lundi 6 juin 2011

Le principe d'indétermination de Heidelberg

ROLAND B. - INGÉNIEUR DES ARTS ET MÉTIERS EN EXERCICE - HORTICULTEUR - PLONGEUR EN APNÉE - SKIEUR NAUTIQUE - BUVEUR MODÉRÉ - NIGHTCLUBBER

Je n'ai véritablement appris à le connaître qu'assez tardivement. Il approchait la cinquantaine et avait déjà derrière lui une assez impressionnante carrière d'incapable.

Pour que vous compreniez bien la complexité de mes rapports avec Michel, il me faut remonter bien des années en arrière. Quand je dis complexité, n'allez surtout pas vous faire des idées. C'est vrai que c'est fréquent que dans les bureaux d'ingénieurs des couples homosexuels se forment. Mais lui et moi je vous assure, il n'y avait pas de danger.

Donc en ce qui me concerne, je suis arrivé à la direction technique au début des années 80, frais émoulu ou presque de la prestigieuse école des Arts et Métiers de Cluny. À ce propos d'ailleurs, je ne sais pas comment il a fait Michel, il a réussi plusieurs années de suite à se faire abonner à la carte de vœux signée du directeur. Chaque fois, il me l'agitait sous le nez en me disant : Regarde Roland, regarde, et ça me mettait en rage.

A mes débuts je travaillais au laboratoire sous les ordres de Monsieur Pierre, qui n'était pas un homme de caractère facile, mais qui n'était pas du genre à vous harceler. Et qui, contre toute attente, avec Michel était copain comme cochon. Monsieur Pierre à vrai dire je ne le voyais pas énormément car le matin il se reposait de ses activités de la veille, et l'après-midi, il était généralement au café ou à l'hôtel, et il ne rentrait que sur le coup de cinq heures, pour la tournée vespérale de Chief Joseph Premier, qui ne manquait pas lui non plus de caractère, mais qui nous a abandonnés progressivement, hélas, vers le milieu des années 80.

Ce qui fait que nous sommes tombés dans les griffes de Chief Joseph Deuxième, celui-là alors un véritable furieux. Jamais un mot aimable. Toujours à m'expliquer que j'étais un con. Et puis alors c'est là que j'ai eu un accident. Pendant des mois j'ai en effet dû subir sans broncher la mauvaise humeur et les brimades d'un ingénieur du bureau d'études absolument horrible, un vieux con mal embouché et désagréable comme on en voit rarement. Jamais content de mon travail, ce fils de pute. Ça fait qu'un jour mes nerfs ont lâché et je lui ai dit carrément d'aller se faire foutre. Fils de pute c'est le cas de le dire, vu qu'il portait le nom de la plus célèbre rue à putes du monde, dont Michel par la suite m'a souvent parlé, avec beaucoup d'émotion et de nostalgie. Le plus bel endroit de Paris et les plus belles filles, selon lui. Pendant des années il y avait dépensé la moitié de son salaire. Mais pour en revenir à l'autre connard, je dois dire que les résultats ne se sont pas fait attendre. J'ai l'impression que vous allez bientôt nous quitter, m'a d'abord dit Monsieur Pierre, je vous regretterai. Allez, venez avec moi au bistrot, je vous offre le verre du condamné. De fait, une heure à peine après l'incident, j'étais convoqué par Chief Joseph Deuxième.

- Oui il est épouvantable, je le sais très bien. Ça fait vingt ans que ça dure. J'ai mis une demi-heure à le calmer. Il voulait vous faire traverser les ateliers à genoux, avec un bonnet d'âne et une pancarte autour du cou qui aurait dit que vous êtes la honte des Arts et Métiers.

- Merci d'avoir refusé, Monsieur.

- Merci de rien. Vous trouvez peut-être que je n'ai pas assez d'emmerdements comme ça ? Il faudrait aussi que je me mette les syndicats et les communistes sur le dos, rien que pour vous faire plaisir ? Il n'en est pas question. Cela dit, je vais être bref. Il a 58 ans et vous 31, alors à votre avis, lequel des deux je fous à la porte ? Hein, vous remarquerez que je suis un démocrate, puisque je vous le demande. Je ne suis pas ennemi du dialogue, moi.

Eh bien finalement je n'ai pas été foutu à la porte. C'est Chief Joseph Premier dans sa grande bonté, alors qu'il était encore avec nous et qu'il s'efforçait de tempérer les folies dévastatrices de Chief Joseph Deuxième, qui m'a envoyé au service des bons à rien. Vous verrez, m'a-t-il encouragé très gentiment, ils ne sont pas tous là-bas totalement catastrophiques. J'y ai même il y a quelques années envoyé Monsieur Pé, qui n'a pas que des défauts, vous le constaterez rapidement vous-même.

Je suis donc parti moi aussi me reposer à la campagne un certain nombre d'années, sous les ordres d'un chef de service particulièrement déprimant, un personnage rougeaud du nom de LittleJohn, en costume grisâtre et cravate du même métal. Je partageais un bureau sinistre avec un individu dont je n'ai jamais entendu le son de la voix, vu qu'il dormait du matin au soir, ainsi qu'avec un juif des plus orthodoxes, qui connaissait la Bible par cœur et m'en faisait abondamment profiter. Michel, lui, était seul dans un petit bureau et il m'ignorait totalement. Il n'était pas très liant, et moi non plus, dans ces années-là. Et je crois qu'à l'époque il n'aimait pas beaucoup les ingénieurs. De toute façon, je l'ai su plus tard, il avait comme moi des activités nocturnes assez épuisantes qui exigeaient pendant la journée un repos complet.

Michel a quitté LittleJohn et ses débiles au milieu de 1989. C'est Chief Joseph Deuxième personnellement qui a fait appel à lui. Je crois qu'il ne le connaissait pas encore très bien. Et moi j'ai récupéré sa charge de travail, qui était à peu près nulle.

Je l'ai retrouvé cinq ans plus tard, quand j'ai emménagé moi aussi au bureau d'études, tout près de Chief Joseph Deuxième, qui a eu l'air très content de me revoir, parce qu'il a toujours beaucoup aimé m'engueuler en me traitant de tous les noms, et ce après que le service de LittleJohn se soit auto-dissout dans l'indifférence générale. On a seulement envoyé les plus cons en Haute-Savoie, et ceux qui l'étaient un peu moins à l'ANPE.

LittleJohn, lui, s'est retrouvé dans le même bureau que Michel. Il ne voulait pas partir à la retraite, le malheureux, il disait que la direction technique, et même la société, ne s'en remettraient pas.

Qu'est-ce qu'il a pu me faire chier avec ses jérémiades, Michel me racontait souvent, on aurait dit le mur des lamentations à lui tout seul. Moi, entre deux crises de larmes, j'essayais de le consoler, mais rien à faire. Enfin quoi, Monsieur LittleJohn, faut pas vous mettre dans des états pareils. Vous savez bien que je suis là exprès pour vous remplacer. Ben oui, qu'il faisait, l'autre, c'est bien pour ça que je pleure. En tout cas, je compte sur vous pour mettre mes archives en lieu sûr. Il y a là-dedans trente-cinq ans d'aéronautique. Une mine inépuisable de savoir et d'expérience. Soyez sans inquiétude, Monsieur Littlejohn, je vais m'en occuper personnellement. Résultat, Litllejohn était encore dans l'ascenseur que tout était déjà parti à l'incinération.

Michel, au bureau d'études, continuait à m'ignorer. Il faut dire qu'il était alors au plus fort de sa période alcoolo-dépressive et qu'il ne s'exprimait plus que par grognements et monosyllabes. Et puis voilà que quelques années plus tard, Chief Joseph Deuxième a eu encore une de ses idées de génie. Il m'a foutu dans le même bureau que lui. Vous allez voir, me dit-il, il va vous apprendre en rien de temps le latin et le grec ancien. Moi j'ai un peu protesté, en disant que ça ne m'intéressait pas énormément, le latin et le grec, ni ancien ni moderne, et que je préférais nettement faire de la technique. Vous ne m'avez pas compris, une fois de plus, il m'a fait, Chief Joseph Deuxième, ce n'est pas une proposition que je vous fais. C'est ça ou la porte. Et si vous êtes pas content c'est pareil.

Au début j'ai bien vu que ça ne lui plaisait pas trop non plus, à Michel, la cohabitation. Il avait cinquante mètres carrés pour lui tout seul depuis plusieurs années, il avait aménagé et décoré ça comme si c'était son appartement personnel, et visiblement il détestait la promiscuité. Ce fut donc au début un peu dur. Surtout que moi qui ne peux pas supporter l'odeur du tabac, avec lui j'étais bien servi. Il en fumait une toutes les huit minutes, à peu près. Il m'a bien fallu trois mois, et j'en suis fier, pour le convaincre définitivement d'aller fumer dans le couloir.

On a eu aussi un autre motif de désaccord chronique, c'est qu'il avait toujours trop chaud, alors que moi j'ai toujours trop froid. Bordel de merde Roland, il me disait, tu vas me faire crever. Tu as qu'à mettre un Damart, ou un marcel, enfin quoi merde. Le Damart je répondais, si tu veux savoir, ça me gratte. Et toi aussi, tu me fais chier, à m'obliger de me geler les couilles à longueur de journée.

Mais finalement on a trouvé un modus vivendi, comme il disait dans son latin à la con. Quand je sortais pour aller me promener au laboratoire et discuter avec mes vieux copains des Arts et Métiers, il se jetait sur la fenêtre et il l'ouvrait en grand, surtout en hiver. Et moi quand je revenais, je n'avais qu'à me précipiter pour la refermer.

Et à force, on a commencé à sympathiser quelque peu. Il faut dire qu'on avait des choses en commun. Tous les deux on avait des origines prolétariennes pures et dures, et on avait été élevés en plein air, au fin fond de la campagne. D'ailleurs moi, j'y vais encore tous les quinze jours. Je m'occupe des patates, des poireaux et des radis, je fais aussi les géraniums, et j'accroche des CD rom techniques aux branches des arbres pour empêcher les piafs de venir bouffer les cerises.

Lui c'était tout le contraire. Vingt-cinq ans chez les bouseux, tu vois Roland, il me disait, c'est assez pour toute une vie. Pour crever d'ennui et d'alcoolisme y'a rien de tel. Et si par malheur un soir tu tires la femme du voisin, le lendemain c'est dans le journal. Tu connais Chasseneuil du Poitou ? Non ? Ben tant mieux pour toi. De toute façon tu pourrais pas y aller, tu connais pas la langue. Remarque, pour les troquets, tu peux pas te tromper, y'en a qu'un. Il est toujours plein. Mais alors si tu espères consommer, c'est autre chose. Si tu es pas en casquette et en salopette, et si tu dis pas "Ah ben couillon, j'avons souef asteure, j'buvrais ben un coup, couillon", tu as aucune chance. Tout le monde va te regarder fixement et se foutre de ta gueule en s'exclamant : Ah ben couillon, core un parisien, couillon.

- Et tu y vas souvent ?

- Ah ben couillon, oune foué par an, couillon. Per vouère ma mère asteure, couillon.

Et pour finir il me citait comme d'habitude son Céline de malheur : Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part.

Une fois, il a reçu un coup de téléphone d'une vieille mémé, comme quoi il y avait à côté de chez elle un bout de champ, dont il était propriétaire, avec un vieux noyer dessus, qui était plein de frelons. Le terrain est à vendre, il a fait, en patois local. Puisque nous sommes voisins, je vous ferai un prix intéressant. Comment ça, ça vous intéresse pas ? Ben vous avez qu'à les tuer vous même, vos frelons. Vous avez bien un fusil de chasse, non ? Non Madame, ce ne sont pas mes frelons. Les frelons sont à tout le monde. Et de toute façon, c'est inoffensif. Faut pas les énerver, c'est tout. Quoi ? Mais qu'est ce que voulez que ça me foute que vous avez 92 ans ? C'est pas de ma faute. Et vous croyez quand même pas que je vais faire huit cents kilomètres pour trois malheureux frelons ? C'est où, d'abord ? Entre Les Rabottes et Le Peu, en plus, juste après Montgamé, c'est ça. Faudrait aussi que j'achète une boussole et un chapeau de brousse. Soyez aimable, occupez-vous plutôt de curer vos clapiers à lapins et de donner à bouffer à vos canards et foutez-moi la paix.

Et paf, il a raccroché au nez de la centenaire. Ah putain, Roland, il a soupiré, ils sont quand même incroyables, ces cul-terreux. Ils se croient vraiment tout permis. Oser me déranger en plein travail.

On avait un autre point commun, c'était qu'il s'y connaissait énormément en cinéma, et moi aussi, sans me vanter. Mais pas toujours le même genre de films. Je le consultais régulièrement sur les programmes télé. Oui, il me disait, je sais, ce soir sur TF1 ils passent Mon curé chez les nudistes. Tu vas te régaler, c'est sûr. Mais je ne dirais pas que c'est une œuvre inoubliable, bien que ce soit un des meilleurs rôles de Paul Préboist. Par contre, à minuit et demi sur Arte, si tu es pas trop bourré, ils passent un film des plus désopilants, réalisé par Marguerite Duras elle même. Le camion, ça s'appelle. Avec Louis de Funès dans le rôle principal. Calendriers de nanas à poil, pipes sur les aires d'autoroute, chargement de nitroglycérine prête à exploser, je te le conseille vivement. Et demain, c'est encore mieux, ils passent Les dames du bois de Boulogne, de Robert Bresson. C'est un film qui ne parle que de putes. Tu vas pendant une heure et demie bander comme un âne, c'est moi qui te le dis.

J'ai alors vécu deux années très difficiles. Parce qu'il a entrepris de me donner des cours. Décemment, Roland, il m'a expliqué, je ne peux pas te laisser dans un pareil état d'ignorance. Imagine qu'un jour, au lieu d'une de tes pétasses habituelles, tu dragues une intellectuelle. Tu vas quand même pas l'emmener voir Les Charlots font l'Espagne ? Non, ce qu'il te faut, c'est une culture classique un peu plus solide. Il va falloir y consacrer au moins deux heures tous les matins. Comme ça tu auras tout l'après-midi de libre pour travailler, pendant que je dormirai.

Les premiers tests qu'il m'a fait passer, effectivement, n'étaient pas, à son avis, très encourageants. Tu as déjà vu, Roland, La prisonnière du désert ? Non, pas la poissonnière, la prisonnière. C'est un des plus beaux westerns de John Ford. Comment je le sais ? C'est simple. Chaque fois que tu vois des mecs sur des chevaux, avec des chapeaux, des chemises bleues et des grosses bretelles, plus des Indiens pleins de plumes qui se cassent la gueule, tu peux dire que c'est un des plus beaux westerns de John Ford. S'il en fait encore, des westerns, John Ford ? Non. Il a arrêté, ça fait déjà quelques années.

On a bien passé huit mois, rien que sur le cinéma américain. Le western et le film noir n'ont plus eu de secrets pour moi. Certains films, comme La nuit du chasseur, ça nous faisait la semaine. Il me l'a raconté plan par plan, avec les dialogues en prime. J'aurais eu plus vite fait de le regarder. Et après, il m'interrogeait. C'est qui, qui joue la mère de Pearl et John ? Mais non, c'est pas Sharon Stone. Elle était pas née. Shelley Winters. Merde, Roland, tu écoutes rien.

Alors ensuite, pour le cinéma français, il a fallu faire des heures supplémentaires. Moi, ce n'est plus la peine de me parler de Jean Vigo, de Jean Renoir et de Julien Duvivier encore moins, je sais tout. Quant à François Truffaut, c'est simple, on est restés dessus pendant un mois. Avec son mètre soixante deux, disait Michel, il a fait les plus beaux films du monde et il a eu les plus belles femmes du monde. Tu peux certainement pas en dire autant.

Après un an et demi, environ, de formation intensive, il m'a dit bon, maintenant, on va se détendre un peu avec le cinéma italien. Tu connais Antonioni ? Non ? Pasolini ? Non plus ? Bon, ben y'a du boulot. On va commencer par Visconti, c'est le plus facile.

J'ai par chance échappé au cinéma asiatique. J'y comprends rien, il me disait. Ils passent leur temps à se taper dessus en hurlant des choses incompréhensibles. C'est pas du cinéma. Mais c'est lorsqu'il a entrepris de me raconter Ingmar Bergman et Carl Dreyer que j'ai définitivement explosé.

- Michel, je vais te dire une bonne chose, j'en ai plus que plein le cul de ton cinéma de merde.

- Ah bon ? Ben si tu veux, on peut faire une pause d'une semaine.

- Pas de pause. Je veux plus jamais en entendre parler, c'est tout. Ça te ferait plaisir, à toi, si je te faisais des cours de mécanique des fluides ? Ou de composition des aciers ?

- Certainement pas. Mais c'est dommage. J'allais justement aborder le cinéma muet.

- Le cinéma muet, tu me le raconteras en silence et puis voilà.

Dans un autre registre, il me disait souvent, tu vois Roland, moi je suis comme Chief JosephPremier, après déjeuner il me faut une petite sieste. C'est tout à ton honneur, je lui répondais, mais note quand même que lui, il ne déjeunait pas avec deux litres de bière, et que la sieste, lui, il ne la faisait pas jusqu'à des cinq heures du soir et plus.

J'étais parfois amené à le réveiller, parce que ses ronflements m'empêchaient de me concentrer. Michel, il est six heures. Ah Bon Dieu, tu pouvais pas me le dire plus tôt ? Tu sais bien que je déteste conduire de nuit. Et en plus, je vais encore me foutre dans les embouteillages.

Sur le plan professionnel je dois cependant reconnaître qu'il m'a beaucoup appris. Comme lui même il ne faisait strictement rien, il avait tout son temps pour me prodiguer force conseils.

Tu vois Roland, me disait-il, je te trouve parfois un peu trop catégorique. La vérité en fait, c'est qu'on n'est jamais sûr de rien. Tu as déjà entendu parler du principe d'incertitude de Heidelberg ? Non, hein, évidemment ? On n'apprend pas ça, aux Arts et Métiers, ça demande trop d'intelligence. Eh bien moi qui te parle, le principe d'incertitude j'en ai fait ma religion. Pas une seule fois dans ma vie je n'ai écrit quelque chose en disant que c'était certain. Très jeune j'ai pris l'habitude, à chaque fois que j'étais obligé, en commençant mes textes, d'affirmer des choses, même les plus évidentes et anodines, de terminer mes démonstrations en assurant que tous comptes faits ça pourrait bien être le contraire.

Et puis alors quand tu écris, ne sois jamais encourageant et encore moins approbateur. Laisse planer le doute et la suspicion. Le monde est plein d'imbéciles qui s'imaginent tout savoir et qui se croient capables de faire la révolution à eux tous seuls. Ceux-là, il faut autant que possible les décourager, leur faire comprendre que s'ils persistent à vouloir nous emmerder, le ciel pourrait bien leur tomber sur la tête. Tiens, je te donne un exemple au hasard. Les bons à rien d'en face récemment se sont mis à nous chipoter sur des histoires de révision générale auxquelles je n'ai rien compris et dont je me fous éperdument. Alors, tu sais ce que leur ai écrit ? Je cite : si l'on accepte une telle dérogation, la fiabilité de nos matériels et par suite la sécurité des vols, bien que de façon minime et non quantifiable, en seront néanmoins amoindries. Parce que la sécurité des vols, ça c'est une garantie de tranquillité. Y toucher, c'est au minimum la porte, et des fois la taule. Tu vois Roland, moi j'appelle ça la machine à refouler les emmerdeurs. Et celle-là fais-moi confiance, je sais la faire marcher.

Il m'a aussi appris à être moins fougueux. C'est que j'avais encore, moi, l'enthousiasme de ma jeunesse. Il me disait, tu vois Roland, l'autre jour quand on a reçu les militaires, tu étais pas obligé de dire au lieutenant-colonel, Monsieur vous venez encore de dire une énorme connerie. De toute façon, après déjeuner, avec deux whiskys et une bouteille de Bordeaux dans le corps, le mieux c'est de jamais rien dire du tout. En tout cas, je crois bien que le pauvre, il est parti vexé. Même qu'il a fallu que je fonce à la direction lui chercher une cravate, un stylo et un briquet, pour le remettre de bonne humeur. Remarque, je suis quand même content, parce qu'il a refusé le briquet et le stylo. Mais tout ça, c'est pas bon. Le militaire, par principe, doit repartir de chez nous cocu mais content.

Moi par contre, quand je me hasardais à lui poser une question d'ordre technique, même des plus anodines, j'avais toujours l'impression de le déranger. C'était alors ou bien je sais pas, ou bien je sais plus, ou encore fais pas chier, quand il était en train de réfléchir.

Il se confiait, parfois. C'est terrible Roland, ces pertes de mémoire que j'ai. Tiens, hier encore, à la réunion sur les potentiomètres, je méditais sur l'expressionnisme allemand, et pendant dix minutes, j'arrivais plus à trouver le nom du réalisateur du Dernier des hommes. Tout le monde sait que c'est Murnau, et moi je me mélangeais avec Von Sternberg, à cause de l'Ange bleu et qu'il y a Emil Jannings qui joue dans les deux. Tu vois qui c'est, Roland, Emil Jannings, bien sûr ? Un gros ? Non, ce n'est pas lui qui faisait le facteur dans On s'éclate et on boit frais à Saint-Tropez. C'était bien la peine que je me donne du mal à essayer de t'instruire.

Ah, il passait aussi beaucoup de temps au téléphone avec une certaine Mademoiselle Stéphanie Chaudron. C'est la personne qui s'occupait de ses déclarations d'impôts. Il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas. Quoi qu'elle lui dise, il le contestait, et inversement. Mais enfin, merde, il hurlait, puisque je vous dis que c'est légal. Vous avez qu'à lire votre putain de notice, c'est écrit dessus. Salope ! Pétasse ! Il soupirait après avoir raccroché. Tu verras, Roland, qu'elle me fera chier jusqu'à la mort. À force, malgré tout, ça a fini par s'arranger et ils en sont presque devenus amis. Il est arrivé un matin en me disant, putain Roland, la Stéphanie elle est bonne. Ah bon ? Elle t'a fait une exonération ? Non, mais hier j'ai passé une heure avec elle dans les toilettes du Trésor Public, en sortant je tenais plus debout.

Quand il revenait de chez le docteur, il était toujours catastrophé. Tu sais ce qu'il m'a dit ? Vous êtes usé Monsieur Pé, vous êtes usé. Et on vous l'a déjà dit, que les neurones sont solubles dans l'alcool ? Ça fait que si la cirrhose ne vous emporte pas avant, vous finirez en légume. Putain Roland, quels cons ces médecins. Et en plus, quand je lui ai dit que j'avais des vertiges, il m'a répondu, ça c'est l'effet de l'alcool et des médicaments et qu'il fallait que je ralentisse. Je ralentis quoi, Roland, à ton avis ? Et c'est souvent qu'il me disait, moi ça me dérange pas de mourir, mais de préférence en bonne santé. Parce que le principal c'est la santé. Et c'est pourquoi je fume à peine, je bois très peu et je fais énormément de sport.

Cela dit, il prononçait parfois aussi des paroles un peu étranges. Un jour, je m'en souviens, il m'a regardé fixement et il a dit, c'est peut-être ça qu'on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. Ah bon, j'ai fait. Tu es sûr de ce que tu avances ? C'est pas moi, c'est Céline. Et il a ajouté, tu vois, Roland, dix ans et plus que cette putain de citation me bouffe la tête. En tout cas, moi au moins je suis devenu moi-même.

Quand on a appris son trépas, ça a fait l'effet d'une bombe. Et puis vous vous rendez compte, périr étouffé par un noyau de datte dans un café arabe crasseux, quelle triste fin. En tout cas, on a bien fait attention à ne rien dire à Mimine et Bibiche, les pauvres ça les aurait fait pleurer.

C'est le patron du bistrot qui a prévenu le Chief Joseph Quatrième. Je te le passe, il m'a fait, il veut informer Marcel Dassault personnellement. Fais ce que tu pourras. Marcel Dassault est en réunion avec le Ministre de la Défense, j'ai dit, mais ne vous inquiétez pas, je vais lui envoyer un mail de ce pas. Après quoi un individu ave un accent atroce, visiblement ivre mort, m'a tenu la jambe pendant un quart d'heure en me répétant en boucle que Michel, ah ça oui, c'était son pote.

Chacun y est allé de son commentaire. Francis, celui avec les éternels costumes gris à rayures, qui essaie sans succès de mettre au point des potentiomètres depuis 25 ans au moins, a dit que c'était un joueur de tarot très surestimé. Il jouait à l'instinct, il ne comptait même pas les atouts et en plus, il passait son temps à faire des plaisanteries désagréables sur ma façon de jouer. Eh bien moi je suis peut être une buse, mais ma façon de jouer elle est scientifique. Et c'est comme ça que je gagne le championnat sans interruption depuis quinze ans.

Françis quand même pour les obsèques, il a innové. Il est venu en bermuda et en tongs, avec un tee shirt où c'était écrit, I am a Sex Machine. C'est comme ça qu'on a remarqué qu'il avait un tatouage sur le bras gauche qui disait : Arts et Métiers Forever. Il a sorti de sa poche un jeu de tarot usagé, et il l'a jeté sur le cercueil en disant : tiens, double poignée, garde contre et tu vas pouvoir emmener le petit au bout tant que tu voudras.

Maxence, lui, celui qui refuse de partir en retraite, ça lui a flanqué une colère terrible. Non, il a hurlé, j'irai pas à son enterrement, à ce con. Plutôt me faire enculer. Chaque fois que je le voyais ça me donnait une éruption de boutons. Plus nul que lui ça n'existait pas. En trente-cinq ans, on s'est fâchés à vie au moins dix fois. On est restés des fois jusqu'à trois ans sans s'adresser la parole. Au moins dans ces moments-là il fermait sa gueule au lieu de dire des conneries.

Ben Maxence, il est venu quand même. Il a fait la bise à toutes les personnes féminines de l'assistance en leur disant qu'il l'avait bien connu et en leur présentant ses condoléances attristées, et après il s'est approché du cercueil et il a dit à très haute voix, de façon à ce que tout le monde en profite, et en regardant la plaque droit dans les yeux, c'est bien la première fois que je suis content de te voir, espèce de connard. Et alors, je ne suis sûr de rien, c'était peut-être une hallucination due à l'émotion, mais j'ai bien cru entendre une voix sortir du cercueil et répondre : espèce de connard toi-même.

Benoît XVII, c'est un ingénieur , lui, un vrai, qui s'appelle Benoît, un inventeur, même, tellement qu’il est doué, et qui est natif de Brive-la-Gaillarde, en Corrèze, est venu aussi, avec la mitre en carton qu'on lui a offert pour son anniversaire et il a, malgré que Michel était pas trop chrétien, balancé une petite bénédiction pour la route.

Céline a fait le déplacement. Non, pas Céline l'écrivain, lui je sais bien qu'il est mort, en juillet 1961 précisément, et même qu'à l'enterrement il y avait neuf personnes, veuve comprise, plus un rabbin avec le chapeau, les bouts de ficelle et les papillotes, qui s'était seulement trompé d'enterrement. Michel me l'a raconté cinquante fois. Non, Céline c'est un ingénieur avec un e à la fin et elle est très gentille et très douée, digne des Arts et Métiers.

Jean-Robert aussi est venu, à vélo. Il l'a accroché au pare-chocs du corbillard, pour pas qu'on le lui vole. Junior également, on l'appelle comme ça parce qu'il fait un mètre quatre vingt dix et que Monsieur Indiana, l'ancien directeur du bureau d'études, qui lui était de la Creuse, disait toujours, le petit Matin, c'est un très bon élément. Oui, parce que les autres, selon lui, c'étaient tous des cons.

On avait déstocké Monsieur Ponault, pour l'occasion, malgré ses problèmes de santé, en lui demandant quand même, pour une fois, de prendre une douche et de mettre un pantalon propre. Ça vous fera prendre l'air, on lui a dit. C'est bon pour ce que vous avez. On lui a quand même fait prendre avant de partir une triple ration de neuroleptiques, pour qu'il ne s'angoisse pas trop. Malgré ça, à peine arrivé, il s'est mis à s'approcher un peu trop dangereusement du four en disant qu'il cherchait la machine à café. Et pour la première fois depuis cinq ans il a réussi à prononcer ne phrase complète. Bon, il a fait après qu'on lui ait expliqué où il était, alors s'il y a pas de café, je veux bien un diabolo fraise.

Monsieur Serge aussi était là, avec son Paris Turf sous le bras et ses jumelles autour du cou. Monsieur Mongaillard également, spécialiste en organisations auxquelles personne ne comprend rien, et qui disait, quand même, c'est ce qu'on peut appeler pour une fois une cérémonie bien managée. Agnan a dit que s'il n'y avait pas autant de tombes, le Père-Lachaise, ça pourrait faire un magnifique terrain de golf, bien vallonné et en plein centre de Paris de surcroît. 44 hectares, vous vous rendez compte !

Enfin bref, toute l'élite de la division ou presque était présente. Blaise, lui, avait ressorti sa tenue de hippie. Et pour finir, il y avait Charlie notre petit protégé, même qu'on l'a laissé partir de la direction technique, tellement il est doué, et qu'il va maintenant lui aussi aux Séminaires Falcon, à boire comme un trou et à draguer les minettes, et qui ne cessait de nous répéter que Michel, il lui avait tout appris.

Ahmed aussi était là, c'est même lui qui a récupéré les cendres et à présent les meilleurs morceaux sont ici, bien en évidence sur le bureau de Michel. Ça me fait de la compagnie. Tous les soirs quand Ahmed passe vider les corbeilles à papiers, la première chose qu'il dit c'est : Salamalekoum Monsieur Michel. Et je crois entendre l'urne répondre Alekoumsalam, Ahmed. La famille, ça va ? Les cousins, ça va ? Et les moutons, ça va ?

François lui, il nous a dit qu'il aurait fait, à son avis, un très bon Savoyard, catholique et pratiquant. Ce dont personnellement je doute un peu. Parce que souvent Michel me disait, citant Coluche, que si le Christ s'était noyé, c'est pas des crucifix qu'on mettrait dans les églises, mais des aquariums avec des poissons rouges. Et aussi que comparé aux catholiques, Hitler c'était un petit garçon. Mais je ne l'ai pas contredit, François, car il a toujours eu horreur de ça.

À ce propos, Michel une fois m’a raconté qu'il avait eu un vieux copain mécano, dans le Sud, encore plus célinien et bouffeur de curés que lui, qui disait, entre autres, ah putain, le Bardamu, qu'est-ce qu'il leur met, aux youtres. Il s'appelait Bébert, comme le chat de Céline, je crois que Chief Joseph Troisième l'a connu. Ses copains pour le mettre en fureur l'abonnaient tous les ans sans désemparer au Pèlerin magazine. Il disait aussi, la Paulette je l'ai prévenue. Si jamais elle me fait passer par l'église, je sors du cercueil, je casse la tête au curé et je pisse contre l'autel. Il était coléreux, cet homme. Au point qu'un jour il a essayé d'étrangler un électronicien de haut niveau, malheureusement un peu trop porté sur le pastis. Lequel d'ailleurs, un jour qu'il en avait abusé, a trouvé le moyen de mettre la main au cul d'une colonelle d'une base aérienne française. Le pauvre, il a été dispensé de tout déplacement jusqu'à la retraite.

Pour ce genre d'histoires Michel était intarissable. Il me disait, tu sais, Roland, si tu fais des conneries, tu grimpes pas forcément dans l'estime de ta hiérarchie, mais au moins on te fout la paix. C'était un visionnaire, un théoricien de haut niveau en matière de plan de carrière.

Moi je fais des efforts mais je n'atteindrai jamais son expertise. Aux Arts et Métiers on nous apprend bien la picole, mais pas assez le délire.

Mais je m'égare. Revenons-en à la cérémonie. Moi même, donc, j'avais ressorti du placard ma blouse que je portais aux Arts et Métiers et j'y suis allé avec. Je suis sûr que ça lui a fait plaisir. J'ai chanté en son honneur toutes les chansons paillardes de mon répertoire. Chief Joseph Deuxième est même venu à côté de moi, il n'a pas chanté mais pour une fois il ne m'a pas engueulé. Monsieur Roland, il m'a dit quand j'ai eu fini, je vous félicite. C'est bien la première fois en 25 ans que je vous vois vous comporter de manière intelligente.

Vers la fin, on a aperçu Chief Joseph Troisième. On est toujours contents de le voir, lui, parce qu'il était gentil avec les ingénieurs, tandis que Chief Joseph Deuxième, des fois c'était limite.

On s'est tous mis autour de lui et on lui a demandé si ça lui manquait pas trop, la droite de Henry, la logique floue et les généraux byzantins. Ça va, ça va, il a fait, de toute façon je suis abonné à quatorze revues scientifiques de haut niveau et tous les mois je vais faire mes courses chez Dunod. Et il a ajouté, Ah, mes pauvres enfants, quelle perte ! Pour l'aéronautique ? j'ai demandé finement, et ça fait marrer tout le monde.

Ah, Monsieur Roland, je vous reconnais bien là. Toujours le mot pour rire, même dans les circonstances les plus pénibles. Non, l'aéronautique, pas vraiment. Je pensais plutôt à la littérature.

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