter ma vie pendant dix bonnes minutes sans qu'il me raccroche au nez, et à lui poser toutes les questions de Sigougnart, dont évidemment aucune n'obtint la moindre début de réponse. Ce sur quoi nous nous séparâmes mutuellement soulagés. Mission était accomplie.
Je fis le soir même écouter la bande à Sigougnart. Mon accent et ma science du monologue apparemment lui plurent. Les réponses à ses questions, il s'en moquait éperdument, presque autant que moi. Et tout ce que moi je souhaitais, c'était de ne jamais avoir à rappeler le pénible de Philadelphie. J'eus droit quand même à une saisissante explication de texte sur tout ce que j'avais dit d'inutile, et sur tout ce que j'avais oublié de dire d'utile. Mais dans I'ensemble, Sigougnart se montrait plutôt bienveillant à mon égard. Quant à moi, je dois confesser un terrible secret, c'est que je commençais à trouver arnusante I'idée de travailler pour lui. Au moins avec Sigougnart, on ne s'ennuyait pas. Son charisme, son intelligence, sa puissance de travail et son mépris des conventions sociales, avaient assurément causé sa réussite tout autant que sa fragilité.
A partir de ce moment-là, je crois, il se mit à considérer que je faisais partie de ses effectifs. Cela allait tellement de soi qu'il avait seulement négligé d'en aviser Chief Joseph Deuxième. Un après-midi au sacro-saint Laboratoire, je tenais pour je ne sais quelle raison compagnie à Littlejohn lorsqu’il arriva. Littejohn alors, prenant un de ces airs imbéciles dont il avait le secret, lui confia, au bord des larmes, qu'il allait être très ennuyé par ma disparition, et qu'il faudrait de toute urgence me remplacer, sans quoi son Service courrait à la ruine. Chief Joseph Deuxième, qui tombait des nues, pour une fois fut très avare de paroles, mais je notai qu'un peu de bave apparaissait aux commissures de ses lèvres. Il tourna les talons et partit, visiblement contrarié. Il ne tenait sans doute à moi pas plus que ça, mais j'étais sa propriété, et il n'allait pas aussi facilement se laisser déposséder par Sigougnart, qui ensuite ne manquerait pas de lui piquer tous ses ingénieurs les uns après les autres. C'est pourquoi il y eut, le soir même, entre eux deux, une explication particulièrement franche. Franche, m'a-t-on dit, au point de faire vibrer les cloisons. Je revis Sigougnart le lendemain, et il me dit d'emblée avec un grand sourire: "Alors, il paraît que vou savez peur de vous faire anschlusser". Je ne répondis rien, mais à présent que j'y repense, je trouve le terme désespérément révélateur. Il y avait chez Sigougnart, tout homme de bien qu'il fût, une volonté d'expansionnisme désagréablement hitlérienne. Pourtant, même avec une moustache et une casquette, on n'aurait pas pu le confondre avec Adolf. C'est plutôt à Hermann Goering qu'il ressemblait ; quelqu'un qui servait les intérêts du Reich sans jamais perdre de vue ses intérêts personnels.
La proposition Boeing pendant ce temps allait bon train. J'eus la chance d'assister à deux réunions historiques et absolument désopilantes. La première, au tout début du processus, était une présentation de la chose, faite à partir d'un ensemble de documents rétroprojetables, originaires de Boeing les Hélicoptères, et habilement récupérés par Sigougnart. Tous les Chefs de Service de DCV étaient de la fête. En ayant eu I'avant-première, j'avais souligné ou entouré les passages qui pouvaient plus particulièrement nous concerner, et rendu le document à Sigougnart. Celui-ci en cornmentant la chose fit timédiatement remarquer qu'il avait fait des marques sur les passages importants. En toute candeur, craignant une tragique méprise, je levai la main et déclarai que, excusez-moi, ce n'était pas vous, c'était moi. Non, répondit Sigougnart catégoriquement, c'est moi. Si, fis-je en toute inconscience ; d'ailleurs, ajoutai-je, c'est moi qui possède I'original. Et, joignant Ie geste à la parole, je le brandis bien haut devant I'assistance hilare. Sigougnart alors me déclara, avec une très nette envie de meurtre au fond des yeux :"Alors ça prouve que les grands esprits se rencontrent".
La seconde réunion, elle, était essentielle, puisqu'il s'agissait de fixer le prix de vente des matériels. L'élite de la Division était réunie, quant à moi je me trouvais là par un hasard incompréhensible. Les Savoyards avaient travaillé nuit et jour pour estimer le coût de la chose. Une fois que les responsables concernés eurent aligné les chiffres sur un paperboard, Sigougnart se leva et déclara avec un sourire contrit que ça n'allait pas du tout. Il connaissait en effet par ses informateurs d'outre-Atlantique le prix maximal que nous pouvions proposer pour être retenus, et il s'avérait que pour I'un des matériels nous étions trente pour cent au-dessus, et cinquante pour cent pour I'autre. Faisant preuve de magnanimité, il abandonna le secon dpour se concentrer sur le premier, qui comme par hasard était le plus cher. En un quart d'heure, il nous fit une éblouissante démonstration arithmétique, à I'issue de laquelle le prix de I'engin était miraculeusement revenu dans des limites acceptables. Entre autres subtilités, il avait, sachant que nous vendrions les objets en dollars, fixé désormais le prix de celui-ci à six francs cinquante environ. Un taux historique s'il s'était réalisé, ce qui hélas ne fut jamais le cas. En définitive, nos pertes furent davantage causées par la conjoncture internationale que par la légèreté de Sigougnart.
Monsieur Claude au cours de la réunion n'intervint qu'une fois, ouvrant un oeil pour dire à ses dévoués collaborateurs qu'en vingt ans ils n'avaient décidément fait aucun progrès. Il expliqua comment il avait lui fait fabriquer des pièces supposées impossibles à fabriquer, en parcourant l'Europe, en modifiant et en inventant des machines. Il était de toute évidence un visionnaire entouré de médiocres. Ce sur quoi, visiblement consterné par tant d'incompétence, il alla s'installer devant son ordinateur et se désintéressa entièrement de la suite.
Je me suis souvent demandé pourquoi il avait toujours laissé Sigougnart agir à sa guise, alors qu'il aurait pu l'écraser avec un doigt. La seule hypothèse qui me paraisse plausible, c'est qu'un grand bâtisseur, au soir de sa carrière, peut éprouver I'envie perverse de regarder le premier Attila venu essayer de démolir I'oeuvre de sa vie, pour tester la solidité de l'édifice. On entre ainsi encore plus facilement dans la légende. Sigougnart à cet égard était I'homme de la situation ; il était une horde sauvage à lui tout seul. J'eus le privilège de remettree en mains propres la précieuse proposition au coursier de Federal Express, après quoi je regagnai mon pavillon campagnard, et ne fus plus que de loin en en loin tenu au courant dla situation.
Nous étions compétitifs sur le prix, mais il fallait en plus convaincre nos amis américains, à qui I'idée de travailler avec leurs amis français ne plaisait que modérément, de notre absolue bonne volonté et complète soumission à leurs exigences quelles qu'en soit le coût. Pour ce faire Sigougnart multiplial es voyages à Philadelphie. A chaque fois il revenait enchanté et émettait un compte rendu hagiographique à I'intention des grands de ce monde, expliquant que I'affaire, grâce à ses efforts, était en très bonne voie, pour ne pas dire conclue. Nous étions Pierre et moi morts de rire. Une chose est certaine, un jour ou l’autre nous travaillerons pour Boeing, a-t-il ainsi textuellement écrit. A chaque voyage, il rencontrait et fascinait des dizaines de hautes personnalités de chez Boeing les Hélicoptères. L'entretien initialement prévu pour durer dix minutes durait immanquablement plus de deux heures, tant il s'y entendait pour captiver I'auditoire. Après les explications de Sigougnart, les Américains les plus rétifs et obtus se retrouvaient entièrement acquis à notre cause. Ils I'embrassaient avant qu'il ne reparte.
Un grand acteur burlesque américain, W.C. Fields, est natif de Philadelphie. Il aimait cette ville au point d'avoir un jour déclaré qu'il ferait graver sur sa tombe: "J'aime mieux être ici qu'à Philadelphie". Une autre de ses répliques célèbres est: "Never give a sucker an even break.". Ce que I'on pourrait traduire par: "A un pigeon, ne lui laissez jamais le temps de reprendre sa respiration." Je ne serais pas plus que cela surpris d'apprendre que certains responsables de Boeing les Hélicoptères, lorsqu'ils rencontraient Sigougnart, avaient cette maxime en tête, et se tordaient de rire dès qu'il avait repassé la porte. En ce qui me concerne, si j'avais été présent, je leur aurais volontiers cité Michel Audiard: "Les cons, ça ose tout; c'est même à ça qu'on les reconnaît."
Finalement, contre toute attente, I'affaire aboutit. Elle aboutit si bien que fort de ce premier succès, Sigougnart réussit à vendre aussi le second matériel, celui qui nous coûtait cinquante pour cent plus cher que le prix de vente. Mais Sigougnart raisonnait en chiffre d'affaires et non pas en bénéfices. Les millions de dollars grâce à lui étaient engrangés. Aux besogneux de Haute-Savoie d'essayer de ne pas nous faire perdre trop d'argent.
On ne peut pas dire que les Savoyards au début étincelèrent de dynamisme et d'efficacité. Par exemple, tout document en langue anglaise qui leur tombait sous la main, ils s'ingéniaient à le traduire, en le bourrant le plus souvent de contresens, et ce même lorsque le document était dépourvu de tout intérêt. Pierre, toujours coordinateur de la chose, s'en réjouissait énormément et de temps en temps me racontait les désopilantes initiatives savoyardes. Mais eussent-ils été des aigles, cela n'aurait sans doute rien changé .Les pièces de Boeing les Hélicoptères différaient énormément des nôtres. Certaines étaient si simples que les Américains précédemment étaient obligés de les faire fabriquer au Japon. Il y avait donc tout un apprentissage à acquérir, qui n'avait évidemment pas été inclus dans le prix. Des dizaines de personnes très compétentes travaillèrent sans relâche sur I'affaire, pour finalement parvenir non sans mal à produire des matériels satisfaisants. Il n'empêche que le résultat financier fut, comme n'importe quel ahuri aurait pu le prévoir dès I'origine, absolument catastrophique. Sigougnart ne manqua d'ailleurs pas à de nombreuses reprises d'en blâmer publiquement et très sévèrement l’ensemble de la Haute-Savoie, qu i avait atrocement ruiné sona dmirabletravail.
Cette affaire déclencha la fureur durable à notre encontre de tous les milieux conrmerciaux et financiers de la Société, et nous assura pendant des années une notoriété incontestable A. cette époque en effet I'Aéronautique ci vile et militaire était au creux de la vague. L a crise internationale I’ l’avarice des pouvoirs publics, la morosité des clients étrangers, faisaient que les ventes et les bénéfices s'amenuisaient énormément. Afin que le personnel d'encadrement ne perde pas espoir et puisse remotiver ses troupes, on diffusa très largement une sorte de diaporama expliquant I 'art et la manière dont on allait se ressourcer dans les cinq ans à venir. Au tout début de la projection, en signe d 'autoflagellation apparaissait la liste des cinq affaires les plus calamiteuses jamais réalisées par la Société au cours de la décennie. Nous, à DCV, avec notre admirable percée sur le marché américain avions I 'honneur et la joie d'en faire partie.
Cette même année 88, Chief Joseph Premier prit définitivement sa retraite. Il partit sur la pointe des pieds, refusant tous les honneurs dus à son rang et à sa prestigieuse carrière. Ce fut pour tous un énorme traumatisme. Mais Sigougnart qui avait toujours le mot pour rire, déclara un jour à Littlejohn, qui lui faisait part de son profond désespoir, qu'il faudrait quand même voir à ne pas rester orphelins trop longtemps. Il oubliait seulement, Sigougnart, que personne certainement n'aurait voulu de lui comme père de remplacement. Bon gré mal gré la vie continua, avec Chief Joseph Deuxième seul aux commandes, et Monsieur Claude toujours flanqué de Sigougnart. La plaisanterie heureusement ne pouvait pas durer éternellement. Sigougnart avec I'affaire Boeing les Hélicoptères s'était avéré fort coûteux et de ce fait s'était attiré de nombreuses inimitiés dansl es milieux influents de la Société. Il avait beau expliquer que tout était de la faute de la Haute-Savoie, de forts soupçons pesaient sur lui.
Au début de 90, nous apprîmes que Denoël s'en irait à la fin de I'année. Le nom de son successeur resta quelque temps inconnu, mais on savait déjà, au soulagement général, que ce ne serait pas Sigougnart, car lui aussi était sur le point de partir. Il n'achèverait donc pas la ruine de DCV, pourtant grâce à lui bien avancée. Chief Joseph Deuxième un jour m'a affirmé que c'était lui et personne d'autre qui I'avait fait virer. Mais Sigougnart avait tellement d'ennemis que, sans mettre en question sa parole, j'aurais tendance personnellement à nourrir quelque scepticisme. Il ne me paraît pas impossible par exemple que Monsieur Claude lui-même y ait largement apporté sa contribution. Son estime pour Sigougnart n'avait jamais sauté aux yeux. Il n'avait peut-être pas non plus trop apprécié I'impatience de Sigougnart à se rendre à son enterrement. Et le Fils quant à lui avait sous le nez I'effroyable résultat de I'opération Boeing les Hélicoptères et ne tenait peut-être pas trop non plus à aggraver davantage la situation. La capacité de nuisance de Sigougnart, bien qu'émoussée, était encore vive .Le successeur de Denoël eut tôt fait d'être connu. Batellerie était son nom. C'était un homme qui avait occupé de nombreux postes dans les diverses usines de la Société. Il avait même été, quelques années, Directeur de I'usine de Haute Savoie. J'ai rarement vu quelqu'un qui se prête aussi peu à toute caricature. Chaleureux, dynamique, honnête, on lui chercherait en vain des défauts.
Moi, depuis 1985, je suis abonné, en tant qu'expert en Commandes de Vol, aux fameux Séminaires Condor, du nom de la gamme d'avions d'affaires de la Société. Tous les deux ans on réunit la clientèle dans un cadre prestigieux, pendant trois jours. Le Séminaire débute invariablement par un gigantesque cocktail, et se termine par un fabuleux dîner de gala. Mais entre les deux, il faut subir d'abord une interminable litanie de discours de Présidents et de Directeurs, après quoi se déroulent hélas, pour chaque modèle d'avion, les sessions techniques proprement dites. Le principe consiste à exposer I'ensemble des problèmes résolus depuis le précédent Séminaire, et à observer un silence pudique sur les problèmes non résolus, les clients étant en principe assez grands pour s'en charger eux-mêmes. Le déroulement des sessions est assez imprévisible. Les moments les plus houleux arrivent souvent là où on ne les attend pas. Mais de toute façon, soleil et gastronomie aidant, tout finit toujours dans la bonne humeur. Pour ma part, I'expérience m'a appris à ne m'exprimer que lorsque je ne peux pas faire autrement, et à me désintéresser entièrement du reste. Lorsque occasionnellement le Président de séance fait appel au spécialiste des Commandes de Vol, je m'approche de I'estrade, prends le micro, et commence par faire répéter la question, que je n'ai en général pas entendue. Cela fait, n'ayant toujours pas compris la question mais ayant une vague idée du sujet, j'adopte, selon la gravité du problème et l'état d'avancement de nos travaux, la stratégie la plus adaptée : explications techniques longues, fallacieuses et embrouillées, étonnement et suspicion entièrement feints, triomphalisme modeste, et éhontés mensonges lorsqu'il s'agit de prix ou de délais.
Si je m'attarde aussi abondamment sur lesdits Séminaires, c'est que celui de 90, en Floride, fut très particulier. Habitué à être seul à cacher nos turpitudes, je me trouvai cette fois exceptionnellement en compagnie de quatre de mes Directeurs, passés, présents et à venir. Monsieur Claude avait tenu à ce que, pour son éducation, Batellerie I'accompagne, et Sigougnart bien sûr, lui qui avait tout inventé de la formule du Séminaire, se devait de I'accompagner. Pour couronner le tout, le successeur de Sigougnart, enfin je I'avais appris pendant le voyage, n'était autre que Chaudelance, organisateur en titre des Séminaires, et ancien adjoint de Sigougnart. Un homme d 'une grande distinction et d'un grand mérite, comme nous ne tarderions pas à le constater. Je fus fixé dès I'embarquement. Mon épouse m'accompagnait pour quelques jours de vacances supplémentaires à Key West. Autant Monsieur Claude et Batellerie furent avec nous d'une courtoisie exquise, autant Sigougnart nous ignora superbement. Quand il était en représentation, il ne pouvait pas se permettre de parler au petit personnel.
Le dimanche matin, Monsieur et Madame Sigougnart allèrent à la messe, et revinrent enchantés par le spectacle de tous ces Noirs qui se tapaient d ans les mains en chantant des chansons. A la place des Noirs, moi je les aurais volontiers couverts d e goudron et de plumes. Au hasard du déroulement des sessions techniques, je me retrouvai à mon corps défendant assis entre Monsieur Claude à ma gauche, Batellerie à ma droite, tandis qu'à quelques mètres Sigougnart traitait une affaire de grande envergure. Monsieur Claude de temps à autre ouvrait les yeux et me demandait si c'était nous qui faisions ça ; j e lui répondais non, Monsieur, du tout, et il se rendormait aussitôt. Batellerie quant à lui ne décolérait pas en raison de I'argent gaspillé à de pareilles âneries. Sigougnart quant à lui ventilait la salle.
Le misérable
Chaudelance, que tout le monde, allez savoir pourquoi, appelait MST, resta trois ans environ à DCV, comme son prédécesseur. Il ne réussit qu'une chose, c'est à faire unanimement regretter Sigougnart par tous ses collaborateurs, à commencer par I'ex-secrétaire de ce dernier, qui, peu habituée à être traitée en esclave, rentra promptement à Vélizy. On aurait dit que le vocable faux cul avait été inventé spécialement pour lui. Jusqu'à la fin il ne se préoccupa que d'une chose, c'est d'avoir un maximum de personnel sous ses ordres. Pour le reste, il fut à chaque instant d'une malhonnêteté et d'une couardise stupéfiantes. Entre autres exploits, Il fit venir de Vélizy son ancienne bonne à tout faire, et la chargea de la communication à I'intérieur et à I'extérieur de DCV. Celle-ci était tout sauf sotte, elle comprit bien vite où elle se trouvait et ne s'éloigna jamais de plus de dix mètres de son bureau. Il embaucha aussi un responsable du marketing, un aimable garçon, d'une naïveté si déroutante qu'aujourdhui encore on a l'impression qu'il continue à croire à I'utilité de sa fonction, bien qu'il soit à lui tout seul la totalité de la survivance du Service technico-commercial, de plus totalement ignoré de ses subordonnés théoriques.
Même à moi Chaudelance fit des propositions. Il me déclara un soir que ce serait ennuyeux, si Pierre se cassait le bras, vu que lui seul dans son Service possédait quelques vagues connaissances techniques . J'appréciai à sa juste valeur la délicatesse de I'expression se casser le bras. Moi, me dit-il, j'avais été élevé dans le sérail de la Direction Technique, mon ancienneté était considérable, et pour couronner le tout je parlais parfaitement anglais. Des hommes comme moi, il n'y en avait pas des brouettes. Je serais donc pour Pierre un parfait adjoint. Enfin je devais bien me mettre en tête quec ela pourrait avoir des répercussions très favorables sur ma carrière. Il me demanda si je pensais que Chief Joseph Deuxième en cas de mutation se roulerait par terre, mais par modestie je m'abstins de lui dire que sûrement que oui, d'autant que c'était déjà arrivé. On ses épara très cordialement, en se promettant de réfléchir et de s'en reparler. Bien entendu, la question fut à tout jamais close.
Pierre, qui n'était pas au courant et qui n'était absolument pas pressé de mourir, ne fut nullement enchanté, lorsque je lui racontai la chose, par I'attitude de son chef. Longtemps après il me dit que Chaudelance, il ne savait pas ce que je lui avais fait, mais il ne pouvait absolument pas me voir en peinture. Pour lui j'étais un parfait exécutant, mais absolument rien d'autre, sinon le dernier des imbéciles. Je ne prétends certes pas le contraire, mais alors pourquoi avoir essayé de me débaucher ? Mystère dérisoire, certes, mais mystère. A moins que Chaudelance n'ait considéré, comme beaucoup, que plus vos subordonnés sont stupides, moins ils risquent de vous faire de I'ombre.
Pendant ses trois années de présence, Chaudelance fut incolore, inodore et sans saveur. Rien, absolument rien ne se passa dont il puisse, en mal ou en bien, être crédité. Tout le monde l'évitait autant que possible, sauf Littlejohn qui avait toujours des problèmes gravissimes à lui soumettre, lesquels restaient généralement encore plus irrésolus à I'arrivée qu'au départ. Il n'y eut nul besoin de complot pour le faire partir, car il ne dérangeait vraiment personne. Du reste il partit de sa propre volonté, et sans exagérer, son départ passa pratiquement inaperçu. Il n'y eut plus de Directeur Commercial et voilà tout. S'il n'y avait pas eu un pot à I'occasion de son départ, les gens croiraient qu'il est encore là. Aujourd'hui les mots diversification et marketing ont disparu du vocabulaire de DCV et personne ne s'en étonne ni ne s'en plaint.
Une seule fois Chaudelance je le trouvai sympathique, rétrospectivement, c'est lorsqu'aux États-Unis d'Amérique, quelques années après, quelqu'und’important me raconta qu'un jour, là-bas, il fut très en retard à une réunion, au point que celle-ci dut être annulée. Il avait en effet rencontré la veille au soir, u bar de son hôtel, une jeune fille bien sous tous rapports, si charmante qu'il I'avait invitée à partager une coupe de champagne dans sa chambre. La jeune fille malheureusement profita de I'occasion pour verser dans son verre une substance manifestement destinée à assommer les boeufs. Une fois Chaudelance endormi du sommeil du juste, la jeune fille s'en fut discrètement en emportant son argent et ses cartes de crédit. Ses amis américains, qui par ailleurs, comme tout un chacun, le détestaient cordialement, le lendemain matin, étonnés de son absence, se rendirent en désespoir de cause et assez tard dans la matinée à son hôtel, et éprouvèrent alors les plus grandes difficultés à le réveiller. Après quelques heures passées sous la douche, le reste de la journée s'écoula paisiblement en formalités administratives relatives à la disparition des cartes de crédit. J'ignore si le champagne et I'argent volé passèrent en note de frais, mais moi je dis que pour cela, il lui sera beaucoup pardonné, à MST.
Sigougnart et lui aujourd'hui sont en Belgique. J'aime à penser qu'ils déjeunent ensemble fréquemment, naturellement aux frais de leur Société respective, et se tapent mutuellement sur les cuisses en évoquant ces pauvres imbéciles de DCV. Bouvard et Pécuchet au pays des moules frites, en somme.
Le crépuscule
Il y eut ensuite à DCV bien des réformes de structures, une en particulier très profonde, en 1993, consistant en une vaste opération de transfert d'activités et de personnel de Saint-Cloud vers la Haute-Savoie, dans un souci de rationalisation et de réduction des coûts, qui persistaient à être prohibitifs ,malgré le déploiement du concept de Qualité Totale, avec ses innombrables Groupes d'Action et compte rendus ad hoc. La concertation entre la Direction Technique et la Direction tout court fut exemplaire. Ce fut Verdun, avec tout de même moins de morts, n'exagérons rien. Chief Joseph Deuxième autant qu'il put s'opposa radicalement aux projets de Batellerie, lequel d'ailleurs s'était soigneusement abstenu jusqu'au dernier moment de I'informer de quoi que ce soit, sans doute pour ne pas le contrarier. Une cellule de crise fut constituée au sein de la Direction Technique en vue de contrecarrer les scandaleuses et funestes ambitions directoriales. Il y eut une succession de complots en tous genres, de solides inimitiés se nouèrent en cette occasion, mais en final, Chief Joseph Deuxième semble-t-il obtint une assez nette victoire aux points, probablement grâce à ses puissants appuis, puisqu'il parvint à conserver à Saint-Cloud tous ceux qu'il avait envie de garder, et à ne laisser partir que ceux dont il se moquait éperdument.
L'essentiel des troupes de Littlejohn appartenait à la seconde catégorie. Celui-ci néanmoins, persuadé que l'éclatement de son Service allait être fatal à la Division, voire à la Société, se battit de toutes ses forces et sans relâche, et sans le moindre résultat, si ce n'est de faire fuir tout interlocuteur potentiel qui entendait son pas, ressemblant à s'y méprendre à celui de King-Kong, dans le couloir ou dans I'escalier, et de donner de faux espoirs à ses subordonnés, qui heureusement, dans leur grande majorité, n'étaient tout de même pas assez bêtes pour nourrir un quelconque espoir. Ceux qui I'acceptèrent partirent en Haute-Savoie. Certains s'en trouvent bienheureux, d'autres en sont nettement revenus. Ceux qui refusèrent reçurent le pécule auxquels ils avaient droit, et la Société mit en place une structure qui devait leur permettre d'apprendre à rédiger leur CV ou à créer eux-mêmes leur propre entreprise, avec quelques primes à la clé. La plupart en définitive firent surtout connaissance ave les ASSEDIC et, pour les plus chanceux, avec les Contrats à Durée Déterminée.
En ce qui me concerne, on ne me demanda rien de tel. Je réside au troisième étage du sacro-saint bâtiment depuis 1989, à la demande de Chief Joseph Deuxième, qui, je n'ai jamais bien compris pourquoi, m'a toujours manifesté une grande mansuétude, bien que conscient de ma totale ignorance technique, et même une considérable indulgence. J'ai occupé plusieurs bureaux, d'abord avec de jeunes et talentueux ingénieurs, puis avec Littlejohn qui m'a tenu compagnie jusqu'à son départ en retraite, fin 1993. Ce fut une période difficile et amère, d'autant qu'au début de 1993, se sont manifestés chez moi de sérieux troubles d'ordre maniaco-dépressif, qui me valurent quelques ennuis professionnels, et surtout un abonnement à vie au lithium, au Prozac et aux psychiatres. Littlejohn lui était persuadé qu'après la disparition de son Service, la Division, voire la Société, ne survivrait pas à son départ en retraite. J'avais en face de moi le Mur des Lamentations dans sa totalité. Mes nerfs et ma bonne humeur naturelle furent pendant cette période mis à rude épreuve. Il me légua avec ferveur une impressionnante collection d'archives, que, lorsque j'ai envie de faire un peu d'exercice, je lègue progressivement à la poubelle.
Le deux janvier l994, je fus enfin seul. Littlejohn pendant quelque temps essaya par de multiples coups de téléphone et visites inopinés de démontrer son caractère indispensable et vital pour I'avenir de la Division, mais cela ne dura pas, parce que Chief Joseph Deuxième n'y était vraiment pas très favorable, à cause des syndicats qui faisaient mine de trouver scandaleux que les cadres retraités continuent à occuper leurs bureaux pendant que I'on envoyait les ouvriers à I'ANPE. Il fallait vis-à-vis des Rouges, comme il disait, lui qui n'avait pas oublié le Front Populaire, que nous soyons irréprochables.
En tout cas, grâce à la restructuration, j'occupe à présent à moi tout seul un spacieux et confortable bureau prévu pour trois personnes, et mon travail d'homme à tout faire, pourvu qu'il ne demande aucun connaissance théorique ni pratique, me laisse indéniablement quelques loisirs. J'aurais dû succéder à Littlejohn, mais comme le Service n'existe plus à Saint-Cloud, je ne suis le chef que de moi-même et j'en suis bien content. Je me rends quelquefois en Haute-Savoie, mais tout cela fait partie du passé et ne m'intéresse guère.
Plus d'une fois avec Pierre j'ai bu une bière et même plusieurs, en général après déjeuner, dans un petit bistrot où il était extrêmement respecté. Moi c'est dans un autre que j'avais mes habitudes, mais je faisais volontiers acte d'allégeance. Sa conversation souvent pouvait être mortellement ennuyeuse, surtout lorsqu'il se mettait à parler d'aéronautique; ses opinions politiques étaient radicalement opposées aux miennes, mais je savais de longue date que tout cela il le faisait exprès pour voir à quel moment il allait réussir à me faire perdre mon calme. Je lui faisais alors comprendre sans ambages que ses histoires m'ennuyaient décidément à mourir, et nous pouvions alors discuter plus sérieusement. Il pouvait alors devenir véritablement passionnant, Pierre lorsqu'il m'expliquait par exemple avec force détails ce qu'était une fellation bien faite. Ou alors lorsqu'il justifiait son arrivée à onze heures trente ce matin-là par le fait qu'il s'était réveillé dans un endroit inconnu, auprès d'une personne qu'il ne connaissait pas, et qu'il s'était senti néanmoins, par politesse, obligé d'honorer, parce qu'il n'était plus du tout sûr de I'avoir fait durant la nuit. Plus rarement, il me parlait de sa fille, qui vivait à Taïwan et qui lui manquait.
Tout cela a pris fin, hélas, au milieu de 1995. Le crabe à qui il avait fait un permanent bras d'honneur pendant dix ans I'a rattrapé, I'a pris par I'oesophage, et ne lui a cette fois laissé aucune chance. En tout et pour tout cela a duré quatre mois. En 1995 moi aussi i'ai été assez gravement malade, mais ce n'était pas mortel. Il m'a alors promis qu'il allait m'aider autant qu'il le pourrait. J'avais bien besoin d'aide, en effet. Et même, a-t-il dit textuellement , n'ayant plus aucune activité technico-commerciale autre que lire les journaux, il se mettrait totalement à mon service. C'était juste avant qu'il ne tombe malade.
Ma fille est morte en mars et je suis revenu au travail début mai. Nous avons deux ou trois fois déjeuné ensemble, et bu quelques bières, mais il commençait déjà à ne plus se sentir très bien. La dernière fois que je I'ai vu vivant, il était dans un hôpital pour cancéreux, sur la colline de Saint-Cloud, en compagnie d'un pauvre vieillard bardé de tuyaux, qui n'attendait plus que I'extrême-onction. Je ne suis pas resté bien longtemps, tant je mes entais mal, mais quand je suis parti, il m'a quand même balancé une plaisanterie idiote sur les socialistes, qui, bizarrement, s'est effacée de ma mémoire. Je ne saurai jamais s'il savait déjà que c'était la dernière fois qu'on se voyait. Il est rentré chez lui. J'ai essayé de le joindre, au téléphone, mais c'était impossible. Il était trop fatigué, ou bien il prenait son bain. De toute façon, il ne pouvait plus parler. Je me disais que j'irais le voir chez lui, mais je repoussais chaque jour le moment. Et comme ça jusqu'à ce qu'il meure .Il a trouvé le moyen de mourir, lui qui adorait les Etats-Unis d'Amérique, le quatre juillet, jour de la fête nationale anéricaine. La cérémonie, dans le funérarium d'un cimetière bordé d'un côté par le boulevard périphérique, et de I'autre, curieusement, par le Lycée où étudiait naguère Émilie, fut absolument sinistre. On a quand même pu le voir une dernière fois, Pierre, mais tout à fait mort et froid , bien sûr. Personne n'avait songé à mettre dans son cercueil une canette de bière et une revue pornographique, pour la route. Moi-même, j'étais venu les mains vides. Je I'ai regardé un long moment, espérant vaguement qu'il allait dire quelque chose, puis je suis ressorti. Ensuite, en plus d'un discours qui aurait endormi Pierre lui-même si ce n'avait déjà êté le cas, le prêtre nous infligea, sur un mauvais magnétophone à cassettes, quelques extraits mal choisis des Quatre Saisons, de Vivaldi. On se serait crus mis en attente pendant qu'on aurait été en train de téléphoner. Pierre ensuite fut incinéré au cimetière du Père Lachaise. Là ce fut nettement moins ridicule, et même terriblement poignant. Il y eut une musique très belle et très triste, apportée par sa fille, de Taiwan peut-être. Je suis resté un moment, là aussi, mais je n'ai jamais su ce que sont devenues ses cendres. Qu'importe où vous êtes, disait Raymond Chandler, vous dormez du grand sommeil et voilà tout.
Le bistrot où nous allions a, vers la fin de I'année, changé de propriétaire, et je n'y vais plus. A présent jebois ma ou mes bières tout seul, dans I'autre bistrot, celui où la patronne est mon amie. Au début c'est un peu triste, mais rapidement on s'habitue, même si c'est toujours le même qui paie. C'est moi qui lui fais la conversation, à Pierre, dans ma tête, en essayant de le faire rire avec nos histoires de bureau et d'inorganisation chronique. Cela ne demande pas beaucoup d'efforts d'imagination. Dans toute entreprise digne de ce nom, le ridicule est un inépuisable facteur de progrès, et inversement.
On s'attend dans les années à venir à d'autres profondes réformes, d'ampleur cette fois quasiment internationale A une moindre échelle, une étape décisive pour DCV devrait être le départ en retraite de Chief Joseph Deuxième, malheureusement pour Batellerie et les autres classifié Secret Défense. C'est un départ qui prend deux semestres de retard par an. Il finira bien par arriver ,mais pour I'instant, malgré ses soixante cinq années passées, il reste en pleine forme, débordant comme au premier jour d'enthousiasme et d'emportement. Non sans difficultés mais avec patience, ile ssaiede nous inculquer quelques notions de stratégie d 'entreprise. Il devrait hélas partir avant que je ne sois en retraite. Probablement, ce sera alors la curée. Vu mes états de service, I 'ampleur de mon expérience et de mes connaissances, on me proposera certainement un ticket pour la Haute-Savoie, mais je crains bien d'être obligé de refuser. Mon épouse aussi après tout a un travail peu fatigant et bien payé. De plus j'ai une fille, née d 'un premier mariage, qui bientôt passeras on bac, et que j 'ai besoin de voir aussi fréquemment que possible .Et je ne parle même pas de la Haute-Savoie elle-même. Je commence moi-même à me sentir un peu vieux, à quarante-six ans passés. L a quasi-totalité des gens que j 'aimais sont partis, y compris Littlejohn qui parfois laissait filtrer une réelle sensibilité. Il n'y a plus grand chose à DCV qui me retienne.
Je crois quand même que je ne devrais pas avoir trop de difficulté à me recycler à I'intérieur de la Société, à Saint-Cloud ou à Vélizy. Il y a des tas de nouveaux métiers qui fleurissent. Spécifieur de spécifications, rédacteur de guide pour rédacteurs, rédacteur de plans-type, de canevas, élaborateur de charte, animateur de groupes de travail, etc. L 'imagination est désormais au pouvoir. Après un petit stage de formation en langue de bois dont on n'oserait pas se chauffer, je suis certain d'atteindre le sommet. Ce sera pour moi un déchirement de quitter DCV après toutes ces années mais entre la peste et le choléra... Mourir ou mentir, il faut choisir.
C'est pourquoi je demeure résolument optimiste. Au pire, je prendrai Ie confortable pécule auquel me donne droit ma considérable ancienneté e t je me ferai homme a u foyer. Il faudra seulement que j'évite d'aller m'ennuyer trop souvent au bistrot.
Je relirai Proust, Flaubert et Céline. Et si ça ne suffit pas, je retraduirai Finnegan's Wake et Virgile. Ou, encore mieux, je préparerai une thèse sur le positionnement de la virgule dans Voyage au bout de la nuit. Il n'y a pas d 'âge pour commencer à être intelligent.
Mars 1995, Mai 1996
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