lundi 6 juin 2011

Raymond Poulidor est mort

ALAIN P. - CHRONIQUEUR SPORTIF AU MONDE DIPLOMATIQUE - MOUCHE DE BAR

Non, je ne peux pas dire qu'il me manque. Mais il était vraiment particulier. Par exemple il avait, pour son abonnement au câble, négocié un contrat spécial qui, moyennant une hausse modérée, lui permettait de ne pas recevoir les chaînes sportives. Il m'avait raconté qu'un jour, pour s'éprouver les nerfs, il était resté toute une soirée branché sur Eurosport. Le cricket l'avait d'abord plongé dans des abimes de perplexité, puis le match de hockey sur gazon l'avait mis au bord des larmes, et enfin, vers minuit, la compétition d'haltérophilie féminine l'avait achevé. J'ai essayé de leur échanger toute ces merdes contre une chaîne porno, il soupirait, enfin pas celle des pédés, quand même, mais ils ont rien voulu savoir. Le sport c'est gratuit, le porno c'est payant, c'est tout ce qu'ils ont su dire. Alors que ça devrait être le contraire.

Ce qui ne l'empêchait pas d'émettre de temps à autre, le nez plongé dans sa bière, quelques observations très pertinentes sur l'univers du sport. Qu'a fait Kaka aujourd'hui ? Est-ce que Labitte est en forme ? Et Koku, il a fait quoi ? Ça n'en finissait jamais. Et alors, quand il me voyait en train de lire mon journal favori, il se déchaînait en sarcasmes. Les lecteurs de l'Équipe c'est rien que des beaufs et les journalistes encore plus, il ricanait. J'avais beau lui dire Michel, le beauf t'emmerde, il continuait de plus belle. De toute façon, impossible de lire le journal à côté de lui. Même pour fumer c'était limite. Parce qu'il lui fallait deux mètres de longueur de bar pour lui tout seul, sinon il se mettait à éternuer ou à cracher dans la bière des voisins. Jamais dans la sienne.

Ça ne lui plaisait pas, visiblement, mon métier de journaliste sportif. Alors que c'est extrêmement intéressant et même très valorisant. Parce que chez nous, on n'écrit pas n'importe quoi. L'actualité immédiate, on laisse ça à nos confrères de L'Équipe. Nous, on ne fait que les nécrologies. C'est une spécialité dans laquelle, sans me vanter, j'excelle. Et c'est beaucoup de travail, croyez-moi, parce que c'est rare quand il n'en claque pas, des sportifs de haut niveau, au bas mot trois ou quatre par semaine.

Je peux dire que j'ai été le pionnier du genre. Pour Marcel Cerdan, j'étais trop jeune, mais je me rappelle parfaitement mes débuts, avec un magnifique papier sur Tom Simpson, mort le cul sur la selle du vélo, shooté jusqu'à l'os et au sommet de sa carrière. Article qui a tellement plu à ma hiérarchie que je n'ai plus jamais rien écrit d'autre depuis.

Je commence toujours mes articles de la même manière : Le monde du X est en deuil. Y est mort. X, c'est le nom de la discipline, et Y c'est le nom du sportif. On ne s'en lasse jamais. Même qu'un jour que j'avais un peu forcé sur la Carlsberg, je me suis dit, tiens, pour une fois, on va rire, et j'ai écrit : Le monde de la belote de comptoir est en deuil. Raymond Poulidor est mort. Personne n'a rien remarqué d'anormal. Sauf l'intéressé, qui a exigé et obtenu un droit de réponse, comme quoi il ne jouait pas à la belote de comptoir et qu'il n'était pas encore mort. Et quant à moi, le rédacteur en chef m'a fermement conseillé l'eau minérale pendant les heures de travail.

Alors il va de soi que toutes les vannes à deux balles qu'on peut entendre dans un bistrot, j'y ai eu droit plus souvent qu'à mon tour. Alain, la pacification faut pas s'y fier. Alain, les Ivoiriens y voient rien. Alain, est-ce que tu as vu les deux Anglaises et l'incontinent ? C'est un film à se pisser dessus. Pasolini et Mussolini, quels Salo ! Laisse-moi un peu d'espoir, William. Un Cointreau, mais point trop de Cointreau. Thérèse qui rit quand on la saute, Hercule qui rit quand on l'enfile, et Monique, deux qui la tiennent, trois qui l'embrassent.

Ca devenait parfois le soir limite vulgaire.Alain, est-ce que tu peux me la tenir pendant que je vais pisser ? Moi j'y arrive plus tellement qu'elle est lourde. Alain, tu connais le proverbe ? Fellation du matin, repos du vagin, sodomie du soir, repos de la mâchoire. Alain, tu as vu le CAC 40 ? Moi je l'ai même pas vu sortir.

Les incendies circoncis et les pertes en conjonctures et les érections de l’Etna c'est simple, c'était tous les jours. Il était inépuisable. Infernal, c'est le mot. Alain, regarde, je vais soulever le tabouret sans les mains. Alain, je t'ai déjà dit que j'ai fait Centrale à Poissy ? Alain, tu connais la différence entre Saint Sébastien et les mots ? Aucune, ils sont tous les deux fléchés. Et Sodomie et Logorrhée, avec la femme du Lot et Garonne transformée en salière ?

Je suis sans me vanter une nature paisible, mais je dois avouer que plus d'une fois j'ai eu des envies de meurtre. D'autant que nous sommes tout de même généralement plusieurs, au bar, mais alors les autres, eux, jamais il ne les emmerdait.

Je me suis longtemps demandé les raisons d'un tel acharnement à mon encontre. Jusqu'à ce qu'un soir, de lui-même, il me les avoue. C'est qu'il avait développé très tôt une allergie viscérale, un véritable trauma, à l'encontre du célèbre journal auquel j'ai l'honneur de collaborer. Il avait en effet dans sa jeunesse vécu plusieurs années avec une de nos abonnées fidèles, une intellectuelle de très haut niveau qui sévissait par ailleurs dans l'Éducation nationale. Je suis un homme tolérant, m'expliquait-il, je veux bien admettre que l'on lise Le Monde, mais putain de merde, pas quand on a 35 ans, entre neuf et onze heures du soir. Alors forcément, je finissais par m'endormir, avec la bite sous le bras, mais mes souffrances n'étaient même pas finies, vu qu'en plus, vers minuit, elle me réveillait pour me faire un résumé de ce qu'elle venait de lire. Et pour finir, j'arrêtais pas de me faire engueuler parce que je lisais Libération et Lutte ouvrière.

Dans d'autres registres, il empruntait parfois à François Truffaut, avec par exemple le manuscrit trouvé par un sale gosse, ou la call-girl bien excitée au lieu de la collation bien méritée. Il avait comme amis, parmi tant d'autres, Gérard Mansoif, Pascal Obistro, le maréchal des logis Julien Leclerc, ainsi bien sûr que Marcel de Guérande. Avec les Monsieur et Madame ont un fils, il vous tenait deux heures, même si c'était parfois obscur. Monsieur et Madame Destouches ont un fils. Comment il s'appelle ? Céline. Mademoiselle Guillou a une mère. Comment elle s'appelle ? Céline.

Il citait souvent Madame Hugo, disant à son mari qui travaillait tard la nuit : T'as tort, Totor, tu t'uses et tu te tues.

Et t’as mis dans le mille, Émile, disait Dreyfus à Émile Zola, qui lui répondait : C’est à vous dégoûter des innocents.

Il savait aussi être des plus délicats. Alain, tu sais pourquoi les pipes c'est mieux avec les nanas qui ont la tête plate ? C'est parce que c'est plus pratique pour poser les canettes de bière.

Il lui arrivait de chanter des chansons. Ah aimons-nous sous les pa les papa les papa, les palétuviers roses. Elle avait du poil aux pattes, Félicie aussi. Quand les andouilles voleront, tu seras chef d'escadrille, quand elles porteront des éperons, tu seras chef d'escadron. Il faisait également très bien Luis Mariano, dans La bielle de Cadix a l'essieu de velours.

Et les charades, il va sans dire.

Mon premier est un truc qu'on met sur les lampes de chevet. Mon deuxième est un département de l'Est de la France. Mon troisième est un vêtement que portaient les Romains. Mon tout est ce que dit un Arabe quand il croise une jeune fille.

Abat-jour. Meurthe et Moselle. Tunique.

Cela dit, il nous arrivait quand même parfois d'avoir des conversations un peu plus sérieuses. Par exemple, il adorait parler de l'Europe. Il avait sur le sujet des idées très précises.

- Moi tu vois, Alain, je suis totalement pro-européen. Mais pas avec n'importe qui. Je suis pour l'Europe des pays où on mange bien.

- Ça doit en exclure un certain nombre ?

- Oui. L'Angleterre, naturellement. Et toute l'Europe de l'Est, ça va de soi, sauf peut-être la Pologne. Les filles ont des culs d'enfer, des minijupes ras la touffe et des seins comme même à Paris on n'en voit pas. Ça console un peu. Mais alors par contre les chleuhs, pas question.

- Il y a des gens, de nos jours, qui les appellent les Allemands.

- Pas moi. Ma grand-mère disait les boches, mon père les fridolins, mon oncle les doryphores, et moi je dis les chleuhs. Tu veux que je te raconte une anecdote ?

- Je suis impatient de l'entendre.

- Un jour, ça fait quelques années, j'ai déjeuné à Berlin-Est. Déjà, passer Check Point Charlie, c'est pas très agréable, avec le canon de la mitraillette sur la tempe et les chiens qui sont prêts à te bouffer les couilles pendant qu'ils te vérifient le passeport. Mais le pire était encore à venir.

- Tu sais, Michel, je crois que ça a un peu changé, l'Allemagne de l'Est.

- Ça m'étonnerait. Toujours est-il que leur chou, il était pas aigre, il était pourri. Au point qu'une heure plus tard, j'ai tout vomi sur la statue de Karl Marx, sur la Alexander Platz. Et que comme j'avais un peu forcé sur la bière, j'ai aussi pissé dessus.

- Tu as pas eu d'ennuis, j'espère ?

- À peine. Six mois de travaux forcés, à construire une autoroute. Va expliquer ça à ton directeur, quand tu sors. Et estimez-vous heureux, m'a dit mon avocat commis d'office. Vous auriez dégueulé sur Lénine, vous preniez perpète.

C'était aussi un spécialiste de l'Amérique. Ils sont terribles, il m'expliquait. Ils te donnent leur carte de visite avant de te dire bonjour. Dans la vie, ils savent dire deux phrases : Pleased to meet you et Nice talking to you, deux minutes après, même si tu leur as pas dit un mot. Mais c'est surtout au restaurant qu'il faut être prudent. Quand tu lis que tel truc, c'est la recette favorite du chef, qu'il va lui-même ramasser les champignons dans la forêt, pêcher les fruits de mer avec le masque et le tuba, et que la sauce est son invention personnelle et qu'il l'a faite breveter, tu peux être sûr que c'est du surgelé avarié et que tu vas être malade toute la nuit. Par contre, si tu as le malheur de te promener dans la rue avec une canette de bière qui est pas dans un sac en carton, le résultat est garanti : fouille au corps, doigt dans le cul, menottes, un mois d'hôpital, et la taule pour une durée indéterminée.

Je dois admettre qu'à son contact j'ai beaucoup appris sur le sens de la vie. Et puis voilà, un soir, l'accident stupide. Emplâtré dans un pilier en écoutant Les grosses têtes dans sa voiture. Même que le médecin légiste a eu beaucoup de mal à lui décoincer la mâchoire pour lui donner un air sérieux. Philippe Bouvard, à l'instant de l'accident, venait juste de déclarer : Question de Madame Bellepaire, de Loches.

Vous me demandez si je suis allé aux obsèques ? Ah mais vous voulez rire ? Je n'aurais manqué ça pour rien au monde. J'y serais même retourné plusieurs fois, si c'avait été possible. Du reste, vous le pensez bien, tout le Cercle était là. Après concertation, nous avions même décidé d'y aller costumés, pour que ça fasse plus gai. Marie-Cécile, habillée en bigoudaine, avec la coiffe et le tablier, avait apporté ses mots fléchés et se faisait aider par ses voisines. Trépassé, en quatre lettres, ça commence par un m et ça finit par un t, je ne vois pas du tout. Ah oui, muet, c'est ça, merci Madame. Philippe le pédé était en mini jupe, Michèle la gouine en tenue de CRS, prêtée par son oncle, avec casque, bouclier et matraque. Le supporter du PSG avait mis sa tenue de footballeur, short, chaussettes et chaussures à crampons. L'importateur de bananes avait arrimé sur son dos sa bonbonne de kir personnelle et portait une vareuse et une casquette d'amiral. Bref, le recueillement était à son comble.

Sans oublier Fabien, qui exceptionnellement avait revêtu sa tenue de gardien de la paix. Quand il a vu le corbillard, ni une ni deux il est allé chercher le chauffeur, il lui a fait montrer les documents afférents au véhicule et il l'a fait souffler dans le ballon. Après quoi il lui a dit, bien, je récapitule : Défaut de contrôle technique, 110 euros. Défaut d'assurance, pareil. Conduite sous l'empire d'un état alcoolique, ça c'est retrait de permis et garde à vue jusqu'à demain soir. Et la prime, c'est 135 euros pour stationnement gênant, enlèvement du véhicule, et direction la fourrière de Pantin, qui vous débarrassera de l'autoradio et du GPS. Cadeau de la maison. Ah vous pouvez dire que c'est votre jour de chance. Et c'est bien parce que je suis de bonne humeur.

Michel a eu la délicatesse de nous jouer du Mahler. On se serait cru dans la mort à Denise, comme il disait. Mahler, me précisait-il souvent, a eu beaucoup de malheur. Oui, Michel, je sais. Et Mozart était bizarre. Beethoven n'avait pas de veine et la masturbation l'avait rendu sourd. Wagner piquait des crises de nerfs. Bach avait raté son bac. Et Haendel, qui quand on lui disait mais non, répondait mais si. Et Rossini qui tournait le dos. Michel, tu me les a toutes sorties cinquante fois au moins. Ça te dérange, vraiment, que je lise mon journal ?

Oui, sept ans de Mahler, soit, mais ce n'était pas une raison pour nous en faire profiter.

1 commentaire:

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